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Mots-clés

intersectionnalité, genre, race,  Kimberlé Crenshaw, histoire des femmes, wokisme

Keywords

intersectionality, gender, race, Kimberlé Crenshaw, women’s history, wokism

Text

Ouvrières de Detroit en grève (années 1960)

Ouvrières de Detroit en grève (années 1960)

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Le 26 septembre 2012, dans le séminaire de l’équipe Genre et Sociétés du LARHRA, a été présentée aux étudiant.es une introduction sur l’intersectionnalité avec le titre suivant « Nouveau concept, nouvelles approches ou nouveau mot ? », ainsi conclue : « Nouveau concept sûrement pas, si on se réfère aux écrits des féministes matérialistes, il y a au moins un quart de siècle : on retrouve, avec l’intersectionnalité, des problématiques classiques de l’opposition entre acteur et structure, ou micro et macro ; pour dépasser ces dichotomies, on peut faire référence au rôle des processus, de la conjoncture et de l’événement, pour reprendre des catégories historiennes ».

Nouveau mot, à coup sûr : le terme intersectionnalité s’est diffusé lentement dans les sciences sociales françaises. Il peut devenir un mot à la mode, qu’il est bon ton de citer – ou de vilipender –, sans examiner le contenu. Il peut y avoir parfois prolifération des références à l’intersectionnalité par pure forme.

Nouvelles approches, peut-être, si on ne se focalise pas sur un seul de ces facteurs. Une approche intersectionnelle maîtrisée peut à coup sûr aider à la compréhension de l’enchevêtrement des systèmes de domination et des processus de différenciation dans lesquels se forgent les identités individuelles et collectives.

On le voit, les conclusions étaient quelque peu nuancées et ne permettaient pas d’imaginer le « succès » politique et médiatique du concept à partir de 2020 !

Le 6 février 2020, dans une nouvelle séance du séminaire Genre et Sociétés, animée par Juliette Rennes et consacrée à l’intersectionnalité en fonction de l’âge, nous avons présenté, en introduction, Fanny Gallot et moi, la définition de Sirma Bilge, et nous avons par ailleurs nuancé la généalogie du concept : « L’approche intersectionnelle va au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression, opérant à partir de ces catégories, et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales. » Venu des États-Unis, le concept a été élaboré en tant que tel dans le cadre du Black feminism qui émerge dans les années 1970, en réaction au féminisme blanc, et au combat des femmes et des hommes noirs pour leur libération. Mais sa généalogie est en réalité plus ancienne. La question se pose dès le XIXe siècle (notamment avec la militante afro-américaine Sojourner Truth) et au sein du Parti communiste états-unien dans l’entre-deux-guerres, au nom d’une « triple oppression » (classe, sexe, race). Le terme même d’intersectionnalité a été forgé par Kimberlé Crenshaw en 1989, dans un contexte très particulier. C’est une juriste qui s’intéresse aux ouvrières grévistes d’une usine de Detroit et qui montre que ces dernières s’inscrivent à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir (y compris celui des hommes noirs sur les femmes noires).

Juliette Rennes conclut le séminaire sur l’utilité d’une approche intersectionnelle pour comprendre l’âgisme : selon le sexe, l’origine et la couleur de peau, les préjudices et les avantages à un même âge donné ne sont pas identiques.

L’intersectionnalité peut mobiliser également la catégorie de « race », dont l’usage est controversé par certains en France, tout comme dans l’historiographie. Ainsi, Gérard Noiriel récuse le concept d’intersectionnalité, en tant qu’il laisserait de côté la dimension de classe essentielle à ses yeux1.

Dans un livre récemment traduit en français, les sociologues Sirma Bilge (université de Montréal) et Patricia Hill Collins (université du Maryland) se demandent « comment raconter l’histoire de l’intersectionnalité ? »2. Les autrices soulignent fortement que l’intersectionnalité ne naît pas en 1989, sous la plume de la juriste Kimberlé Crenshaw généralement citée3, mais avant tout, aux États-Unis, des mouvements sociaux des femmes de couleur dans les années 1960-1970. Une première anthologie en 1970 de Toni Cade Bambara, The Black Woman4, comprend un article de Frances Beal publié en 1969, sur la « double peine : être noire et femme ». Cet article est à la fois une vive critique du capitalisme, dont le « placenta » est le racisme, et d’une « double critique, celle du patriarcat au sein du mouvement Black Power et celle du mouvement de libération des femmes blanches » (p. 115). Comme l’a montré Pascale Barthélémy, la dénonciation de la double domination – en tant que femme et en tant que colonisée – est déjà présente également dans les prises de paroles ou dans les écrits des Africaines dans les années 1950.

S’il est toujours hasardeux de vouloir à tout prix définir une seule généalogie, il est sûr que se focaliser sur l’histoire du collectif de Boston de 1974 ou sur les écrits de Kimberlé Crenshaw est une limite réelle à la compréhension profonde du processus. Au risque de se voir taxer aujourd’hui de « wokisme », nous avons transmis aux étudiant.es du séminaire Genre et Sociétés, depuis maintenant une décennie, les débats permettant de mieux comprendre l’imbrication des dominations.

Notes

1 Gérard Noiriel, « Réflexions sur la “gauche identitaire” », 29 octobre 2018, https://noiriel.wordpress.com/2018/10/29/reflexions-sur-la-gauche-identitaire/.

2 Sirma Bilge et Patricia Hill Collins, Intersectionnalité. Une introduction, Paris, Amsterdam éditions, 2023, traduction par Julie Maistre.

3 Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, n° 1, 1989, p. 139-167. 

4 Toni Cade BambaraThe Black Woman: an anthology, New York, New American Library, Inc., 1970.

Illustrations

References

Electronic reference

Michelle Zancarini-Fournel, « Intersectionnalité », Les Carnets du LARHRA [Online], 1 | 2023, Online since 08 décembre 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=809

Author

Michelle Zancarini-Fournel

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