Du capitalisme familial au capitalisme financier ?

p. 208-219

Plan

Notes de l’auteur

Thèse soutenue à l’Université de Lausanne (Suisse), le 21 mai 2012.
Jury : Felix Bühlmann (Lausanne), Jean-Claude Daumas (Université de Franche-Comté), Thomas David (Lausanne, Directeur de thèse, co-tutelle), Claire Lemercier (CNRS), Hervé Joly (CNRS, Directeur de thèse, co-tutelle), André Mach (Lausanne), Laurent Tissot (Neuchâtel)

Texte

Dans quelle mesure les grandes entreprises suisses ont-elles été capables de résister à l’avènement des révolutions managériale et financière qui sont censées avoir succédé au capitalisme familial ? C’est la question centrale autour de laquelle s’articule cette recherche, dont l’objectif principal consiste à mettre en évidence la persistance du capitalisme familial en Suisse au cours du XXe siècle. Longtemps associé à un mode de gouvernance historiquement dépassé ou à une forme de retard économique, le capitalisme familial fait à partir des années 19901 l’objet d’un fort regain d’intérêt, aussi bien au sein du champ académique – en particulier en histoire économique – qu’en dehors de celui-ci. De nombreux auteurs ont ainsi récemment montré que le capitalisme familial, historiquement lié à la première révolution industrielle, a su, en partie tout du moins, « survivre » aux phases de capitalismes managérial et financier qui lui ont succédé2. Si le constat s’applique également au cas de la Suisse, le sujet reste cependant peu étudié pour ce pays à l’heure actuelle : cette recherche a ainsi pour but de combler cette lacune. Pour ce faire, nous nous intéressons aux grandes entreprises du secteur des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie (ci-après MEM) qui représente la principale branche de l’industrie suisse pour la période retenue dans notre étude.

Cette recherche s’inscrit dans une démarche pluridisciplinaire, qui relève à la fois de l’histoire de l’entreprise et de la sociologie des dirigeants, et fait appel à différentes méthodes telles que l’analyse de réseau et l’analyse prosopographique. Elle s’articule plus précisément autour de trois axes de recherche principaux : le premier vise à mettre en évidence l’évolution des modes de gouvernance et des positions des familles dans les grandes entreprises MEM, le second investit la question de la coordination patronale et le troisième s’intéresse au profil socio-historique des élites à la tête des firmes retenues. Cette contribution revient, pour commencer, sur le cadre théorique général dans lequel s’insère ce travail de thèse. Elle présente dans un deuxième temps les sources et les méthodes utilisées. Les parties suivantes résument les résultats des trois axes de recherche, avant de conclure.

Capitalismes familial, managérial et financier

On distingue généralement trois modes successifs de gouvernance de l’entreprise, liés à trois formes de capitalisme : le capitalisme familial, managérial et financier3. Le capitalisme familial recouvre, historiquement, le premier de ces modes. Il est généralement associé à la première révolution industrielle, pendant laquelle les entreprises naissantes sont possédées et dirigées par des familles. De nombreux auteurs, en particulier nord-américains, ont perçu dans la deuxième révolution industrielle l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme, dominée par les managers, figures distinctes des propriétaires4. En effet, pour les tenants de la « révolution managériale », la dispersion de l’actionnariat, provoquée par la taille et la complexité croissantes de la firme, engendre, premièrement, une séparation des fonctions entre propriété et contrôle au sein de l’entreprise et, deuxièmement, la perte de pouvoir des actionnaires historiques au profit des managers. Enfin, les années 1970 et 1980 auraient vu naître un capitalisme actionnarial, ou financier, dominé par les investisseurs institutionnels et caractérisé par un mode de gouvernance dont l’objectif prioritaire consisterait à satisfaire les intérêts des actionnaires5.

Cependant, de nombreux auteurs ont mis en évidence la forte persistance jusqu’à nos jours du capitalisme familial dans les pays dits développés, y compris en ce qui concerne les grandes firmes et les sociétés cotées en bourse6. Bien que l’entreprise familiale occupe également une place centrale dans l’économie de la Suisse jusqu’au début du XXIe siècle, le sujet reste relativement peu étudié pour ce pays, en particulier pour la période récente. On dispose, d’une part, de plusieurs monographies d’historiens portant sur une firme familiale ou une dynastie d’entrepreneurs7. Plusieurs auteurs ont souligné, d’autre part, le poids des familles dans le capitalisme suisse, en dénonçant la forte concentration de la propriété aux mains des grandes familles8. Plus récemment, certaines contributions ont mis en évidence, enfin, la persistance du capitalisme familial en Suisse à la fin du XXe siècle9. Selon ces recherches, le taux d’entreprises familiales parmi l’ensemble des firmes helvétiques – 88,4 % – serait particulièrement élevé en comparaison d’autres pays10.

Méthodes et démarche

Cette thèse s’insère dans un projet de recherche plus large intitulé « Les élites suisses au XXe siècle : un processus de différenciation inachevé ? »11, dans lequel a été mise sur pied une importante base de données prosopographique12 recensant, entre autres, les membres des conseils d’administration et les principaux dirigeants exécutifs des 110 plus grandes entreprises helvétiques pour cinq dates-repères couvrant le siècle : 1910, 1937, 1957, 1980 et 2000. À partir de cette base de données, notre recherche se concentre plus spécifiquement sur un groupe de vingt-deux grandes entreprises appartenant au secteur MEM13, et dont les membres des conseils d’administration et les principaux directeurs exécutifs – 626 personnes en tout – ont été identifiés pour les mêmes dates-repères. Ces firmes ont été sélectionnées selon les deux principaux critères suivants : elles devaient apparaître dans la base de données susmentionnée sur au moins une des dates en question, et perdurer sur l’ensemble de la période appréhendée14. Précisons que les entreprises retenues ne sont ainsi pas forcément a priori des entreprises familiales.

Le premier axe de recherche vise à mettre en évidence l’évolution de la gouvernance d’entreprise au sein de nos vingt-deux firmes et, plus précisément, la persistance des familles dans le contrôle et la direction de ces entreprises au cours du siècle. Pour ce faire, nous adoptons, à l’instar d’autres auteurs, une définition élargie du capitalisme familial qui opère une distinction entre le contrôle familial d’une part – la famille détient suffisamment de sièges au conseil d’administration, ou de droits de vote, pour influencer la direction exécutive de la firme – et la direction familiale d’autre part – la famille est à la tête de la direction exécutive de la firme15. Le deuxième axe de recherche s’intéresse à la manière dont ces firmes et leurs dirigeants interagissent entre eux. En effet, pendant la majeure partie du siècle, la Suisse appartient clairement aux économies de marché dites coordonnées, caractérisées par des mécanismes de coopération hors marché entre acteurs économiques et politiques16. Nous analysons alors deux canaux majeurs de la coordination patronale17 : les liens d’interconnexion (interlocks) entre les conseils d’administration, formés par les membres communs entre les entreprises et les liens entre les firmes et les principales associations patronales. Enfin, notre troisième axe de recherche aborde la question de la gouvernance d’entreprise et du capitalisme familial sous l’angle des dirigeants, par le biais d’une analyse prosopographique.

Sources

Ce travail de thèse s’appuie sur de multiples sources, qui se répartissent en différentes catégories : archives, sources imprimées, articles de presse et littérature secondaire, auxquelles vient s’ajouter la base de données sur les élites suisses susmentionnée. La première étape de la récolte des données a consisté à recenser les membres de nos vingt-deux entreprises MEM pour les années où ces firmes ne figuraient pas dans la base de données élites suisses. Nous avons consulté dans ce cadre les archives économiques de Bâle (Schweizerisches Wirtschaftsarchiv, ci-après SWA), qui disposent d’un important fond sur les entreprises suisses (Firmendokumentation) contenant divers documents publiés par les sociétés (rapports annuels, statuts, prospectus techniques, livres anniversaires…), ainsi que différentes sources imprimées, en particulier pour la période historique l’Annuaire suisse du registre du commerce (Schweizerisches Ragionenbuch) et le Schweizerisches Finanzjahrbuch, et pour la période récente le Guide des actions suisses ainsi que la revue Top […]. Les plus grandes entreprises de Suisse, publiée à partir de 1995 par le PME Magazine et le HandelsZeitung, dont une section est consacrée spécifiquement aux grandes entreprises familiales.

Nous avons également eu recours à différentes sortes de sources en ce qui concerne la récolte de données biographiques. Pour identifier les liens familiaux, nous nous sommes essentiellement basés sur les Almanachs généalogiques suisses (Schweizerisches Geschlechterbuch), composés de douze volumes publiés entre 1905 et 1965, et sur les Almanachs des familles suisses (Schweizerisches Familienbuch), constitués de quatre volumes publiés entre 1945 et 196318. Nous avons également consulté de nombreuses sources contenant des informations biographiques générales sur les élites suisses, comme le Dictionnaire historique de la Suisse (ci-après DHS), le Biographisches Lexikon verstorbener Schweizer, le Schweizer Biographisches Archiv et le fond biographique des SWA (Personendokumentation). Enfin, les différentes données ont été complétées à l’aide de la littérature secondaire, essentiellement des monographies portant sur une entreprise ou une famille d’entrepreneurs.

Cette recherche se base ainsi essentiellement sur des sources publiées, cette démarche étant nécessaire au vu de l’ampleur du corpus et de la période couverte. Afin d’apporter une dimension plus qualitative à notre travail, des éclairages approfondis, sur la base de recherches en archives, ont cependant été effectués pour deux entreprises, BBC/ABB19 et Georg Fischer20, qui disposent d’un fonds très riche et ouvert au public. Nous avons essentiellement examiné, dans ce cadre, les procès-verbaux des séances du conseil d’administration, des assemblées générales des actionnaires et de la direction.

Persistance et déclin du capitalisme familial

Nos résultats mettent en évidence la forte persistance du capitalisme familial dans le secteur MEM pendant la majeure partie du XXe siècle. Cette persistance est due, premièrement, à la résilience des familles fondatrices : dans neuf entreprises21 parmi les vingt-deux retenues dans le cadre de cette recherche, les familles ont réussi à se maintenir à la tête de leur affaire durant tout le siècle, ou presque. Dans certains cas, on assiste à la formation de véritables dynasties d’entrepreneurs, comme chez les Bucher et les von Moos, où la firme reste aux mains de la famille fondatrice pendant six générations. Mais la persistance du capitalisme familial s’explique également, deuxièmement, par un processus de renouvellement des familles : dans huit entreprises, les familles s’implantent en effet plus ou moins durablement dans la firme après sa fondation22, que celle-ci soit familiale ou non à l’origine23.

Ainsi, durant la majeure partie du siècle, les familles dominent clairement la gouvernance des principales entreprises MEM, ce qui nous permet d’invalider l’hypothèse d’une révolution managériale : au début des années 1980, quatorze firmes sont encore contrôlées, et souvent également dirigées, par une famille. Ces familles ont mis en place différentes stratégies qui leur ont permis de maintenir leur position dans l’entreprise tout en s’ouvrant progressivement et partiellement à l’influence extérieure. Ainsi, l’émission de différentes catégories d’actions24 et les restrictions de transfert sur les actions nominatives leur ont permis de conserver le contrôle de la firme en ouvrant l’accès au capital afin d’assurer la croissance de leur affaire. Nos résultats montrent que les familles restent également souvent présentes au niveau de la direction exécutive, en particulier par le biais de la fonction d’administrateur délégué, même lorsque la fonction de directeur général est confiée à une personne extérieure à la famille. Le cadre législatif peu contraignant en matière de gouvernance d’entreprise contribue à expliquer la marge de manœuvre laissée aux propriétaires historiques et, partant, aux familles possédantes, pour s’organiser25. Deux éléments, sur lesquels nous reviendront ultérieurement dans le cadre de l’analyse prosopographique, méritent encore d’être soulignés pour expliquer la persistance des familles – fondatrices ou nouvelles – dans l’entreprise. Le premier concerne les stratégies de transmission, qui ne se limitent pas à un schéma patrilinéaire, mais peuvent passer par les gendres lorsque la présence de descendants masculins susceptibles d’assurer la relève fait défaut. Deuxième élément : le haut niveau de formation des héritiers, contrairement à ce qu’avançaient les tenants de la révolution managériale, selon lesquels les managers professionnels disposeraient de compétences techniques faisant défaut aux dirigeants familiaux26.

Si on observe une forte persistance du capitalisme familial au sein du secteur MEM durant la majeure partie du siècle, le nombre d’entreprises contrôlées ou dirigées par une famille diminue néanmoins globalement durant la période observée. Différents facteurs sont à l’origine de cette évolution. Avant les années 1980, la dispersion du capital est bel et bien à l’origine de la perte du contrôle de la famille dans de rares cas de figure (BBC et, probablement, AIAG). Dans d’autres cas, le facteur explicatif réside plutôt dans l’absence de descendants susceptibles de prendre la relève (Hasler, Rieter et Saurer). Mais les principales causes à l’origine de la perte de contrôle des familles sont surtout liées à la crise que connaît le secteur MEM à partir des années 1970, crise renforcée par l’avènement du capitalisme financier et l’affirmation de la valeur actionnariale comme principe de gestion, qui arrive à s’imposer notamment grâce au poids croissant des investisseurs institutionnels dans l’actionnariat des entreprises, et qui se concrétise par une réorientation des stratégies des firmes en faveur d’une meilleure prise en compte des intérêts des actionnaires minoritaires27. La persistance, à la fin du siècle, de neuf firmes dans notre corpus encore contrôlées, et parfois dirigées, par des familles montre cependant que ces tendances doivent être relativisées et que, dans plusieurs cas de figure, ces familles ont été en mesure de s’adapter et de maintenir des instruments de régulation du marché qui leur ont permis de conserver le contrôle de leur société. Ce constat nous amène ainsi à nuancer l’avènement d’un capitalisme dit financier dans le secteur MEM à la fin du siècle.

Coordination patronale

Le deuxième axe de recherche de cette thèse avait pour but de mettre en évidence le lien entre capitalisme familial et capitalisme coordonné, et l’évolution de ce lien. Nos résultats montrent une forte densification, jusqu’aux années 1980, des interlocks formant le réseau interfirmes. Cette densification ne repose pas seulement sur les banques, comme l’ont mis en évidence les analyses portant sur le réseau des grandes entreprises suisses jusqu’à présent28, mais également sur les entreprises familiales et les dirigeants familiaux. Il faut souligner en outre que les banques et les entreprises familiales sont fortement interconnectées par des liens réciproques : si les banquiers siègent dans les entreprises familiales, les dirigeants familiaux siègent également dans les banques, ce qui nous permet de relativiser l’hypothèse d’un contrôle formel exercé par une catégorie d’acteurs au détriment de l’autre. Enfin, la consolidation du réseau est marquée par le développement important de liens intrasectoriels, c’est-à-dire entre les entreprises MEM, qui illustre la mise en place de mécanismes de coordination entre des firmes actives dans des secteurs d’activités similaires. Ce type de coordination informelle entre les élites industrielles est renforcé par la forte présence des dirigeants MEM au sein des organisations patronales, aussi bien au niveau sectoriel29 qu’au niveau des associations faîtières : par exemple, en 1957, seize firmes parmi les vingt-deux de notre corpus ont au moins un de leurs membres présent au comité directeur de l’ASM ou du VSM. Les élites MEM mettent ainsi en place un certain nombre de mesures afin de défendre leurs intérêts sur le principe de l’autorégulation, c’est-à-dire en l’absence de l’intervention de l’État, comme la convention de la paix du travail de 1937.

On constate cependant à nouveau une rupture importante durant les deux dernières décennies du siècle, marquées par un affaiblissement des anciens mécanismes de coordination entre les élites économiques helvétiques. On observe en effet un très net déclin des interlocks, qui s’explique à la fois par le retrait du secteur bancaire par rapport au secteur industriel et par l’érosion conséquente des liens entre les entreprises industrielles elles-mêmes. On constate en outre une diminution conséquente des liens entre les firmes et les associations patronales. La concurrence accrue des pays en voie de développement et du Japon, l’appréciation du franc suisse qui pénalise les exportations et l’affirmation de la valeur actionnariale comme principe de gestion contribuent à la mise en place d’un système désormais plus concurrentiel. L’internationalisation croissante des firmes et des dirigeants participe également à l’affaiblissement de la cohésion nationale des élites suisses. La persistance de liens interfirmes au niveau sectoriel nous incite cependant à nuancer ce constat, et montre le maintien partiel de mécanismes de coordination entre les élites MEM.

Le profil des élites entre persistances et changements

Enfin, nos résultats montrent qu’à certains égards, le profil des élites MEM est marqué par la persistance de certaines caractéristiques au cours du siècle, qui se traduit par une domination masculine, une permanence de l’importance du grade militaire, un âge globalement élevé et une prédominance de la haute et moyenne bourgeoisie au niveau de l’origine sociale. Précisons à cet égard que si les femmes sont clairement écartées des positions de pouvoir au sein du monde des grandes entreprises, elles jouent néanmoins un rôle invisible – mais non moins crucial – dans la transmission de ces positions au sein de la famille, notamment en tant qu’épouses. Cas non isolé, l’entreprise Bucher illustre bien ce fait : Jean Bucher-Guyer (1875-1961), représentant de la quatrième génération depuis le fondateur, n’a eu « que » des filles et transmet alors la direction de la firme à l’un de ses gendres, Walter Hauser (1904-1967)30. L’analyse prosopographique montre encore que les dirigeants familiaux ne se distinguent pas par un profil différent des autres managers : les premiers disposent en particulier d’un niveau de formation aussi élevé que les seconds, ce qui montre que les familles accordent une grande importance à la formation de la relève.

A côté de ces caractéristiques structurelles, on observe toutefois à la fin du siècle deux ruptures marquantes engendrées par le processus de globalisation économique. La première consiste en une augmentation conséquente du nombre d’étrangers au sein des entreprises MEM, qui représentent en 2000 plus de 22 % des administrateurs, contre moins de 2 % en 1980. Cette évolution a contribué, comme évoqué précédemment, à affaiblir la cohésion nationale des élites MEM. La deuxième rupture a trait à la formation et, plus précisément, à l’augmentation importante du nombre de dirigeants ayant effectué des études en sciences économiques (économie politique ou gestion d’entreprise) : en particulier, une part croissante des élites MEM à la fin du siècle a effectué une formation postgrade en gestion de l’entreprise typiquement anglo-saxonne, comme un master in business administration (MBA). Ce changement contribue à expliquer qu’une part de plus en plus importante des dirigeants MEM se soit ouverte à une approche plus anglo-saxonne du management, et en particulier à la théorie de la valeur actionnariale.

Conclusion

Deux conclusions générales peuvent être formulées à partir de notre questionnement de départ. Premièrement, nos résultats nous permettent clairement d’invalider l’hypothèse d’une révolution managériale. Trois éléments en particulier nous permettent de mieux comprendre la forte persistance du capitalisme familial durant la majeure partie du XXe siècle : le haut niveau de formation des héritiers, l’importance des alliances matrimoniales dans la transmission des fonctions de pouvoir et le cadre réglementaire peu contraignant en matière de gouvernance d’entreprise.

Si on observe bel et bien une transition, à la fin du siècle, vers une forme de capitalisme dit financier ou actionnarial et l’affaiblissement des anciens mécanismes de coordination au profit de pratiques plus concurrentielles, le maintien des familles dans le contrôle et, parfois, la direction de certaines entreprises de notre corpus nous amène, deuxièmement, à nuancer ces changements et à affirmer que le capitalisme familial reste également une forme de gouvernance importante.

Au-delà des conclusions esquissées ci-dessus, cette thèse ouvre plusieurs pistes de recherche ultérieures. Il conviendrait, en particulier, d’étendre l’analyse à d’autres secteurs de l’industrie suisse, afin de voir dans quelle mesure nos résultats peuvent être généralisés.

Notes

1 Voir notamment le numéro 4 du volume 35 de la revue Business History paru en 1993, intitulé Family Capitalism ; Mary B. Rose (ed.), Family Business, Aldershot, Brookfield, Edward Elgar, 1995. Retour au texte

2 On mentionnera, entre autres, Andrea Colli, The History of Family Business 1850-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Jean-Claude Daumas (dir.), Le capitalisme familial : logiques et trajectoires [Actes de la journée d’études de Besançon du 17 janvier 2002], Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2003 ; Andrea Colli et Mary B. Rose, « Family Business », dans Geoffrey Jones et Jonathan Zeitlin (dir.), The Oxford Handbook of Business History, Oxford, University Press, 2008 ; Christina Lubinski, Familienunternehmen in Westdeutschland. Corporate Governance und Gesellschafterkultur seit den 1960er Jahren, München, C.H. Beck Verlag, 2010. Retour au texte

3 Pour une synthèse, voir Laurent Batsch, Le capitalisme financier, Paris, La Découverte, 2002. Retour au texte

4 Adolf A. Berle et Gardiner C. Means, The Modern Corporation and Private Property, New York, Macmillan, 1932 ; James Burnham, The managerial revolution or What is happening in the world, London, Putnam, 1942 ; Alfred D. Chandler, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1977. Retour au texte

5 Michael Useem, Investor capitalism, New York, Basic books, 1996 ; William Lazonick et Mary O’Sullivan, « Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance », Economy and Society, 2000, vol. 29, n° 1, p. 13-35 ; Neil Fligstein et Taekjin Shin, « Shareholder Value and the Transformation of the U.S. Economy, 1984-2000 », Sociological Forum 2007, vol. 22, n° 4, p. 399-424. Retour au texte

6 Rafael La Porta, Florencio Lopez-de-Silanes et Andrei Shleifer, « Corporate Ownership around the World », The Journal of Finance, 1999, vol. 54, n° 2, p. 471-517 ; A. Colli, op.cit ; J.-C. Daumas, op.cit ; Harold James, Family capitalism. Wendels, Haniels, Falcks and the Continental European Model, Cambridge, London, Harvard University Press, 2006 ; A. Colli et M. B. Rose, op.cit.. Retour au texte

7 On mentionnera en particulier, pour le secteur MEM, Laurent Tissot, E. Paillard & Cie, SA. Une entreprise vaudoise de petite mécanique 1920-1945. Entreprise familiale, diversification industrielle et innovation technologique, Cousset, Delval, 1987 ; Margrit Müller, « Good luck or good management? Multigenerational family control in two Swiss enterprises since the 19th century », Entreprises et histoire, 1996, n° 12, p. 19-47. Retour au texte

8 Voir notamment Fritz Giovanoli, Libre Suisse, Voici tes maîtres. [Brochure du Parti Socialiste], Zurich, Ed. Jean Christophe, 1938 ; Pollux, Trusts in der Schweiz. Die schweizerische Politik im Schlepptau der Hochfinanz, Zürich, Verein für wirtschaftliche Studien, 1945 ; Carl M. Holliger, Die Reichen und die Superreichen in der Schweiz, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1974 ; François Höpflinger, L’empire suisse, Genève, Grounauer, 1978. Retour au texte

9 Urs Frey, Frank Halter et Thomas Zellweger, Bedeutung und Struktur von Familienunternehmen in der Schweiz, St. Gallen, Schweizerisches Institut für Klein- und Mittelunternehmen an der Universität St. Gallen (KMU-HSG), 2004 ; Ernst & Young, Les entreprises familiales suisses et la bourse, Zurich, Ernst & Young 2005 ; Margrit Müller, « Family firms in Switzerland: Continuity and change in the context of globalization. » Papier présenté à la 13e conférence annuelle de l’EBHA les 11-13 juin 2009, Milan, 25 p. Retour au texte

10 Ernst & Young, op. cit., p. 4. Retour au texte

11 Le projet peut être consulté sur le site suivant : http://www.unil.ch/iepi/page54315.html. Retour au texte

12 Cette base est également consultable sur internet : http://www2.unil.ch/elitessuisses. Retour au texte

13 AIAG/Alusuisse, BBC/ABB, Bobst, Bucher, Cortaillod, Cossonay, Dätwyler, Georg Fischer, Hasler/Ascom, Landis & Gyr, Metallwaren Zug, MF Bühler, Oerlikon-Bührle/Unaxis, Rieter, Saurer, Schindler, SIG, SIP, Sulzer, Von Moos, Von Roll et Zellweger Uster/Luwa. Retour au texte

14 Quatre sociétés disparues dans les années 1990 ont néanmoins été conservées, étant donné qu’elles disparaissent très tardivement : Cortaillod, Cossonay, Landis & Gyr et Von Moos. Retour au texte

15 Mark Casson, Enterprise and Leadership. Studies on Firms, Markets and Networks, Cheltenham, Edward Elgar, 2000 ; A. Colli, op. cit.. Retour au texte

16 Peter A. Hall et David Soskice, Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press, 2001. Retour au texte

17 Ibid. ; Paul Windolf et Michael Nollert, « Institutionen, Interessen, Netzwerke : Unternehmensverflechtung im internationalen Vergleich », Politische Vierteljahresschrif, 2001, vol. 42, n° 1, p. 51-78. Retour au texte

18 Nous n’avons pas eu recours à des archives telles que les actes de l’État-civil, qui permettent typiquement d’identifier les dates de naissance et de décès et les mariages, car elles bénéficient en Suisse de la loi sur la protection de la vie privée. Retour au texte

19 Historisches Archiv ABB Schweiz, à Baden. Retour au texte

20 Georg Fischer Historisches Firmenarchiv, à Klostergut Paradies. Retour au texte

21 Bobst, Bucher, Cortaillod, Landis & Gyr, Metallwaren Zug, MF Bühler, Schindler, Sulzer et Von Moos. Retour au texte

22 Sur la question des « nouvelles familles », voir Hervé Joly, Diriger une grande entreprise française au XXe siècle : modes de gouvernance, trajectoires et recrutement. Mémoire inédit présenté pour l’habilitation à diriger des recherches. vol. 1. École des Hautes études en sciences sociales, Paris, 2008 ; Hervé Joly, « Fondateurs, héritiers et managers », dans Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010, p. 777-782. Retour au texte

23 Cossonay, Dätwyler, Georg Fischer, Oerlikon-Bührle, SIP, SIG, Von Roll et Zellweger Uster / Luwa. Retour au texte

24 La structure du capital des entreprises helvétiques se compose en effet de différents types de participation : les actions nominatives, les actions au porteur et les bons de participation et de jouissance. En principe, chaque action donne droit à un vote. L’un des intérêts d’émettre différentes catégories d’actions consiste alors à créer un déséquilibre entre la part de capital investi et la part des voix au sein de l’assemblée générale, la valeur nominale des actions au porteur étant généralement plus élevée que celle des actions nominatives : l’acquéreur d’une action au porteur doit en conséquence engager un capital supérieur pour exercer le même poids lors des votes. Retour au texte

25 Voir notamment Thomas David, André Mach, Martin Lüpold et Gerhard Schnyder, De la « forteresse des Alpes » à la valeur actionnariale : Histoire du gouvernement d’entreprise suisse au 20e siècle, Zurich, Seismo, 2012 (à paraître). Retour au texte

26 A. Chandler, op. cit.. Retour au texte

27 Sur les transformations récentes du secteur MEM, voir Frédéric Widmer, La coordination patronale face à la financiarisation. Les nouvelles règles du jeu dans l’industrie des machines, Zurich, Seismo, 2012. Retour au texte

28 Jean-Paul Schreiner, « Le capital financier et le réseau des liaisons personnelles entre les principales sociétés en Suisse », Revue d’économie industrielle, 1984, vol. 29, p. 78-95 ; Peter Rusterholz, « The Banks in the Centre: Integration in Decentralized Switzerland », dans Frans M. Stokman et al. (dirs.), Networks of Corporate Power. A Comparative Analysis of Ten Countries, Cambridge, Polity Press, 1985, p. 131-147 ; Michael Nollert, « Interlocking Directorates in Switzerland: A Network Analysis », Revue suisse de sociologie, 1998, vol. 24, n° 1, p. 31-58 ; Gerhard Schnyder, Martin Lüpold, André Mach et Thomas David, The Rise and Decline of the Swiss Company Network During the 20th Century, Lausanne, IEPI, 2005. Retour au texte

29 Au niveau sectoriel, le secteur MEM dispose de deux associations : l’Arbeitgeberverband schweizerischer Maschinen- und Metallindustrieller (ASM), chargée de gérer les relations de travail, et le Verein schweizerischer Maschinen-Industrieller (VSM), dont l’objectif consiste à défendre les intérêts économiques du secteur. Retour au texte

30 Sur l’histoire des Bucher, voir Andreas Nef et Andreas Steigmeier, Bucher : Pioniere im Maschinen- und Fahrzeugbau 1807-2007 [Schweizer Pioniere der Wirtschaft und Technik n° 83], Meilen, Verein für wirtschaftshistorische Studien, 2006. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Stéphanie Ginalski, « Du capitalisme familial au capitalisme financier ? », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 208-219.

Référence électronique

Stéphanie Ginalski, « Du capitalisme familial au capitalisme financier ? », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1213

Auteur

Stéphanie Ginalski

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