La région Rhône-Alpes est une des plus grandes régions industrielles de la France sous la IIIème République et peut-être une des plus complexes. Si certaines régions sont dominées par une mono-industrie, Rhône-Alpes se distingue par une diversité industrielle où pratiquement toutes les branches sont représentées. Comment l’expliquer ? Le concept de district industriel, trop restrictif, ne parvient pas, ou mal, à saisir toute cette diversité1. Jean-Claude Daumas, dans un article sur l’histoire de ce concept, conclut qu’il ne faut pas isoler l’histoire des districts de celle du vaste mouvement d’industrialisation dont elle ne représente qu’un moment2. En effet, un tissu industriel est la résultante d’une longue sédimentation d’activités qu’il convient de connaître pour comprendre la place que les entreprises y occupent à un moment donné.
Pour la région, Anne Dalmasso note, dans un essai sur le district industriel autour de la houille blanche, la pluralité du tissu industriel comme première difficulté à appréhender la notion de district industriel : « Entre ces entreprises [gants, alimentaires, Houille blanche], il est difficile de repérer des relations pouvant évoquer un district, même s’il a pu exister des liens familiaux ou financiers reliant les fondateurs3. » La compréhension de ces liens est au cœur des interrogations.
L’idée formulée ici est de rechercher les liens existant entre les entreprises non pas par le biais des acteurs et/ou de l’économie, mais par celui des matières utilisées dans le processus de fabrication. La circulation des produits entre entreprises et la volonté de réduire les coûts de transport, par exemple pour les acides, conditionnent les localisations des industries. Pour comprendre ces implantations, il faudrait relancer la géographie industrielle en ne s’attachant pas à une suite de monographies sectorielles comme dans le cas de la chimie4, mais à l’ensemble des activités industrielles d’une région caractérisée par leur multiplicité. Il existait d’ailleurs une tradition régionale (perdue) de géographie industrielle très centrée sur les Alpes, mais pas uniquement5.
L’étude historique de l’interaction des secteurs à travers les matières premières utilisées nécessite une très bonne connaissance des matières premières entrant dans la fabrication des produits, et ce, sur un temps long, ce qui complique singulièrement les choses puisque les matières évoluent. Le problème des sources demeure le principal obstacle, mais l’historien doit posséder une bonne culture technique, pour comprendre les archives et les interactions entre les matières (connaissances en chimie industrielle par exemple). De plus, avec le temps et l’évolution des procédés de fabrication, on perd la compréhension des interactions, et l’on se retrouve face à des secteurs industriels atomisés dont la logique d’implantation nous échappe.
Pour étudier dans cette optique chaque secteur ou sous-secteur, il faudrait être capable de dresser un schéma synoptique incluant les différentes étapes de la transformation, les composants entrant dans chaque produit et leur provenance.
Au départ d’une activité, l’accès à l’une des matières premières permet le démarrage d’un produit et l’acquisition d’un savoir-faire technique. L’industrie du verre dans la Loire constitue un cas simple illustrant ce schéma. Les matières premières proviennent des alluvions du Rhône pour le sable, des mines de charbon de la Loire et des soudières du Midi par importation fluviale pour la soude. Les verreries se situent principalement dans la Loire et produisent des produits manufacturés, les bouteilles en verre soufflé, pour les industries d’eaux minérales situées à proximité (Badoit). Si la matière vient à devenir insuffisante ou si le process change, la trame développée précédemment demeure, même si le cadre initial est brisé.
Parfois, la matière première n’est qu’un résidu d’une autre activité6, et c’est là que les choses se compliquent. Les produits issus du traitement des résidus de la pyrolyse de la houille utilisée pour la fabrication de coke7 pour la sidérurgie ou les usines à gaz constituent un autre bon exemple, plus complexe cette fois-ci, de ces interactions. Ces produits donnent, une fois traités, outre le gaz d’éclairage, les éléments de base de la carbochimie qui entrent dans les processus de fabrication de très nombreux secteurs d’activités : le goudron pour le revêtement des routes, les huiles pour le traitement du bois, le naphtalène, l’anthracène, l’aniline et le phénol, etc. pour l’industrie des colorants, l’ammoniaque pour les industries du papier, des engrais azotés, des traitements thermiques des métaux et du tabac, tous les éléments entrant dans la fabrication d’antiseptiques et de produits antipyrétiques pour l’industrie pharmaceutique, les produits de synthèse du phénol pour produire de l’acide salicylique servant à la conservation des aliments pour l’industrie alimentaire.
Sans connaissance des principes de carbochimie, il devient impossible de relier des secteurs aussi éloignés de la sidérurgie que l’alimentation. Plus tard, le remplacement de la carbochimie par la pétrochimie engendre d’autres types d’interactions. Cette dynamique de réutilisation des sous-produits est une tradition industrielle ancienne, car les entrepreneurs cherchent toujours à optimiser la matière utilisée, la perte de matière étant considérée comme une perte financière8.
Plus récemment, les travaux de Sabine Barles sur les déchets urbains en France entre 1790 et 19709 ont bien mis en lumière les interactions de secteurs industriels : aux XIXe-XXe siècles, les déchets urbains comme le chiffon, l’équarrissage10, les vidanges11 et les boues constituent après recyclage de nouvelles ressources pour l’agriculture (engrais) et les autres industries (alimentaire, mégisserie12, papeterie, etc.). Le développement de la chimie animale repose, en partie, sur cette transformation de résidus urbains. La Société des produits chimiques Coignet dont les établissements sont situés principalement dans le département du Rhône s’est ainsi spécialisée dans la fabrication de colles, gélatines et phosphore extraits à partir du traitement des os. Les industries textiles pour l’apprêtage des tissus de soierie ont profité, dans un premier temps, de ces sous-produits. Puis, d’autres secteurs comme les industries alimentaires, pharmaceutiques ou photographiques les ont utilisés abondamment, notamment les Ets Lumière qui employaient les gélatines pour leurs plaques photographiques. D’autres secteurs comme l’industrie papetière en bénéficient. Un des types de papier fabriqué par les papeteries Canson (Ardèche) utilise comme matière première le chiffon provenant de ces centres urbains, auquel on adjoint la gélatine, matière indispensable pour fixer l’encre sur le papier, sans compter la chaux et l’eau nécessaires au processus de fabrication13.
Ce sont toutes ces interactions « invisibles » qui dynamisent le tissu industriel. Rien ne se perd, tout se transforme, mais reste à comprendre comment tout cela interagit. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’un éco-système industriel. On n’évoque plus le concept de district industriel où chacun essaye de faire rentrer le territoire dans un cadre d’analyse. Ici, le concept est plus large, plus souple avec des temporalités différentes, mais dans un espace qui a une cohérence. Pour cela, la région Rhône-Alpes constitue un formidable laboratoire.