Lac de Kochel, Bavière. Photographie numérique, 2023
Photographie Axelle Chassagnette
Partons de cette idée : l’espace est omniprésent. Cependant il n’est pas homogène, il n’est pas le même dans toutes les directions, il peut être morcelé. Il peut être conçu comme l’expérience de l’étendue qui enveloppe ce lieu irréductible qu’est notre corps. Une extension sensible dont l’écrivain Georges Perec nous avait proposé une sorte de catalogue ou journal de bord : « […] lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte ». Omniprésente comme expérience vitale, donc : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974).
Bien que tout espace soit traversé par le temps, sa place dans l’histoire en tant que discipline est souvent discrète, voire silencieuse. Pourtant il est rare qu’une étude historique ne s’attarde pas un peu sur la description d’un espace naturel, rural, urbain, qui fait alors office de théâtre, de scène sur laquelle le temps se déplie. Alors que le monde devient une expérience imaginable pour certains, alors qu’une partie devient « vieille » et l’autre « nouvelle », alors que, écrit Montaigne, « notre monde vient d’en trouver un autre » (« Des coches », Essais, III, 6, 1588), les rapports entre histoire et géographie, entre l’étude du temps et de l’espace, sont repensés : l’une éclaire l’autre ; la géographie aide à « voir » l’histoire (J-M. Besse, Les grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, 2003).
Investie par les logiques de construction nationale comme un binôme asymétrique, qui penche en faveur de la force de l’histoire appelée à démontrer l’existence d’une nation depuis la nuit des temps (en France notamment, depuis le Consulat et jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle – P. Garcia, « Géographie et histoire », Historiographies, I. Concepts et débats, 2010), la tradition française du compagnonnage et de la rivalité entre les disciplines historique et géographique n’a cessé de transformer ces rapports et de modifier les frontières entre leurs objets. Impossible de séparer les deux : le géographe sait que les temps passés travaillent les caractères physiques et l’organisation de l’espace, l’historien, que l’existence et l’action humaine s’inscrivent dans un quelque part, et souvent dans plusieurs.
Le Spatial Turn, qui a impacté de manière hétérogène les historiographies nationales, a fait de l’espace une catégorie d’analyse en sciences sociales susceptible de mettre en lumière des phénomènes jusque-là inexplorés ou négligés : « L’espace, le territoire, le lieu, la frontière, le centre, la périphérie, l’échelle, la carte, le réseau, le local et le global ont été utilisés comme des concepts opératoires, des métaphores heuristiques pour apporter un surplus d’intelligibilité à des phénomènes complexes et multidimensionnels. Il peut s’agir d’un espace topographique ou géographique ‒ un quartier, une ville, une région, un pays, un continent, le monde. Il peut aussi s’agir d’espaces en apparence immatériels, comme ceux de l’identité, du genre, de l’inconscient, de la pensée, qui sont structurés par des pratiques politiques, économiques, sociales, culturelles, disciplinaires ou linguistiques. Une double perspective de réflexion est ainsi ouverte. » (C. Jacob, « Spatial Turn », Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, 2014). Ce courant a suffisamment infusé dans le champ académique et dans la société pour que la notion devienne, en langue française, d’un usage parfaitement courant : « espace social », « espace politique », « espace de dialogue ». Certains champs de l’historiographie se sont approprié cette démarche. L’histoire des savoirs et des techniques a pu ramener la connaissance à son contexte de production locale. L’étude de Mario Biagioli fait descendre Galilée de son piédestal et du ciel des idées, pour l’inscrire dans les logiques sociales de patronage du Sénat vénitien et de la famille des Médicis (M. Biagioli, Galileo, Courtier. The Practice of Science in the Culture of Absolutism, 1994).
Que signifie travailler sur l’espace en histoire, de quelle « espèce » d’espace est-il question ? Travailler sur l’espace comme objet historique revient à tenter de reconstruire des usages pratiques ou des représentations mentales que les acteurs du passé n’explicitent pas forcément. La notion d’espace est extraordinairement peu présente à l’époque moderne, en dehors de certains discours philosophiques (sur la physique) ou littéraires. Mais il y a bien des sources ou des artefacts qui permettent de saisir des représentations ou des usages de l’espace, à un moment et en un lieu donnés. Parmi ceux-ci, les cartes, les traités géographiques, les récits de voyage et les itinéraires constituent les sources les plus évidentes.
Le temps présent ne cesse pas de modifier, y compris chez les historiens, nos rapports à l’espace et à nos sensibilités : s’il a toujours été omniprésent, il revient en force en tant qu’acteur historique de plein droit. Il n’est nullement question de lister les bouleversements contemporains et les changements sociaux profonds qui en sont la cause. Si les crises successives du système économique et les inégalités qui lui sont associées rendent problématique depuis des décennies de reprendre l’idée d’un espace-ressource, le rêve d’une dématérialisation du monde par le virtuel (finances, rapports sociaux, participation à la vie publique) est fortement contesté par le besoin de revenir à des espaces maîtrisables, de proximité, « locaux ». Autrement dit, le besoin d’une expérience sensible de l’espace. La crise climatique transforme irrémédiablement nos modalités d’existence et la manière de les concevoir dans le temps. Pour les historiens des temps présents et du passé, cet espace est aussi devenu un « environnement » qui rend visible l’action réciproque entre les sociétés humaines et la « nature ».