Méthodologie d’histoire populaire contre la glorification techno-industrielle
Le médium des jeux vidéo a toujours été influencé par une culture de l’accomplissement technique issu du milieu hackeur des années 1970. Les artistes-développeur·euse·s de la scène démo (pour démonstration de prouesse technique) ont cherché, à travers les limitations techniques et surtout de mémoire, à créer les animations les plus percutantes par leurs effets visuels, une impression de 3D et l’optimisation de l’utilisation des cartes son. Lorsque certaines personnes prennent des mois à travailler sur un programme long, d’autres s’y adonnent pendant le temps d’un weekend lors de demo party. La question du temps de développement et du temps de jeu (ou de visionnage dans le cas d’une démo), est très présente dans la culture vidéoludique qui fait l’éloge des titres les plus longs à parcourir, en particulier dans le domaine commercial où une inscription telle que « plus de 300h de jeu » devient un argument de vente.
Cette lutte historique contre les limitations de mémoire des machines et pour des jeux de plus en plus longs, ne représente en fait qu’une partie de l’histoire du médium. Nous allons voir qu’à travers l’histoire des jeux vidéo, il y a toujours eu des jeux qui sont peu gourmands en mémoire, qui sont courts à développer et courts à jouer. Pour les étudier, nous allons prendre comme cadre l’histoire des jeux vidéo pornographiques, puisque c’est en étudiant leur développement sur Commodore 64 et ZX Spectrum que ce questionnement sur un genre des « petits jeux » a émergé. Cependant, nous verrons que l’on trouve des jeux courts à jouer et à développer dans les années 1980, et qu’ils avaient déjà un potentiel révolutionnaire comme dans le milieu des jeux indépendants contemporains. Produire des jeux d’une taille et d’un temps de développement moindre produit également un discours politique sur l’économie du temps des créateur·rice·s, des joueur·euse·s, d’une écologie de la mémoire, des capacités des machines, et d’une plus grande accessibilité des outils de production. À des fins méthodologiques et analytiques, nous allons voir l’utilité de définir ce corpus sous l’appellation de « petits jeux ».
L’histoire des jeux vidéo est marquée par un biais de « glorification techno-industrielle1 » que Carl Therrien et Martin Picard définissent comme une distorsion de l’histoire qui concentre l’attention sur les succès commerciaux et les innovations technologiques. Cet effet a pour conséquence de former et privilégier une histoire des « grands » dans un sens économique du terme (grand·e·s développeurs·euse·s, grandes entreprises, etc.), et d’invisibiliser des acteur·rice·s de l’histoire avec un succès commercial plus humble ou inexistant. Pourtant les jeux vidéo ont une véritable histoire de la gratuité, on parle de hacks dans les années 1970, de cracks dans les années 1980, de shareware dans les années 1990, de jeux Flash jouables gratuitement sur les navigateurs de la fin des années 1990 jusqu’à 2020 (lors de la fermeture du service), et plus généralement de jeux indépendants depuis les années 2000. Pour parler des créateur·rice·s de ces logiciels, on ne parle pas seulement de développeur·euse·s, mais de hackeur·euse·s, crackeur·euse·s, hobbyistes, amateur·rice·s, indépendant·e·s, depuis les années 2000 on parle aussi d’artistes et plasticien·ne·s du jeu vidéo avec le travail de Tatiana Vilela dos Santos par exemple, Isabelle Arvers, Leslie Astier, etc. La création vidéoludique s’étend bien au-delà de produire des jeux les plus longs possibles, et cette recherche s’intéresse aux jeux créés par la communauté des non-entrepreneur·euse·s et des non-success-stories.
Étudier l’histoire de ce développement qui ne cherche pas la croissance continue, passe par l’étude des jeux souvent gratuits et produits par une seule personne, des jeux somme toute littéralement « populaires », car produits par les gens et non par des entreprises. Cette posture académique relève du domaine de l’histoire populaire au sens dont l’entend par exemple Michelle Zancarini-Fournel2, c’est-à-dire l’histoire vécue du point de vue du peuple et non de ses dirigeant·e·s. Dans le corpus de jeux que nous étudierons, les développeur·euse·s sont des joueur·euse·s qui sont passé·e·s à l’action, comme l’analyse Pierre-Yves Hurel dans sa thèse de doctorat sur les jeux vidéo amateurs de la francophonie dans les années 20103. Face à la découverte d’un corpus considérable et en expansion perpétuelle, il s’étonne de l’absence de mentions du jeu amateur dans les histoires et études du jeu vidéo et décrit son intérêt pour ce corpus dans une lignée politique :
Notre intérêt […] pour le jeu amateur est donc lié à un sentiment de surprise, de découverte, puis à la perception d’un enjeu politique : l’invisibilisation généralisée des amateurs comme partie prenante de la culture vidéoludique nous semblait problématique en termes de démocratie culturelle. Le jeu vidéo commercial était-il le seul mode de production légitime ? N’y avait-il rien à dire, ou si peu, sur ces milliers de créateurs et leurs milliers de jeux vidéo4 ?
Prendre en compte la création amatrice selon Hurel, c’est donner une place à un corpus considérablement grand de parfois petites créations, qui ont toujours fait partie de l’histoire des jeux vidéo et la façonnent tout autant. Sur Commodore 64 et ZX Spectrum, la délimitation entre « amateur·rice· » et « professionnel·le » est même peu ou pas pertinente, car il n’y avait pas toujours de différence (visuelle, sonore ou qualitative) entre les deux, et la vente de jeux était extrêmement accessible à n’importe qui payait un encart publicitaire dans un magazine spécialisé.
Pourquoi chercher à définir un genre des petits jeux ? Méthodologie de classification des jeux pornographiques sur Commodore 64 et ZX Spectrum
Qu’est-ce que nous entendons par un genre de jeu, quelle est l’utilité de classer les jeux dans des genres, et pourquoi définir de nouveaux genres ? Les auteurs Clarke, Lee et Clark dans leur article « Why Video Game Genres Fail: A Classificatory Analysis » analysent que les genres sont des appellations qui évoluent dans le temps et selon les interlocuteur·rice·s5. Par exemple, parler de jeux d’aventure aujourd’hui ne fait plus référence aux mêmes titres ni à la même jouabilité que dans les années 1980 ou 1990. Les auteur·rice·s concluent qu’il est nécessaire de prendre en compte cette instabilité des définitions pour relativiser la pertinence de cette information sur un jeu. Pourtant ils·elles choisissent de ne pas abandonner le système de classification par genre, car il reste pertinent pour classer les jeux (pour des statistiques ou analyses), pour discuter ou vendre, dans un contexte journalistique, théoriser et définir des corpus. Les systèmes de classement de jeux par la définition de leur jouabilité (la façon dont on y joue) ont d’ailleurs une histoire dans les études universitaires du jeu vidéo, comme à travers les différentes initiatives de « game ontology6 » populaires à la fin des années 2000. La jouabilité est un des critères les plus répandus pour parler des jeux, mais ce n’est pas forcément le critère le plus clair ; Clarke, Lee et Clark notent qu’il n’y a pas de consensus parmi les sites dédiés aux jeux vidéo sur la définition du jeu Minecraft7:
Le mélange des composants d’action, stratégie, aventure et survie dans ce jeu fait que Minecraft est identifié avec presque toutes les étiquettes de genres disponibles, comme dans la liste suivante formée à partir de plusieurs sites majeurs de critiques de jeux:
Bac à sable, Survie (Wikipédia)
Simulation (Allgame, GameStop)
Action (Mobygames)
Action-Aventure (Giantbomb)
Aventure (1UP, Common Sense Media)
Aventure > Première personne > Fantasie (Gamefaqs)
Première personne Action (IGN)
Fantasie (Metacritic)
Simulation de Ville (Neoseeker)
Stratégie (PSN)
Action & Aventure, Stratégie, & Simulation (Xbox Live)
3-D, Aventure, Première personne (Gamespot)8
La multiplicité des étiquettes attribuées à Minecraft reflète des aspects différents des objectifs du jeu (la survie), du point de vue (première personne), de l’atmosphère (fantaisie), des mécaniques (bac à sable), etc. Bien que toutes ces informations puissent être correctes pour caractériser le jeu, elles ne sont pas toujours aussi pertinentes selon le contexte et le but de l’analyse. À travers leur travail sur les appellations sur les sites journalistiques dédiés au jeu vidéo, Clarke, Lee et Clark remarquent que toutes les informations sur la temporalité évoquent seulement la représentation du temps dans le jeu (par exemple en « temps réel » ou au « tour par tour »), mais aucune information sur le temps de jeu expérimenté par les joueur·euse·s. Pourtant à travers l’étude des jeux vidéo pornographiques sur Commodore 64 et ZX Spectrum, il se trouve que le temps de jeu est la composante principale de certains jeux.
Croiser les informations grâce à plusieurs bases de données d’archives, gérées par des communautés amatrices, a permis de réunir un corpus de plus de 300 jeux pornographiques sur Commodore 64 et ZX Spectrum, développés entre 1982 et 2024 (la communauté étant toujours active), un vaste corpus, mais qui reste tout de même mineur dans le contexte de la production de l’époque. Si l’on prend par exemple le site archivistique GameBase64 qui répertorie 29 000 jeux en janvier 2024, seulement 215 possèdent l’étiquette « adulte », soit 0,74% de leur base de données totale. Dans le cadre de ce travail, tous les jeux accessibles sont testés (certains logiciels sont perdus, d’autres ne fonctionnent pas ou ont des problèmes de compatibilité avec les émulateurs) afin d’en tirer des informations quantitatives et qualitatives. Parmi la vingtaine de colonnes d’informations relevées sur chaque titre se trouve le genre des jeux, mais cette décision se trouve problématique dans plusieurs cas, comme celui d’Alberts Drøm–Exciting Dreams9 (distribué sous les deux langues) dont le titre en norvégien signifie « les rêves d’Albert ». Dedans, des personnages féminins descendent en ligne droite verticalement à une position aléatoire de l’écran, les cuisses ouvertes sur l’entrée de leur vagin. Les joueur·euse·s contrôlent un pénis géant (puisqu’il fait deux tiers de la taille du personnage féminin) qui se déplace de gauche à droite, le but étant d’aligner parfaitement le sommet du gland du pénis avec l’entrée du vagin du personnage féminin, ce qui fait augmenter le score de 1 point et active une courte animation de va-et-vient du personnage féminin sur le sommet du pénis. Après une limite de temps non indiquée, le jeu propose un écran de fin de jeu répétant le score et invitant à jouer à nouveau.
Fig. 1. Capture d’écran d’Alberts Drøm–Exciting Dreams, Commodore 64
Crédits : Rune Jensen
La jouabilité du jeu se caractérise par une demande de coordination œil-main pour réaliser l’alignement parfait au bon moment, mais à part cela, il est difficile de définir quel est le genre d’Alberts Drøm. De par sa rapidité, est-ce un jeu d’action ? Outre le flou de cette appellation, le jeu ne propose pas vraiment d’« action » à proprement parler, et ne ressemble pas à d’autres jeux du genre (plutôt basés sur du tir). Est-ce un puzzle game ? Il n’y a pas de puzzle, quand les joueur·euse·s réussissent le l’alignement parfait, la situation n’évolue pas. Est-ce un jeu d’arcade ? La recherche du score le plus haut en un temps limité fait un écho direct aux jeux d’arcade, mais le jeu n’a jamais été édité sous cette forme. Est-ce un jeu d’agilité ? Au vu des réflexes que le jeu demande, cela pourrait y correspondre, mais « agilité » n’est pas vraiment un genre de jeux vidéo.
Alberts Drøm se démarque par une jouabilité de courte durée et qui ne correspond pas à un genre particulier, mais peut-être à plusieurs ou peut-être à aucun. C’est un jeu petit sous tous les aspects – la durée de jeu et la durée présumée de développement, car il y a très peu d’éléments dans ce jeu de petite taille qui pèse 2,30 ko. Il me semble qu’une histoire des jeux comme Alberts Drøm revendique une vision du médium alternative aux contes de la « glorification techno-industrielle » par la gratuité, le fait-maison, la simplicité et la courte durée d’implication.
Les titres problématiques dans cette catégorie sont par exemple Krolewna Jebaczka10 et Piccolo II11. Krolewna Jebaczka (littéralement « baiseur de reine ») est un jeu qui imite Pac-Man12 (on retrouve d’ailleurs un fantôme au même visuel), dans lequel le joueur doit se déplacer dans une grille pour récupérer des points verts sans se faire attraper par le fantôme. L’option « instructions » du menu permet de découvrir tout l’univers pornographique du jeu, où le fantôme est en fait un sorcier maléfique qui a enlevé la princesse, fille du personnage joué, après avoir gagné un concours de sperme ouvert à tout le royaume. Dans cette version simplifiée et réduite de Pac-Man (il n’y a qu’un fantôme et la carte est bien plus petite), le contenu pornographique accompagne le jeu dans le menu. Les créateur·rice·s du jeu accompagnent ce texte sexuellement explicite d’une mention sur l’interdiction légale du contenu pornographique en Pologne (qui a perduré jusqu’en 1998), ce qui pose la question d’une volonté revendicative, mais atteste en tout cas d’une initiative de désobéissance civile.
Fig. 2. Captures d’écran de Krolewna Jebaczka.
À gauche, l’écran de jeu, à droite, un des 6 écrans de narration pornographique
Crédits : X Prog
Source : Capture d’écran personnelle du jeu dans l’émulateur ZXSpin version 0.666.
Même si la narration donne au jeu une plus longue durée de vie que Alberts Drøm, il reste très court, très simple, et sa classification difficile. Sous couvert qu’il s’agit d’un clone de Pac-Man, ce jeu devrait-il être qualifié comme un jeu d’arcade ? D’une part, il n’est jamais sorti sur arcade, et d’autre part c’est une version bien simplifiée du jeu de Namco.
Piccolo II était un jeu commercial développé par Nature Pictures et édité par l’entreprise de préservatifs Durex, où les joueur·euse·s doivent appuyer sur les touches O et P du clavier pour masturber le pénis du personnage à l’écran jusqu’à ce qu’il atteigne l’orgasme. Ce jeu correspond presque au genre des « briseurs de joysticks » (joystick smashers), particulièrement présent sur micro-ordinateur des années 80 avec des jeux pornographiques comme Stroker13, qui sont des jeux où il faut agiter son joystick le plus vite possible pour avoir un maximum de points, mais ils ne se jouent pas au joystick (alors que la ZX Spectrum supportait les joysticks). L’utilisation du clavier est tellement pensée dans le développement que les contrôles sont écrits dans le menu : la touche O sert à baisser la peau du pénis et la touche P à la monter, la touche S démarre le jeu et Q le fait quitter. Avec un temps de jeu personnel de 17 secondes, le jeu est très court, et ses graphismes noirs sur fond gris sont très simples.
Fig. 3. Captures d’écran de Piccolo II, ZX Spectrum
Crédits : Nature Pictures, Durex Rubber Company
Source : Capture d’écran personnelle du jeu dans l’émulateur ZXSpin version 0.666.
C’est en jouant à un maximum de titres du corpus de 300 jeux sur Commodore 64 et ZX Spectrum (un maximum, car certains sont malheureusement indisponibles ou perdus) que le graphique ci-dessous a été obtenu. En notant lors d’un premier passage les titres avec un classement problématique, il est devenu clair lors d’un second passage qu’une grande partie de ces jeux problématiques réunissaient les mêmes critères : des jeux de (très) courte durée qui ne correspondent pas à un genre particulier, mais peut-être à plusieurs ou à aucun.
Fig. 4. Graphique de la répartition des genres de jeux sur le corpus de jeux pornographiques sur Commodore 64 et ZX Spectrum
Étude dans le cadre de ma thèse sur l’histoire des jeux vidéo pornographiques sur Commodore 64 et ZX Spectrum, de la répartition des jeux selon leur genre, parmi un corpus de 300 jeux.
Crédits : Charlotte Courtois
Trois genres forment plus de 50% du corpus, soit les jeux d’aventure, les jeux de casino (jeux de cartes, de strip-poker, de paris, de roulettes, etc.) et les puzzle games, mais le quatrième genre le plus représenté avec 13,1% du corpus est celui des « petits jeux ». Les données de ce graphique sont à relativiser compte tenu de la section « À définir » qui réunit les jeux avec des problèmes d’accessibilité, et le fait que cette recherche soit toujours en cours, et donc que certains éléments soient susceptibles d’être ajoutés ou modifiés. La part importante des petits jeux parmi le corpus est une surprise qui est apparue avec le calcul de ces statistiques, et qui reflète l’importance des expériences de jeux courtes.
Vers la définition d’un corpus de jeux dans l’histoire des jeux pornographiques
Si l’on pense à des expériences de jeux courtes dans le contexte actuel, on pourrait questionner la pertinence des jeux free-to-play (gratuits à l’acquisition, mais incluant des microtransactions), qui dans le domaine des jeux pornographiques sont largement représentés sur la plateforme Nutaku14, qui a bâti son modèle économique sur les free-to-play. On voit dans l’intérêt de Nutaku pour le free-to-play un écho à la politique générale d’Aylo (anciennement MindGeek) du côté de sa production pornographique vidéo, soit un accès gratuit à un contenu limité avec des publicités, et un accès payant pour l’entièreté de son contenu. Dans leur livre majoritairement consacré aux free-to-play sur Facebook, Mia Consalvo et Christopher Paul soulignent l’extrême rentabilité du genre qui a explosé au début des années 2010, et comment il permet aux joueur·euse·s de segmenter leurs sessions de jeu, pour former un total de temps de jeu qui peut être colossal (jusqu’à des milliers d’heures). Les auteur·rice·s de La Fin du Game15 s’intéressent également au genre en notant qu’il est apprécié par des tranches de la population plus larges que les jeux qui demandent un plus grand investissement en temps dans une même session. Seulement les free-to-play posent plusieurs problématiques dans leur assimilation à des « petits jeux ». En effet, si d’un point de vue micro, ils représentent un petit investissement en temps et en argent de la part des joueur·euse·s, d’un point de vue macro, ces mêmes investissements peuvent devenir considérables, du côté monétaire en raison des microtransactions répétées.
Pour retrouver les « petits jeux » aujourd’hui, il faut chercher du côté de nos développeur·euse·s indépendants·es, les hobbyistes actuels·les, qui produisent toujours du contenu pornographique. C’est le cas de Velvet qui publie ses créations sur le site itch.io, qui forme le plus grand rassemblement de jeux indépendants/amateurs/hobbyistes. On trouve des jeux pornographiques sur Itch, 10 128 sont tagués avec l’étiquette « adult » sur les 867 151 jeux de la plateforme en janvier 2024, soit 1,17% du contenu de la plateforme. Cette statistique est en augmentation depuis septembre 2023 où les jeux identifiés par une étiquette « adult » ne représentaient que 5 653 sur les 601 893 de la plateforme, soit 0,93% des jeux. Pour fournir des hypothèses à cette augmentation, on peut penser à l’essor d’outils de création de jeux accessibles comme c’est le cas de Ren’Py16 qui est surreprésenté dans les jeux pornographiques contemporains.
C’est avec un autre moteur de jeu accessible, Bitsy17, dont les capacités rappellent les limitations techniques de la GameBoy, que Velvet développe son jeu Baise lesbienne !18, un titre qui correspond à notre approche des petits jeux. Dans ce titre, les joueurs·euses font face à un écran de jeu unique représentant une chambre, où ils·elles sont sommé·e·s par leurs deux partenaires de trouver un harnais en se baladant dans le décor. La page du jeu se limite à deux phrases écrites par l’autrice : « Vite, Marie ! Retrouve le harnais pour pouvoir te faire sodomiser par tes deux copines ! Ce jeu se joue avec les touches fléchées. », ce qui met en avant le but du jeu et sa jouabilité (nous rappelant l’écran d’accueil de Piccolo II). En se déplaçant dans la chambre, le·la joueur·euse peut interagir avec plusieurs éléments (en noir dans la capture d’écran) pour chercher le gode-ceinture et le harnais avant de rejoindre ses partenaires.
Fig. 5. Capture d’écran de Baise Lesbienne !
Crédits : Velvet, Bitsy, itch.io
Source : itch.io
Il s’agit d’un jeu développé lors d’une game jam, soit un concours de création de jeu se déroulant sur 3 jours, jouable gratuitement dans le navigateur et qui dure environ 2 minutes. Velvet définit le genre du jeu comme fiction interactive, qui est une appellation commune dans la communauté Bitsy, car le moteur est particulièrement pensé pour développer des jeux narratifs. Historiquement, le genre des fictions interactives définit des jeux textuels interactifs avec ou sans embranchements, parmi lesquels figure le sous-genre des jeux d’aventure textuels. L’appellation de « fiction interactive » est plutôt historiquement marquée par des jeux presque exclusivement textuels, dans lesquels on retrouve également des petits jeux comme Queers in Love at the End of the World19 d’Anna Anthropy dont chaque partie ne peut durer que 10 secondes.
Dans le contexte des jeux vidéo indépendants contemporains, les jeux Bitsy pourraient former une appellation de genre à part entière, comme les analyse Leslie Astier dans son article « Shortest bitsies : une micro-exploration de Bitsy et des jeux d’une minute ou moins créés à læ Pang Pang Club20 ». Du fait de leur format, certains jeux Bitsy correspondent entièrement à la définition des « petits jeux » que nous avons énoncée plus haut, soit des jeux de (très) courte durée qui ne correspondent pas à un genre particulier, mais peut-être à plusieurs ou à aucun. Les jeux Bitsy, dans leur forme classique (car des modifications de Bitsy existent, donnant plus de capacités techniques), produisent des fichiers de petite taille, d’une courte durée d’engagement (de quelques secondes à quelques minutes), sont souvent développés par une seule personne, demandent de faibles ressources graphiques (et de processeur), sont très souvent gratuits et relèvent d’un genre de jeu difficile à définir. Comme nous l’avons dit plus haut, Velvet identifie Baise Lesbienne! comme une fiction interactive, mais Astier souligne que l’appellation « simulateur de marche » est également très utilisée, tout comme l’expression « c’est un bitsy ». Les simulateurs de marche forment encore une catégorie partiellement problématique, car elle concerne historiquement des jeux en 3D à la première personne, mais reflète parfaitement le cadrage sur la narration et la marche qui est faite dans le moteur. Comme le soulignent Clarke, Lee et Clark, toutes ces dénominations, pertinentes selon leur contexte, font écho à une partie différente des jeux développés avec Bitsy. En identifiant Baise Lesbienne ! comme un simulateur de marche, il n’y aurait que ce jeu dans cette catégorie, mais le qualifier de « petit jeu » le replace dans l’histoire de jeux pornographiques de courte durée et simples à jouer, que l’on trouve depuis les années 1980.
La légitimité des petits jeux et leur potentiel révolutionnaire dans l’histoire des jeux vidéo
Stefan Werning analyse des petits jeux de la plateforme Itch dans son article « Itch.io And The One-Dollar-Game: How Distribution Platforms Affect The Ontology Of (Games As) A Medium », et y étudie comment la grande quantité de jeux à faible prix change la façon dont les joueur·euse·s consomment le média et les développeurs·euses le créent. L’auteur y souligne que
leur pertinence sociale provient de leur quantité plutôt que de leur « qualité », ou, plutôt, de leur ambition esthétique, quelques développeurs·euses utilisent en fait la petite « forme de produit » pour partager de grandes idées21.
Le jugement de valeur de Werning dans la conclusion de son article est intéressant, car il reflète parfaitement les préjugés à l’encontre des petits jeux. Cet article vise plutôt à émettre l’idée contraire à son constat, c’est à dire que la forme esthétique et le discours sont le terrain de jeu révolutionnaire et la puissance principale des petits jeux. Baise Lesbienne ! propose une approche sereine, ludique et douce de la sexualité lesbienne à trois partenaires, incomparable à ce que l’on pourrait trouver dans n’importe quel « gros jeu » qui chercherait à représenter la même scène (si tant est que des « gros jeux » représenteraient du sexe lesbien). Les petits jeux proposent une expérience de l’intime qui n’est tout simplement pas possible lorsque l’équipe de production s’agrandit. Il est cependant important de souligner que le format des petits jeux, s’il permet l’expression d’un discours aussi progressiste que celui de Velvet, semble laisser également l’accès à des approches politiques bien plus discriminantes ou problématiques. Si l’on pense au tristement célèbre Custer’s Revenge22 de Mystique où les joueur·euse·s doivent éviter les flèches d’autochtones américains en se déplaçant vers la droite de l’écran au bon moment pour aller violer une des membres de la tribu, qu’est-ce qui différencie ce titre des jeux présentés dans le corpus ? C’est un jeu court avec une prise en main simple, sans genre particulier (il est indexé avec le tag « action »). Aussi bien que les petits jeux sont un bastion révolutionnaire des jeux vidéo, la facilité de création et l’efficacité de leur discours peuvent être utilisées à dessein violent. L’histoire des jeux pornographiques est plus inclusive que ce que le grand public l’imagine, mais elle est également extrêmement problématique à plusieurs égards, surtout quand il s’agit de représenter des personnes racisées, non cisgenres, des travailleur·euse·s du sexe et évidemment l’objectification des femmes. Les petits jeux sont une forme révolutionnaire, mais peut-être sont-ils des révolutionnaires un peu anarchiques proliberté d’expression, au point de laisser du terrain aux pensées coloniales (dans le cas de Custer’s Revenge) d’extrême droite.
Les petits jeux sont un modèle persistant à travers toute l’histoire des jeux vidéo, dont l’histoire du jeu vidéo pornographique. On en retrouve dans les appellations suivantes : jeux flash, art games, jeux expérimentaux, trash games, bitsies, twines, indés, 1 dollar games, personal games, etc. En disant plus haut que la forme des petits jeux est révolutionnaire, c’est bien pour souligner l’importance du discours politique et/ou métatextuel des titres sur leur médium. Certains jeux questionnent l’essence des jeux vidéo, comme September 12 de Gonzalo Frasca (2003), où la seule façon de « gagner » au jeu est de ne pas y jouer, ou encore Le vrai jeu vidéo, c’est sans bug23, de Leslie Astier, où il faut ramasser 5 tasses à l’écran, mais sans aucune conséquence ni récompense diégétique. Dans le domaine des jeux pornographiques, le travail de Robert Yang comme Rinse and Repeat24 commente les constructions sociales des masculinités avec humour dans le cadre d’interactions homosexuelles. Même un jeu aussi simple qu’Alberts Drøm propose une vision politique des jeux vidéo qui est décroissante, bicolore, humoristique et qui va à l’encontre des canons de vitesse des jeux d’arcade contemporains.
Les petits jeux ne promeuvent pas forcément le slow play (une pratique consistant à jouer au même jeu le plus longtemps possible), mais le small play, soit de jouer à des jeux plus petits, moins énergivores dans un monde au bord de la catastrophe climatique. Ils sont également moins chronophages pour les développeur·euse·s et les joueur·euse·s et peuvent diminuer les effets du playbour25, soit de la charge mentale ou de travail comme il peut y avoir dans les free-to-play et les jeux de rôles massivement multijoueur·euse·s (entre autres genres) qui demandent un investissement en temps et en mémoire qui peut devenir considérable.
En mettant en avant des formes courtes de jeux vidéo, souvent gratuits et accessibles en ligne, les petits jeux rendent le médium plus accessible à la fois en tant que joueur·euse·s et développeur·euse·s potentiel·le·s. Il s’agit d’un corpus qui œuvre pour une histoire populaire des jeux vidéo à travers l’exercice de la démocratie populaire, que l’on peut voir à travers les jeux sur l’expression de la sexualité dans le cas des jeux pornographiques. Si définir un genre des petits jeux n’est pas toujours le plus pertinent selon les corpus et les approches, il permet de donner de la visibilité à un corpus qui n’est jusqu’alors que très peu étudié dans les études de l’histoire des jeux vidéo.