Guillaume Tell. Entre légende et histoire, montagne et identité territorialisée, Vitrail, v. 1530, Musée National Suisse, 35,5 x 25,2 cm., SNM_DIG-60227_LM-13255
Photographie Stéphane Gal
La montagne est un domaine à la fois ancien et neuf pour les historiens. Si elle a toujours intéressé en tant qu’espace subjectif d’inspiration et d’émotions, de Jules Michelet à Antoine de Baecque, elle peine à s’imposer comme un objet pleinement légitime scientifiquement. Probablement parce qu’elle exige une approche interdisciplinaire, qui trouble quelque peu les frontières et les repères académiques. La montagne est transversale et n’appartient pas plus à la 22ème section du CNU qu’à une autre…
Soulignons tout d’abord que dès le XVIe siècle, les humanistes ont tenté de lui donner ses lettres de noblesse en l’associant à la grande histoire, celle qui reliait la civilisation des Modernes à celle des Anciens. Ainsi, à l’heure où toutes les grandes maisons européennes s’étaient donné un ancêtre fabuleux relié à la mythologie gréco-latine, le Zurichois Josias Simler publiait, en 1574, le premier ouvrage entièrement consacré aux Alpes (De Alpibus Commentarius). Ce faisant, il apportait la preuve de leur historicité, en lien avec l’Antiquité, tout en montrant leur forte dimension identitaire dans l’histoire territorialisée des Suisses. L’alpiniste-historien William Augustus Brevoort Coolidge comprit qu’une approche historienne des Alpes ne pouvait se penser sans passer par Simler dont il traduisit et commenta l’œuvre au début du XXe siècle (1904). Mais les Alpes, et plus globalement les montagnes, appréhendées comme espace culturel, étaient encore loin de convaincre tous les historiens patentés. On sait que les montagnes ont peu retenu l’attention de Fernand Braudel, qui les voyait comme une périphérie verticale en marge d’une civilisation pensée d’abord maritime et réservée à la dimension horizontale... Mais il reconnaissait son embarras face à ces « mondes perchés » et l’impossibilité de les ignorer. Fidèle tant à l’héritage de Simler qu’à l’esprit des Annales, les historiens suisses ont largement contribué à sortir les Alpes de l’ombre des périphéries pour en faire un objet central de la recherche. Les montagnes aussi ont une histoire! Jean-François Bergier en a largement montré la voie, ainsi que Paul Guichonnet en dirigeant une œuvre collective dès 19801. Par cette synthèse magistrale, le géographe savoyard démontrait ce que l’histoire devait à la géographie, et inversement, en abordant le sujet pour la première fois à une telle échelle depuis Simler. D’emblée, il soulignait qu’une approche historique des Alpes peut difficilement se penser sans d’autres disciplines, et dans le cadre étroit d’une seule nationalité, parce que la montagne est un espace pluriel par définition, qui renvoie non seulement à une géographie et une histoire avec les sociétés humaines, mais aussi à leurs représentations, et à l’ensemble de leurs relations au non humain. L’association Internationale pour l’Histoire des Alpes (AIHA) et sa revue en trois langues Histoire des Alpes-Storie delle Alpi-Geschichte der Alpen, tout comme la Revue de Géographie alpine-Journal of Alpine Research, témoignent aujourd’hui du dynamisme d’une telle recherche. Le Larhra a contribué à cet essor en développant, à Grenoble, une approche spécifique par les risques naturels (René Favier) et une sensibilité au territoire comme à l’environnement (Anne-Marie Granet-Abisset). Loin d’enfermer dans un localisme qui serait un éteignoir scientifique – comme certain.e.s voudraient encore le faire croire ! – l’étude des Alpes est une ouverture vers la compréhension globale de la montagne ou des montagnes à l’échelle de la planète et, à travers elles, de la planète elle-même. La montagne prise comme objet permet de lui donner une dimension de démonstrateur, en tant qu’observatoire privilégié des adaptations humaines et naturelles, de l’innovation et des transitions. Aux temps incertains du changement climatique, elle confirme plus que jamais la pertinence de regarder notre monde par sa planète, en prenant de la hauteur2. Ainsi, si la montagne est un objet d’étude dans le temps, elle est aussi un laboratoire à ciel ouvert pour une recherche par la montagne. L’historien y prend sa part, en collaborant de manière interdisciplinaire et transdisciplinaire, avec de nombreux acteurs locaux, comme le propose le labex ITTEM (Innovation et transition en territoires de montagne). Une histoire de la montagne impose en effet un terrain, qui oblige le scientifique à sortir de ses sources classiques pour les confronter à une réalité naturelle : celle du rocher, de la pente, du vide et de la verticalité. Ce faisant, elle favorise une approche historienne spécifique, qui passe entre autres par l’expérimentation, l’enquête et l’archéologie vivante. Elle ouvre sur d’autres objets, comme la performance, l’effort et l’action, qui sont difficilement appréhendables sans le déploiement d’une histoire appliquée, laquelle envisage le corps, les sens et le terrain non seulement comme des objets, mais comme des instruments à part entière de sa méthode scientifique.