Les contributions de ce dossier sont réunies à double titre : d’une part, elles étudient les échanges littéraires et artistiques au xxe siècle, dans le domaine géographique s’étendant à l’est de la France, de la Pologne à la Chine en passant par la Russie, tout en incluant le domaine culturel français pour la grande majorité des thématiques traitées – les transferts des idées et mouvances artistiques et littéraires telles que le symbolisme, les circulations des acteurs et médiateurs de ces transferts, les manifestations des interactions culturelles au sein des œuvres et des ego-documents (lettres, mémoires, marginalia et autres documents d’archives), le rôle des traducteurs et l’impact des contextes dans ces transmissions.
Au-delà de la contribution au vaste domaine de l’étude des transferts littéraires et culturels, ces articles visent à attester les paradoxes et des limites des circulations analysées. Ainsi, la contribution de Laetitia Le Guay cherche à démêler la nature paradoxale des traces textuelles laissées par les années parisiennes du compositeur Serge Prokofiev, de la Belle Époque aux Années folles. Menant une enquête minutieuse sur les liens reliant l’auteur de Pierre et le Loup à la capitale de la France, à l’époque de la Russie tsariste puis soviétique, l’article propose une nouvelle lecture de cette période de la vie de Prokofiev, plus nuancée que celle offerte par le Journal de l’artiste lui-même. L’investigation menée à partir de sources variées met en évidence la très rare présence du nom de Prokofiev dans les ego-documents de ses contemporains français : autobiographies et correspondances d’écrivains impliqués dans la vie musicale de l’époque (Paul Claudel, Jean Cocteau, André Gide, Paul Valéry, etc.), journaux intimes et mémoires de compositeurs et autres membres des cercles fréquentés par le compositeur russe. Ce silence contraste avec les articles consacrés à Prokofiev dans la presse parisienne, tout comme avec son intégration manifeste au sein des milieux artistiques de la capitale. Laetitia Le Guay souligne à propos de cette constatation énigmatique :
Comment la comprendre ? Que dit-elle de sa réception ? Ces questions mettent en jeu non seulement les débats esthétiques de l’époque, mais le fonctionnement de la vie musicale à Paris, le rôle des salons, la place des étrangers dans les milieux qui font la mode, sans oublier les interférences entre musique et politique.
Les interférences entre l’art et la politique sont également au centre de l’attention de Marie-Christine Autant-Mathieu. Sa contribution consacrée à l’étude de la tournée de Mei Lanfang avec l’opéra de Pékin à Moscou et Leningrad au printemps 1935 met en lumière les tentatives de mettre en place puis instrumentaliser un « transfert culturel imposé » dans le domaine des arts de la scène. L’article se penche ainsi sur un épisode fascinant de l’histoire de l’art du xxe siècle, dans lequel chaque protagoniste issu du monde des arts de la scène « parlait pour soi ». Ainsi, les efforts déployés par les acteurs de l’avant-garde théâtrale soviétique – Meyerhold, Eisenstein, Tretiakov – pour se saisir de cette rencontre avec l’art traditionnel chinois ne permettent pas d’orienter le cours de l’histoire de l’art dans le sens du renforcement des positions de l’art non réaliste. Au contraire, comme le souligne Marie-Christine Autant-Mathieu, cette première tournée en Union soviétique de l’opéra de Pékin fournit l’occasion aux responsables de la politique culturelle « d’englober et de noyer la théâtralité dans le réalisme, puis, dans les années 1950, elle facilita l’implantation en Chine d’outils pédagogiques empruntés à l’école stanislavskienne pour développer le théâtre parlé et qui restent utilisés aujourd’hui ».
Les quatre autres articles du dossier se rapportent au domaine littéraire dans les espaces s’étendant de la France à l’Europe de l’Est et la Russie, et offrent une vue chronologique, qui commence dans les premières années du xxe siècle. L’article de Rosina Neginsky propose une contribution à l’étude du rôle de Zinaïda Venguérova, traductrice et médiatrice de la littérature française, qui joue un rôle non négligeable dans la diffusion de la connaissance de l’art préraphaélite et symboliste en Russie au début du xxe siècle. En croisant les écrits de Venguérova et les œuvres que celle-ci commente ou traduit, et en intégrant les résultats des travaux précédents menés dans ce domaine, Rosina Neginsky cherche à décrire la pensée de Venguérova comme celle d’une théoricienne du symbolisme. Dans ses travaux de critique littéraire et traductrice, elle vise notamment à distinguer le mouvement décadent, le symbolisme et le modernisme, et à implanter sa vision de ces catégories parmi le public russophone. En explorant le rôle de Zinaïda Venguérova dans la diffusion du symbolisme occidental en Russie, l’article offre une étude transnationale qui relie la littérature, l’histoire des idées, et les mouvements artistiques.
Le relais chronologique est repris dans les contributions consacrées aux personnalités issues de la première vague de l’émigration russe. C’est le cas de l’article de Caroline Bérenger intitulé « Ariane ou l’immortel féminin de Marina Tsvetaeva. Réécriture d’un mythe », qui analyse la pièce de théâtre Ariane de Marina Tsvetaeva, rédigée en 1923-1924. Envisageant le grand poème de Tsvetaeva à travers le prisme du fond culturel européen qui forme la charpente poétique du texte, l’article met en lumière la genèse de l’ouvrage. Ariane de Tsvetaeva, se situant entre la tragédie classique et le mythe antique, remonte ainsi « aux origines de la culture européenne », tout en réactualisant le mythe de Thésée et en en transformant la portée.
Les « réfractions mineures et vivantes » des lectures de Marina Tsvetaeva sont présentées dans l’article de Svetlana Garziano consacré aux notes manuscrites et autres documents d’Alla Golovina née baronne de Steiger (1909-1987), conservés au sein du fonds slave des Jésuites de la bibliothèque Diderot de Lyon. L’analyse des marginalia de la bibliothèque privée d’Alla Golovina, poétesse appartenant à la jeune génération de la première vague de l’émigration de l’Empire russe en passe de devenir l’URSS, permet d’apercevoir d’une manière décalée et originale certaines particularités de la vie littéraire russophone en exil dans la période de l’entre-deux-guerres, dans toute son effervescence de rencontres et d’influences. L’article retrace également le parcours de cette poétesse considérée comme autrice mineure de sa génération et peu connue en France.
La publication qui clôt le dossier nous mène dans l’immédiat après-guerre, en Pologne. Dans l’article intitulé « Faut-il sauver Proust ? Lire, traduire et publier À la recherche du temps perdu dans la Pologne de l’immédiat après-guerre (1945-1948) », Anna Saignes nous livre son travail consacré à la réception d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust en Pologne populaire. Les « usages de Proust » sont examinés à l’aune de l’idéologie marxiste, dominante dans la nouvelle Pologne. L’œuvre de Proust devient une pierre d’achoppement dans les débats culturels : entre la campagne anti-proustienne, décriant une œuvre provocatrice au regard des exigences du réalisme socialiste et les stratégies employées par certains intellectuels pour réhabiliter le romancier français, c’est paradoxalement sur les pages de Kuźnica, revue hebdomadaire, la plus marxiste de l’époque, que les lecteurs trouvent la défense la plus fervente de Proust, sous la plume de Paweł Hertz. Les articles de ce dernier, rassemblés plus tard dans le Carnet de notes d’un observateur, constituent « un objet curieux : une tentative de réconcilier Proust avec le marxisme-léninisme, par un anticommuniste converti en communiste orthodoxe, qui publiera une traduction polonaise de Jean Santeuil en 1969 ». L’article montre que cet épisode de l’histoire littéraire transfrontalière « marque une rupture entre deux visions irréconciliables de la littérature et de son rapport au réel », tout en attestant « à quel point l’œuvre de Proust constitue un contre-modèle puissant, capable de mettre en crise les fondements mêmes de la littérature normative et idéologique ».
Nous tenons à remercier les contributrices de ce dossier pour la richesse de leurs contributions permettant de valoriser les échanges interdisciplinaires ainsi que les approches variées et complémentaires de l’étude des circulations transnationales qui sous-tendent l’histoire de la culture et de la littérature. Merci également au travail des experts français et étrangers pour la qualité de leurs retours lors de l’évaluation en double aveugle. Nous sommes enfin reconnaissants à l’équipe de Prairial pour leur accompagnement dans le travail éditorial.
D’autre part, ce dossier s’inscrit dans les activités du séminaire « L’espace littéraire de Berlin à Vladivostok », qui organise trois à quatre séances annuelles autour de ces enjeux. Créé en 2017-2018, il rassemble des chercheuses lyonnaises, grenobloises et nancéiennes des laboratoires MARGE (Lyon 3), IHRIM (ENS), ILCEA4 et Litt&Arts (Université Grenoble Alpes) et LIS (Université de Lorraine). Il est organisé en collaboration avec la bibliothèque Diderot de Lyon (ENS), grâce au soutien de la responsable des fonds slaves. Consacré aux littératures d’Europe centrale et orientale, et de Russie, il se propose d’explorer les transferts culturels et les circulations intellectuelles, artistiques et linguistiques à l’intérieur de cet espace. Ce dossier ne représente certes pas tous les possibles géographiques et linguistiques couverts par le séminaire, dont les prochaines séances prolongeront les réflexions et donneront vraisemblablement lieu à une autre publication, par-delà les comptes rendus déjà disponibles sur le carnet Hypothèses des fonds slaves de la bibliothèque Diderot de Lyon1.