Introduction
Les peurs en jeu vidéo ressemblent aux peurs hors jeu. Les lieux horrifères, soit prompts à déclencher l’angoisse, peuvent être des lieux du quotidien. C’est ce que Paola Laporte et collectif appellent des peurs situationnelles : dans leur typologie des endroits qui pourraient créer le malaise, on trouve les moyens de transport, les espaces clos et les toilettes, dans deux catégories distinctes1. C’est un constat qui figure également dans d’autres études françaises sur la façon dont les jeunes — public privilégié des jeux vidéo d’horreur2 — se sentent mal à l’aise dans un lieu de harcèlement à l’abri du regard des adultes, où le sentiment d’insécurité règne3. Les cabines de toilettes peuvent aussi évoquer le dégoût, à cause des matières fécales, ou l’étrange, l’aliénation, apportée par le lieu séparé des autres, caché, qui contient des cabines identiques les unes aux autres. On peut également penser au potentiel d’agressions sexuelles ou de promiscuité désirée4, qui ne seront pas évoquées dans cet article. C’est aussi ce que l’on retrouve dans d’autres médias, comme le cinéma où la scène « The Worst Toilets in Scotland5 » de Trainspotting6 reprend celle du livre (et du chapitre) éponyme, ou même les légendes urbaines, comme Hanako-san7 au Japon, dont on retrouve une variation sous la forme du fantôme de Mimi Geignarde dans la série d’ouvrages de J. K. Rowling.
Cet article traite du microcosme horrifiant créé par les toilettes en jeu vidéo, en deux brèves parties : d’abord, les éléments qui rendent ce lieu particulièrement effrayant, puis la question des dispositifs horrifiques mis en œuvre dans ces cadres vides. Il repose sur un corpus de jeux disparates, qui ont comme point commun d’avoir recours à l’horreur, et qui sont soit occidentaux (américains ou européens), soit asiatiques (produits au Japon), dans les 25 dernières années. Ce sont surtout des jeux développés par de petites équipes (dits jeux indépendants).
Topophobie
Dans cette partie, quelques études de cas permettront d’éclairer la question de l’horreur générée par ce lieu topophobique8, soit prompt à générer la peur en s’y retrouvant. Les toilettes ont-elles des contraintes physiques susceptibles de créer des moments d’horreur vidéoludiques ?
Les cartes de jeux d’horreur célèbres, comme celles des Silent Hill9, montrent la disproportion entre différentes pièces, y compris les corridors, et les toilettes10. Ces lieux sont toujours très petits et les caméras sont placées en hauteur, ou à l’autre bout des cabines qui sont souvent fermées. Ces angoisses sont « liées à la configuration des espaces proposés11 » qui s’oppose à celle d’autres pièces des bâtiments visités, et où l’on se retrouve dans une série de minuscules impasses : le couloir le long duquel les cabines sont disposées d’une part, et l’intérieur même des cabines d’autre part.
C’est un lieu particulièrement propice à la disproportion, notamment dans certains petits jeux comme Murder House12 où l’enfant protagoniste finit une course-poursuite dans une cabine de toilettes, où il doit se cacher, sous peine de se faire attraper par l’antagoniste du jeu13. Le moment où ce dernier repère l’enfant et commence à le traquer une musique angoissante accompagnée de cris se lance. Le dispositif horrifique fonctionne grâce à la triple vision entre la caméra surplombant le jeune héros au centre et la contreplongée, dans la partie gauche de l’écran, sur l’antagoniste. Derrière la porte des sanitaires, tout à gauche, figure le havre de paix relatif dans lequel se cacher : c’est elle qui transforme l’impasse en cachette. La caméra fixe empêche de courir en ligne droite et renforce l’impression d’étroitesse du couloir et, une fois dans la cabine14, le jeu passe la caméra à la première personne. Cela permet de vivre l’expérience de devoir se cacher dans un lieu trop peu rassurant, où tout le monde peut voir qui est dans les cabines ou dans les toilettes en scrutant sous les portes15.
L’exiguïté de l’endroit et le manque de place créent en jeu des instants d’agentivité réduite. On peut souvent regarder (ce qui est possible dans Murder House), mais guère agir, puisqu’à part se lever, il n’est pas possible d’évoluer dans un espace si petit. Ainsi, le jeu There are Ghosts in these Stalls16 propose une expérience où le jeu entier se déroule dans une cabine, et où l’on doit simplement regarder autour de soi et identifier des glyphes étranges. La peur repose tout à fait sur ce que l’on observe ou ne voit pas à l’écran : l’absence d’actions physiques est compensée par l’acte de bouger la caméra — et, dans le même temps, le regard induit la peur. Cette scoptophobie (ou peur du regard de l’autre) est liée au micro gameplay du jeu, qui est alimenté par l’étroitesse de l’endroit. D’ailleurs, l’écran de titre du jeu nous montre la porte de la fameuse cabine dans laquelle se passe le jeu. Appuyer sur « Start » pour commencer la partie enclenche une rotation de la caméra à 180 degrés tout en la faisant reculer : plutôt que d’être à l’extérieur, comme on pourrait le croire, nous sommes en fait déjà placés dans la cabine, et ces mouvements simultanés nous font perdre pied avec nos propres perceptions. Cette petite cabine est donc un microcosme où il n’est plus possible d’agir. Ce gameplay très sommaire pourrait s’apparenter à ce que l’on appelle (parfois, avec déconsidération) des walking simulators17 : l’interaction avec l’environnement est encore plus faible dans ce jeu, ou ces phases dépouillées d’agentivité dans les cabines évoquées jusqu’ici. Cela crée presque un simulateur de vue (vision simulator) où le mouvement n’est que celui de la caméra grâce à l’enfermement dans ces endroits impersonnels et désagréables, dépouillés de la flânerie18 du walking simulator.
La saleté est omniprésente dans ces endroits : les ambiances de Silent Hill sont connues pour leur côté sombre, plein de couleurs désaturées et où la corruption des matières (murs délabrés, surfaces de métal rouillées) côtoie le sang et les déchets non identifiés. Les toilettes de ces jeux représentent tout à fait ces lieux répugnants et ce côté presque insupportable permet leur propre transcendance. Les sanitaires de Silent Hill ne sont pas seulement sales, leur saleté leur confère une nature extradiégétique, où le jeu s’amuse ironiquement de l’inconfort, non pas des protagonistes, mais de l’entité joueuse19. Ainsi, dans Silent Hill 220, le héros tente de récupérer un portefeuille en plongeant son bras dans la cuvette21, dans un appartement désert et sombre, où la joueuse n’entend que les bruits de l’eau et quelques raclements curieux. La répulsion à l’encontre de la saleté, de la menace envers son corps (par contamination ou corruption) est un mécanisme utilisé à maintes reprises dans ce jeu ; en revanche, si l’on a joué à Silent Hill 2 et que l’on en a toujours une sauvegarde en jouant à Silent Hill 322, la protagoniste du jeu, face à des toilettes, décrit : « Elles sont pleines d’une eau boueuse et sale. Il y a quelque chose qui les obstrue. Voulez-vous les déboucher23 ? ». En sélectionnant « oui », l’héroïne s’approche, la caméra se place dans son dos, la musique se fait stridente, pour préparer une scène horrifiante… avant que la jeune femme ne se relève et ne se retourne en regardant droit dans l’écran en disant « qui pourrait même penser à faire quelque chose de si dégoûtant24 ? ». Le moment est déjoué et les sanitaires servent de passerelle extradiégétique. Briser le quatrième mur et permettre à des personnages de s’adresser directement à la joueuse est une caractéristique de certains jeux d’horreur25, comme si l’obscène (ce que l’on ne doit pas montrer — et qu’est-ce qui pourrait mieux représenter cela que des toilettes ?) était tellement fort qu’il sortait de la narration en cours et jaillissait sur la joueuse.
La topophobie est aidée par les effets sonores, visuels, les mouvements de caméra, les configurations de ce lieu particulier de l’intime, dévoyé pour créer le malaise.
Dispositifs hétérotopiques
Les caractéristiques de ces endroits si particuliers permettent des microrécits distincts. Le lieu (ces toilettes, chacune des cabines) est désuni du reste de l’histoire, et les mécaniques de monstration ou de dissimulation au regard fonctionnent sur le malaise éprouvé et racontent de minuscules points d’intrigue. Dans le jeu Corpse Party26, entrer dans des toilettes pour lesquelles le personnage jouable Naomi ressent un mauvais pressentiment commence un de ces récits enchâssés. Elle découvre dans l’avant-dernière cabine une de ses amies, Seiko, en train de se pendre, et pour laquelle il faut trouver rapidement un moyen de la sauver27. Pénétrer dans la pièce n’est pas suffisant pour provoquer la scène : il faut ouvrir chacune des cabines de toilettes, et réessayer de s’introduire dans une cabine qui était auparavant fermée à clef pour déclencher une courte scène cinématique où l’on voit le corps se balancer au bout d’une corde. Prendre le seau disposé entre les toilettes féminines et masculines que l’on a pu repérer à l’entrée, qui agit comme un fusil de Tchekhov28, pour le placer sous ses pieds ne sert malheureusement à rien. Seiko sera morte en dépit des actions que l’on peut entreprendre. Cette scène illustre certaines des caractéristiques des toilettes comme système diégétique fermé qui, à l’instar d’autres pièces à l’usage spécifique, suggère des pistes de récits particulières et horrifères. Tout d’abord, les cabines aux portes closes se prêtent à devenir chacune un petit théâtre au spectacle différent de ce qui se trouve à côté, dans un lieu déjà à part de ce qui se produit dans les toilettes où les lavabos sont l’interface avec le monde extérieur. Ce que l’on trouve ici, c’est la scission entre l’action ludique et le monde narratif :
Le sentiment d’impuissance, de piège et de prédétermination serait mis en péril si […] l’interaction était permise. Les joueuses sont dans l’espace du jeu, mais leurs actions ne changent pas la forme de l’histoire du jeu-monde, passé ou futur, ou n’ont pas d’impact sur leurs environnements29.
On pourrait imaginer un enchâssement de zones fonctionnelles dans lesquelles ces personnages de jeux d’horreur évoluent : des écoles, comme dans Corpse Party ou Silent Hill, des centres commerciaux comme dans Murder House, soit des bâtiments publics, dans lesquels se trouvent des lieux à part (les toilettes), des cabines qui sont obscènes, dans le sens où, normalement, on ne devrait pas voir ce qui s’y déroule. L’insertion dans des jeux crée un usage inhabituel des toilettes. Plutôt que de s’en servir, on les explore à la recherche d’objets — le besoin d’y recourir existe dans des jeux de simulation comme Les Sims30, ou bien leur utilisation est souvent optionnelle et presque comique, comme dans Duke Nukem31. Leur caractère, à côté des fonctions usuelles des éléments du récit (voire, des fonctions des bâtiments qui les hébergent), permet le morcellement de l’action : soit le corps du protagoniste disparaît, comme dans There Are Ghosts in These Stalls et Murder House, soit il obstrue l’action en cours, comme dans les jeux Silent Hill. Les cabines se transforment en zones interstitielles où l’on voit ce que l’on ne devrait jamais voir, remettant ainsi « l’ordre social et symbolique32 » en cause : on peut s’y dissimuler, mais il est possible que les antagonistes nous y trouvent ; on peut révéler ce qui s’y cache, au prix d’un travail sur soi où l’on dépasse nos dégoûts. C’est un lieu éminemment hétérotopique, dans le sens foucaldien d’un lieu qui sollicite l’imaginaire, où l’abject crée l’obscénité et où se mêlent parfois des moments loufoques, qui dépassent ce qui se produit habituellement dans ces jeux d’horreur.
Le simulateur de coloscopies Revenge of the Colon33 nous permet d’émettre des constatations très proches en forme d’ouverture : ce jeu est à la fois décrit comme un jeu d’horreur et un jeu au (mauvais) goût exagéré. La cohabitation de l’espace exigu du colon, de l’abject, d’abord médical, puis de plus en plus excessif donne lieu à un mélange entre absurde et dégoût. Seules les toilettes — et les thèmes qui en sont proches — sont capables d’établir aussi vite un dispositif proche du camp34 dont il partage l’exagération et le grotesque, tout en étant non pas inhérent de ses créateurs, comme l’est le mélange horrifique et absurde des films de John Waters, par exemple, mais du locus horribilis même.
Conclusion
Les mécaniques horrifiques reposent sur la claustrophobie, le dégoût de ce qui est sale, mais aussi sur le fait que les phases dans des cabines de toilettes permettent d’adapter le type de jeu à ces mini-capsules horrifères. Les toilettes sont des lieux « d’extrême vulnérabilité35 » où l’on a, le plus souvent, une vue particulière sur les actions. Elles sont autant un refuge (parfois imparfait) qu’un lieu où l’on subit les pires outrages qui font appel au dégoût, où l’on vit des expériences hors du discours général de ces jeux d’horreur. Elles représentent des impasses où s’enfoncer constitue un pari de jeu : y aller implique à la fois la possibilité d’y rester à la merci d’antagonistes, mais aussi de découvrir des éléments qui étoffent le récit.
La répétition de petites cabines aux portes fermées qui jouent sur des éléments de dégoût (comme le fait que l’on doive plonger la main dans une cuvette pour récupérer des objets, à l’exception de Silent Hill 2), les distorsions de l’espace et la négociation de ce qui est à découvert et ce qui est caché sont autant d’éléments centraux pour comprendre la façon dont les « lieux d’aisance » sont créés pour être les catalyseurs de l’« horreur viscérale36 ».
L’enfermement, l’aspect obscène de ces lieux, dans le sens de ce qui est habituellement dissimulé37, contribuent à créer ces moments diégétiques qui prennent le dégoût, les matières organiques, le voyeurisme forcé comme autant de moteurs à la claustrophobie étouffante de ces lieux. Dans les jeux qui insistent sur le caractère double des lieux, les toilettes sont des espaces dont il ne faut pas parler, qui ont des caractéristiques puissancielles d’exhibition et de voyeurisme, d’abjection, d’enfermement et de claustrophobie. Ces lieux relèvent de la banalité non du mal, mais du malsain.