Jan Van Der Straet, Allégorie de l’Amérique, 1587-89, Plume et encre brune, lavis brun, rehauts de blanc, sur pierre noire, incise, 19 x 26.9cm, Gift of Estate of James Hazen Hyde, 1959, Accession Number: 1974.205
Metropolitan Museum of Art, New York, domaine public, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/343845
« How do I look ? » : la traduction en français nous fait perdre de vue le double sens de cette question posée en 1990 par le collectif d’artistes et d’universitaires étatsuniens Bad Object-Choice. Leur livre éponyme, How Do I look ? Queer Film and Video, 1990, accueille les premières théories queer de Teresa de Lauretis. À quoi je ressemble ? Comment je regarde ? Ces interrogations portant sur le plaisir pris à regarder et se regarder à travers les représentations médiatiques s’inscrivent dans une histoire féministe de l’art. Entamé là aussi par une autre question, le problème s’est posé en 1971 à l’historienne de l’art Linda Nochlin : pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? Le regard, cette fois-ci porté sur les œuvres des artistes minorées et invisibilisées par l’histoire, pose la question des conditions matérielles et sociales de production de l’art et de ses canons esthétiques. D’où cette ultime question, liée à l’historicité de la vision et du regard étudiée par les cultures visuelles : quoi regarder ?
Le choix d’orienter ses objets de recherche vers une histoire du regard ne va toujours pas de soi. Le tournant visuel a suscité de nombreux débats en Europe et aux États-Unis, liés à la perte de spécificité de l’histoire de l’art, soumise à l’étude d’objets visuels en tout genre. Pourtant, cet élargissement épistémologique, soutenu par les écrits des Britanniques Paul Berger et Laura Mulvey dans les années 1970, s’est appuyé sur l’essor de la société des images reproductibles dans laquelle nous vivons. Marqué par la pensée de Michel Foucault, Berger a été l’un des premiers à révéler les ressorts sexistes des images publicitaires et à les inscrire dans un système visuel de domination masculine : « Les hommes commencent par observer les femmes avant d’avoir le moindre commerce avec elles. De la manière dont une femme apparaîtra à un homme, dépendra en conséquence la façon dont elle sera traitée » (Voir le voir, [1972], 2014). Mulvey a prolongé ce constat dans son étude du cinéma hollywoodien. Avec le concept du male gaze, elle décrit l’expérience du spectateur comme un processus de réification du corps des femmes, objet du regard des hommes. Les récits au cinéma, en littérature et dans les arts visuels s’appuient sur cette structure patriarcale où prédominent des stéréotypes de genre, liés aux rapports asymétriques entre les personnages masculins et féminins. Leur origine se situe plus largement dans l’évolution globale de la modernité occidentale, comme le soutient Stuart Hall (« The West and the Rest : Discourse and Power », 1992). L’image de la colonisation du continent américain, observée dans la gravure Allégorie de l’Amérique (MET, New York) de Jan Van Der Straet en 1587-89, est celle d’une femme nue offerte au regard de l’homme européen. Le désir sexuel s’inscrit, selon Hall, dans un discours visuel qui façonne inconsciemment notre rapport à l’altérité.
Cette histoire interdisciplinaire, développée par les études visuelles, culturelles et sociales, interroge la « visualité » de genre. Explicitée par Nicholas Mirzoeff, la notion se fonde sur les rapports complexes entretenus entre image et pouvoir. Le regard masculin, blanc, hétérosexuel et neutre est à replacer selon lui au cœur de la différence avec et de la domination de l’Autre (The Right to Look : A Counterhistory of Visuality, 2011). La visualité implique aussi des schémas de résistances et d’oppositions aux normes établies, des contre-visualités produites par divers acteurs (artistes, intellectuels, militants, anonymes). Cette histoire visuelle élargie tente ainsi de prolonger les réflexions menées par l’histoire de l’art et des représentations qui continuent, malgré tout, de reproduire les hiérarchies sociales entre culture savante et culture populaire, sujet/objet, voir/être vue, masculin et féminin. Les choix d’objet d’étude se retrouvent donc profondément bouleversés : il ne s’agit plus uniquement de regarder les œuvres et les objets d’art, mais toute production, chose ou artefact qui interroge, modifie ou renouvelle notre regard, dans son rapport au genre et à la sexualité. Les actes de création, d’appropriation, de transformation ou de consommation comptent autant que les objets qui en sont les porteurs. Les études visuelles souscrivent à l’idée selon laquelle les images ont cette capacité de retenir le regard et de le transformer, de susciter la controverse et la revendication politique. Il faut se rappeler l’acte iconoclaste de la militante féministe britannique Mary Richardson, venue lacérer la Vénus à son miroir de Diego Velasquez en 1914, à la National Gallery de Londres, afin de protester contre les représailles britanniques à l’encontre de la suffragette Emmeline Pankhurst. Selon Alfred Gell, cet acte constitue une nouvelle agentivité du visuel, « une version modernisée qui représente Emmeline Pankhurst, symbole de la féminité moderne, comme Vénus est le symbole de la féminité mythologique » (L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique [1998] 2009).
C’est dans ce sillage que la journée d’études Les objets à l’épreuve de l’histoire du genre en 2022 a permis d’interroger les rapports intimes qu’entretiennent les créateurs, les producteurs, les propriétaires ou les usagers du quotidien avec leurs objets. Ces études ont conduit à déhiérarchiser le regard porté sur la matérialité des sources, en prenant comme objet le corset, le gant et les outils de contraception, la création de broderie au XIXe siècle, les usages de la chaise à bascule des shakers aux États-Unis, l’exposition de robes de drag queen au musée ou la diffusion des cartes postales en contexte colonial indochinois. Ces objets sont porteurs de significations qui entretiennent des liens étroits avec l’histoire des femmes et des minorités de genre, et dont les récits n’ont souvent pas été considérés. En réunissant historien.nes, historien.nes de l’art et des arts décoratifs, sociologues et anthropologues, cette journée a permis de confronter différentes méthodologies liées à l’étude de la « biographie » des objets, aux régimes de visualisation et d’identification, mais surtout, de comprendre de quelle manière les objets agissent sur nos comportements et nos émotions. La poursuite de ces réflexions dans les séminaires des axes « Genre » et « ArtIS », et à l’occasion de prochaines journées d’études, engage le LARHRA à renforcer les liens entre chercheurs et chercheuses de différentes disciplines, afin d’interroger (à nouveau) le regard scientifique que l’on porte sur des sources matérielles et visuelles en tout genre.