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Par Stilfehler — Travail personnel, CC BY-SA 3.0

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Le recours aux sources orales est l’une des caractéristiques de l’histoire du très contemporain mais l’utilisation de cette source spécifique dans l’historiographie française a une histoire sans laquelle les grands débats actuels à son propos restent obscurs. En 1980, la sociologue Dominique Schnapper théorise la pratique des sources orales dans le cadre de son enquête sociologique sur la sécurité sociale1. En 1992, l’Institut d’Histoire du Temps Présent avec Danièle Voldman publie une synthèse sur la question puis Florence Descamps, au travers de son expérience au Comité pour l’histoire économique et financière de la France, produit une somme sur l’arsenal critique, nécessaire à la mise en place de la source orale comme source auxiliaire de l’histoire2. Appelée « histoire orale », elle est directement liée à une époque et à des représentations sociales et culturelles. D’origine anglo-saxonne, elle vise dans un premier temps à retranscrire les témoignages des élites, observateurs autorisés de leur époque, travail initié en 1948 par Allan Nevins et Louis Starr autour de la « Columbia Oral History Office ». D’autre part, l’école de Chicago sur un mode sociologique élabore un modèle d’enquête à base d’entretiens et d’histoires de vies avec de grandes figures comme Williams Thomas, Florian Znaniecki ou Robert Park. Ces deux écoles influencent largement les premiers pas de l’histoire orale en France en mettant en évidence des problématiques opposées : d’un côté une histoire orale « vue d’en haut » visant les « existences significatives » fondée sur un protocole scientifique rigoureux (transcription du témoignage et validation par le témoin suivi d’un archivage) en étroite liaison avec l’archiviste, de l’autre, une histoire orale « vue d’en bas » axée sur les histoires de vies.

En Grande-Bretagne, que l’on peut considérer comme terre pionnière de l’histoire orale en Europe, se développe une histoire orale tournée vers les classes populaires. Ce marquage social de l’oralité prolonge les représentations qu’elle véhicule depuis ses origines, celle d’une histoire inintelligible en dehors d’un cadre social prédéfini. Dans la foulée de l’œuvre d’Edward Thompson, l’historiographie redécouvre le « pauvre » dans un contexte politique engagé autour de l’idée de rendre l’histoire au peuple3. Les années 1968 marquent un développement accéléré de l’histoire orale qui s’étend en Europe que ce soit par Franco Ferratori en Italie qui reprend l’héritage de l’école de Chicago autour des histoires de vie ou par Luisa Passerini et son étude sur les femmes des Brigades rouges. En Allemagne, l’histoire orale se développe sur la vague de la contestation de 1968 en prenant, là aussi, la forme d’une histoire vue d’en bas. Tout comme les scientifiques italiens, leurs homologues allemands s’appuient sur l’histoire du quotidien traitée comme une histoire engagée.

En France l’histoire orale profite des travaux menés sur la mémoire, pour intégrer le temps long de l’analyse. Cette démarche permet aux sources orales de se confronter aux autres sources de la pratique historienne. Il faut cependant attendre la publication en 1992, par l’IHTP, de La bouche de la vérité ? pour voir se formaliser les bases d’une école historique française des sources orales se démarquant tant de l’histoire orale anglo-saxonne que de la sociologie. Dans ce cadre, la dimension archivistique prend une place majeure dans la réflexion autour des travaux menés notamment par Dominique Schnapper. Celle-ci développe un certain nombre de points de méthode qui vont permettre d’établir les bases doctrinales et méthodologiques de la méthode des archives orales telles que la transcription du témoignage, la critique interne et externe du document, le croisement des sources et l’archivage des entretiens destinés à être conservés et ré-exploités. Dès lors, la collecte des sources orales entre de plain-pied dans la pratique de l’historien contemporanéiste et l’on assiste à un mouvement de constitution de sources orales, dans un cadre institutionnel.

Aujourd’hui la nécessaire collaboration entre l’histoire et les autres sciences sociales attentives à suivre les mobilisations sociales dans le temps – et plus généralement d’étudier le « cours historique du monde4 » au travers de l’action humaine – s’exprime de manière privilégiée par l’utilisation de cet outil. Si l’utilisation de ce matériau est commune aux sociologues et aux politistes, il est encore ponctuellement utilisé en histoire même si nombres de travaux récents les ont pris en compte5. À cet égard, on peut parler d’un certain retard de l’historiographie française comparée aux historiographies anglo-saxonnes alors même que l’on peut souligner la précocité de cette pratique à l’exemple du travail de Philippe Joutard sur l’histoire des camisards6. Certes, l’institutionnalisation de la discipline reste encore à faire et peut expliquer les limites prises par son développement malgré les très nombreux travaux et programmes de recherche initiés, mais les obstacles tiennent également à l’investissement très lourd en terme de temps que nécessitent la collecte et l’exploitation des sources orales d’autant que la pratique historienne actuelle insiste pour croiser les résultats avec un dense travail d’archives, marque d’une défiance ancienne à l’égard des archives orales7. De là des préventions compréhensibles à l’égard de la pertinence de l’utilisation d’une source susceptible de faire double emplois avec les archives écrites d’autant que son réel apport à la construction de la vérité qui caractérise la science historique apparaît encore ténu. L’intérêt croissant des historiens en direction des subalternes permet de surmonter ces réserves. Absents des archives, l’usage de l’enquête orale permet de restituer la densité des représentations des acteurs et actrices des mondes populaires et ainsi de saisir au plus près une histoire des mobilisations sociales.

Notes

1 Dominique Aron-Schnapper, Danièle Hanet, Sophie Deswarte, Dominique Pasquier, Histoire orale ou archive orale ? Rapport d’activité sur la constitution d’archives orales pour l’histoire de la sécurité sociale, Paris, Association pour l’étude de la sécurité sociale, 1980. Retour au texte

2 Danièle Voldman (dir.), « La bouche de la vérité ? », Les cahiers de l’IHTP, n°21, novembre 1992 ; Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et la magnétophone, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001. Retour au texte

3 On peut ainsi citer Raphaël Samuel, Village life and labour, 1975 comme exemple de cette histoire orale militante. Retour au texte

4 Giovanni Busino, « Sciences sociales et histoire », Revue européenne des sciences sociales, XLI-127, 2003, p. 119. Retour au texte

5 Ariane Mak, « Enquêtes orales, enquêtes historiennes », Le Mouvement Social, vol. 274, n° 1, 2021, p. 3-30. Retour au texte

6 Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977. Retour au texte

7 Jean-Jacques Becker, « Questions à l’histoire orale. Table ronde de 1986 », Les Cahiers de l’IHTP, n° 4, 1987. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Vincent Porhel, « Sources orales », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=939

Auteur

Vincent Porhel

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