Introduction
Le design est une activité de recherche. Mais de quelle recherche s’agit-il ? Est-elle scientifique ? Pour une part sans doute, et l’on voit des chercheurs comme Annie Gentès, Armand Hatchuel ou Alain Findeli préciser quelle épistémologie ou quelle analytique de la conception sont propres au design. Pourtant, si l’on veut être fidèle au design, il faut garder à l’esprit que cette recherche a chez certains designers la force d’une quête de sens qui confine parfois à une attitude religieuse. Lorsque Walter Gropius, très conservateur avant-guerre, essaie après 1914-1918 de survivre à ce traumatisme en fondant le Bauhaus, il confie que, « comme touché par un rayon lumineux1 », il devient progressiste en « une nuit2 », laquelle rappelle la Nuit de feu de Pascal. Dans une lettre de mars 1919, Gropius écrit :
Il aura fallu la purification intérieure par le fait de la guerre. Beaucoup de souffrance intérieure à la guerre m’a transformé de Saül en Paul. Rentrant de la terrible épreuve, hébété, épuisé, je me jetai il y a trois mois comme un fou furieux dans la vie de l’esprit et j’ai aujourd’hui la rassurante satisfaction d’être arrivé, par mes propres forces et dans ce laps de temps relativement court, à garder mon équilibre et toucher un sol neuf. Je sais aujourd’hui avec certitude que cela ne fut possible qu’au prix d’une complète transformation intérieure et d’une ouverture à l’inquiétante force ascendante de la nouveauté3.
Gropius dit donc explicitement que le cheminement intérieur le conduisant au projet du Bauhaus fut son chemin de Damas.
Plus tard, et dans un contexte historique moins dramatique, Alessandro Mendini fait au Chili l’expérience d’une retraite de trois jours au sommet de la cordillère des Andes. Il n’est pas à l’initiative de cette retraite. C’est, comme il le raconte, son « ami » le « doyen de la faculté d’architecture et de design de l’université catholique » de Santiago qui l’emmène dans ce lieu en lui disant :
« Alessandro, j’ai pris une liberté. Cette fois-ci pas d’université et pas d’étudiants. Tu te disperses dans trop d’activités, je sais que tu as besoin d’une expérience solitaire spéciale. Je te laisse ici tout seul et je viendrai te chercher dans trois jours. »
En effet je passai trois journées extraordinaires dans cet espace enchanté, vide et sidéral […]. Quand après trois jours le doyen me ramène à l’aéroport, à l’enregistrement il m’embrasse, et me chuchote à l’oreille : « Alessandro, gare à toi. Tes objets pourraient tuer ton âme ».
Et c’est sur ce dilemme que je continue mon travail4.
Étonnante direction de recherches que celle de ce doyen amical, dont Mendini tient à faire part dans un cadre universitaire, lors de sa Lectio laurea ad honorem à la Faculté des sciences et des techniques appliquées de l’université de Milan, le 4 avril 2006.
Ettore Sottsass, au cours des années 1970, se retire, lui aussi, plusieurs fois dans des lieux désertiques en Europe ou en Amérique, pour y pratiquer un design élémentaire. Il s’exprime ainsi sur ses retraites au désert :
Je sentais une grande nécessité de visiter des lieux déserts, des montagnes, d’établir un rapport physique avec le cosmos, seul endroit réel, justement parce qu’il n’est pas mesurable, ni prévisible, ni contrôlable, ni connaissable […]. Il me semblait que si l’on voulait reconquérir quelque chose, il fallait commencer à reconquérir les gestes microscopiques, les actions élémentaires, le sens de sa propre position5.
Gropius, Mendini, Sottsass, ne sont que quelques exemples pour d’emblée inviter à se méfier d’une approche exclusivement épistémologique de la question de la recherche en design. Aujourd’hui même, le développement du design fiction, par sa création d’images et de récits tout à la fois apocalyptiques et fondateurs, n’a-t-il pas une dimension, sinon religieuse, du moins profondément littéraire ? Et, à sa manière, le design ne semble-t-il pas nous dire, comme une madeleine l’évoquait au narrateur de la plus célèbre des recherches, « saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâches à résoudre l’énigme de bonheur [et d’inquiétude] que je te propose6 » ?
C’est un fait : les théoriciens du design, les designers eux-mêmes, ne cessent de constater la résistance que la pratique du design oppose à une mise en œuvre formalisée de son action, ce qui pose, bien entendu, un problème méthodologique pour l’intégrer à une démarche scientifique universitaire. On pourrait faire l’hypothèse que cette résistance n’est due qu’à une confusion, qu’à l’effet d’un manque de pensée. Mais cela impliquerait de soutenir, comme le fait Stéphane Vial, qu’« il n’y a pas de pensée du design. Ni chez les designers ni chez les philosophes », puis de se juger capable d’« anéantir une bonne fois pour toutes cette confusion et tracer une ligne de démarcation claire entre design et non-design7 ».
Dans cet article, nous privilégierons une autre voie. En réalité, bien des designers et des philosophes ont pensé le design avec profondeur – une profondeur parfois empreinte de religiosité. Or, ils le pensent précisément comme ambivalent par essence : à la fois poison et remède (pharmakon8) chez Bernard Stiegler, en « tension9 » pour Pierre-Damien Huyghe, apparemment « élégant, amical et bon », mais en secret ayant « partie liée avec la ruse et la perfidie10 » pour Vilém Flusser, « matrice fondamentale de la vie » et « zone limite » de « faille11 », pour Victor Papanek, « “humain, trop humain” » et ouvert « à une dimension extrahumaine12 », pour Anthony Masure. Ainsi, en amont des problèmes épistémologiques que pose le design (son jeu déroutant), nous n’avons pas affaire ni chez les philosophes ni chez les designers, à une pensée indigente de sa nature, mais à la mise en évidence de son enjeu intense et déroutant, selon lequel l’homme oscille avec lui entre amélioration de l’habitabilité du monde et catastrophe, entre bien et mal, entre salut et perdition, entre artificialité et quête du réel. Les quelques mots de Gropius, de Mendini et de Sottsass, que nous avons rapportés de manière liminaire, témoignent de cet enjeu fondamental, obscur, troublant, que l’on voudrait ici essayer de mettre au cœur d’une réflexion sur les problèmes que pose la recherche en design.
Pour saisir cet enjeu, on peut, à l’instar de Vilém Flusser, partir de l’étymologie du terme « design ». Flusser fait remarquer que « selon l’étymologie “to design” veut dire “dé‑signer” quelque chose, lui ôter son “signe”13 ». Dé‑signer est un acte décisif et grave pour Flusser, car il abolit un monde pour en créer un nouveau. Le premier hominidé qui brisa en Afrique une pierre pour en obtenir un tranchant a dé‑signé l’existant naturel « pierre », et y a vu un potentiel d’objet tranchant, qu’il a donc désigné autrement. Par ce design un animal sort de la nature, tout comme Adam et Ève en sortent par une feuille de vigne dé‑signée, devenue vêtement. Ce sens fondamental du mot « design » ne nous est pas coutumier. Il surprend surtout une oreille française qui n’a pas l’habitude d’entendre dans ce vocable l’évocation d’un acte fondateur, aux applications par conséquent nombreuses, voire infinies ; toutes choses qu’un anglophone est plus à même d’entendre. Il n’y a qu’à lire un générique de film en langue anglaise pour constater à quel point les Anglo-saxons appellent sans souci particulier « design » un grand nombre d’activités différentes. Selon ce sens, l’homme, au titre de faiseur ou d’homo faber, enlève donc des signes (naturels ou culturels) pour en inventer d’autres, et il instaure de la sorte des mondes successifs au cours de l’histoire, au lieu d’être enfermé, comme l’animal, à l’intérieur d’un comportement répétitif dans un monde donné une fois pour toutes. Le design se trouve par-là rapporté à l’être même de l’homme ; un être qu’on ne peut pas réduire à un être‑dans‑le‑monde, et qui consiste en un être‑au‑monde auquel Heidegger a donné le nom de Dasein. Cet homme fondamental, cet Homo designensis, n’est pas un simple être‑là appartenant à un monde, avec une identité donnée, mais il est étrangement le « là » lui-même – « l’être le là14 » –, ouvert à ce qui est, et qui par son design fait des mondes sans jamais leur appartenir définitivement. En somme, l’« ouvert » créateur ne va jamais sans une « béance15 » inquiétante et destructrice, et le design ne peut pas designer sans dé‑signer.
Ce sens ontologique heurte notre conception communément admise du design en tant qu’activité historiquement datée et circonscrite à l’apparition et au développement de la société industrielle. On risque donc de ne voir dans cette généralité fondatrice qu’un sens métaphysique ou mythologique fumeux, qu’un fourre-tout mêlant art, technique et design. On dira, aussi, que c’est trop vouloir déduire d’une simple étymologie : l’argument étymologique n’a-t-il pas le défaut de ne réfléchir que sur des mots et non sur des choses ? Ne s’agit-il pas – circonstances aggravantes – de mots de philosophes, et non de ceux de designers réfléchissant leur pratique ? Pour répondre à ces critiques, nous pouvons d’abord faire valoir que des designers, et non des moindres, argumentent en faveur de ce sens ontologique et fondamental du design.
C’est clairement le cas chez Victor Papanek quand il écrit que le design se situe « à l’interface de plusieurs disciplines », et que « toute tentative de faire du design un secteur séparé, une chose‑en‑soi, va à l’encontre de sa valeur propre de matrice fondamentale de la vie16 ». Afin de faire comprendre sa définition du design comme « matrice fondamentale de la vie », Papanek compare l’animal et l’homme :
La réaction de l’espèce humaine face à son environnement est différente de celle des animaux. L’espèce animale s’adapte autoplastiquement aux modifications du milieu (la fourrure s’épaissit l’hiver, la race se transforme totalement sur un cycle de 500 000 ans) ; seule l’humanité transforme la terre elle-même pour satisfaire ses besoins et ses désirs. Ce travail de création et de remodelage est passé sous la responsabilité du designer17.
Nous comprenons donc que Victor Papanek appelle « design » la disposition spécifiquement humaine qui consiste à créer de manière artéfactuelle ses conditions de vie. L’homme, à tout moment du temps, n’est pas dans un monde comme l’animal, mais au monde, et de la sorte il ne cesse d’être le faiseur de mondes évolutifs et changeants (non pas l’autoplasticité des animaux, mais la cosmoplasticité proprement humaine). C’est en ce sens ontologique que Victor Papanek écrit que « les hommes sont tous des designers18 » ; et c’est aussi à ce sens que se réfère Ettore Sottsass, pour ruiner la réalité de ce design capitaliste et « méchant » qu’on lui reproche de pratiquer, en disant : « qu’on ait l’impression de faire du design ou non : on en fait toujours […]. C’est pourquoi, design ou pas, il y a toujours un designer19 ». Selon un tel concept, le design est bien la matrice fondamentale de la vie humaine, qui, comme matrice, ne peut pas se limiter à une place dans le monde – c’est-à-dire à tel ou tel moment de l’histoire, ou à tel ou tel positionnement politique (capitaliste, anticapitaliste), ou bien encore à tel ou tel rapport avec d’autres activités : industrie, art, artisanat, économie, ingénierie, marketing, etc. –, parce qu’il crée, et recrée sans relâche, cette place elle-même. Au nom de ce design en tant que caractéristique fondamentale de l’humain, il n’est pas usurpé de dire, en référence à Heidegger, qu’il est historial (c’est-à-dire fondant l’histoire) et qu’il n’est pas seulement historique (c’est-à-dire appartenant à l’histoire). Cela conduit Papanek à récuser pour notre époque une conception spécialisée et territorialisée du design, et à argumenter en faveur d’un design de l’entre, de l’interfaciel, qu’il appelle « le design intégré20 » (par opposition à « séparé »), dont la vocation cosmoplastique rejoint le « design world21 » de son ami Richard Buckminster Fuller.
László Moholy-Nagy, quelques années avant Papanek, s’était lui aussi opposé à une définition et une pratique du design comme activité spécialisée. Pour lui, le design embrasse la totalité de l’existence, et ce « design pour la vie » n’est donc pas réductible à une place dans le monde, à « une profession » : « l’idée du design et de la profession de designer doit passer de la conception d’une fonction spécialisée à celle d’une attitude généralement apte à l’ingéniosité et l’inventivité22 ». L’attitude se distingue du comportement par son absence de programmation. C’est lorsqu’on ne sait pas comment se comporter qu’il faut se donner une attitude, prendre une attitude. On joue. La manière d’être là qu’on appelle « attitude » a du jeu, est un jeu. Elle nous permet de tenir, pleine de ressources (resourcefulness), quand un monde ne nous correspond plus, et déjà elle invente (inventiveness) une autre manière d’y être. La spécialisation – tant vantée aujourd’hui sous le nom d’expertise, puisqu’il n’y a d’expert qu’en son domaine – est une étroitesse, et Papanek, se référant aux propos de Buckminster Fuller, rappelle avec humour et pertinence que la spécialisation définit en réalité l’animal, car « toute créature est plus spécialisée que l’homme23 ». L’idée de design expert est donc dénuée de sens.
Ainsi, le design dé‑signant et désignant, par son caractère fondamental d’ouverture et de béance, ne tient pas en place, et retourne comme un gant nos valorisations les mieux établies. C’est aussi pourquoi il conduit l’épistémologie qui veut le suivre avec rigueur à entrer, comme contaminée par son objet, dans des ingéniosités et des inventions conceptuelles étonnantes et fécondes. Par exemple, l’idée traditionnelle de discipline se montre vite inadaptée pour le penser : dès le Bauhaus, qui met « en tension24 » art et industrie, elle s’avère inopérante, et il vaudrait mieux convoquer pour le décrire les idées de transdisciplinarité ou d’interdisciplinarité. Mais, même ces idées ne vont pas assez loin, et ce rôle médiateur et interfaciel qu’on lui a peu à peu reconnu est remis en cause. Ainsi, dès 1979, Mendini écrit :
Il ne faut pas occuper les zones disciplinaires, mais les zones infradisciplinaires et ne pas substituer au mot projet le mot vie, au sens où « vivre » implique tout le monde, et le projet uniquement les spécialistes. Il est important de tendre vers la déspécialisation du projet, vers l’acquisition d’attitudes existentielles discontinues, incohérentes, libératoires et corporelles25.
Aujourd’hui on se risque même à parler d’« alterplinarité26 », voire d’« in-disciplinarité27 ». Ces épistémologies de plus en plus ouvertes, au risque d’une béance sur l’irrationalisable – Annie Gentès parle, elle-même, de « trou » (« gap28 ») entre humanités et ingénierie –, sont en soi passionnantes, mais nous laisserons à d’autres le soin d’en évoquer le détail mieux que nous ne saurions le faire. Ce qui nous importe, c’est seulement de les avoir fait voir comme des effets d’un fond proprement ontologique, qui, comme fond, tout à la fois détruit, dé‑signe, reprend tout en lui, et crée, de sorte qu’il est sans territoire.
Mais, si le design a bien ce rôle ontologique de matrice, alors l’usage historique du terme « design », depuis son emploi par Henry Cole, en 1849, dans son Journal of Design and Manufacture, n’a dû désigner qu’en apparence une activité spécifique et nouvelle, et se référer en profondeur à une action cosmoplastique fondamentale. Cette interprétation historiale du design historique implique qu’une crise du monde ait originairement, puis sans cesse, été provoquée par l’essor de l’industrie placée aux mains d’un capitalisme libéral, en suscitant dès lors une action cosmoplastique appelée « design », sans que quiconque, situé à l’intérieur de ce monde, ait pu d’emblée en avoir une claire conscience. Cela expliquerait que le terme « design » soit devenu une véritable savonnette sémantique. La question est de savoir si cette hypothèse d’une crise continue du monde industriel, tout à la fois provoquée par le design et combattue par lui, est une hypothèse recevable. Nous pensons que oui, pour quatre raisons essentielles.
L’exemple de Gropius montre que la guerre fut l’une de ces raisons. Il est clair que ce n’est pas la guerre qui vient d’apparaître dans l’histoire en 1914, mais la guerre industrialisée avec un impact pour la première fois mondial.
Si l’on veut comprendre l’audace et la tension intérieures au design du Bauhaus, il faut comprendre que Gropius, et toute sa génération, demandent alors, en tant que designers, à l’industrie d’être le remède à son propre poison. Gropius a en effet connu dans les tranchées les affres de cette guerre industrialisée, notamment la présence diffuse et mortelle du gaz chloré, par lequel la puissance industrielle vient de coloniser l’atmosphère, initiant ce que Peter Sloterdijk appelle l’« air-design29 ». Pour Gropius, il s’agit donc de demander à un design industriel hautement destructeur, et répandant une guerre mondiale, d’être aussi créateur. Il ne s’agit pas seulement de libérer le design industriel d’une aliénation économique à une fonctionnalité programmée et à une rentabilité, mais de conjurer son potentiel meurtrier. Or, Gropius sait pertinemment que le design est, et reste, une activité par essence dangereuse, et dans sa lettre de mars 1919, déjà citée, s’il dit lui devoir de « toucher un sol neuf », il n’en évoque pas moins « l’inquiétante force ascendante de la nouveauté30 ». Comme l’écrira plus tard Vilém Flusser, avec le design nous n’avons jamais affaire à « une bonté pure », mais à un « bon à quelque chose31 », et le bon à quelque chose est réversible est ouverture et béance sans fin. L’homme‑designer est par conséquent à comprendre comme l’homme de toutes les virtualités : celui qui voit, certes, en créateur, que l’industriel (un nouveau matériau, un nouveau processus) n’est pas limité à ce que le marché en fait, mais aussi celui qui « s’est décidé contre la bonté pure32 ». Cette formule de Flusser ne signifie absolument pas que le designer est voué exclusivement au mal, mais qu’il est confronté à un bien réversible où « le diable est aux aguets33 ». En somme, à propos de ces virtualités que le Bauhaus explore, il faut se garder d’un double contresens : d’une part, croire que ce serait l’art seul qui apporterait la part d’invention en l’ajoutant à l’industrie, alors qu’elle procède du potentiel de l’industriel lui-même, et, d’autre part, croire que cette invention sera nécessairement bonne parce qu’on la désire bonne. Pour l’Homo designensis, dès l’origine et à jamais, il n’y a pas de désignation d’un monde nouveau sans dé‑signement chaotique d’un monde établi, pas de création sans destruction, pas de potentiel du bien sans potentiel du mal. Le bon design, qui ne se croirait que bon, n’est qu’une bien-pensance et un angélisme irresponsable.
Le second motif de la déstabilisation du monde tient à l’usage que le capitalisme libéral fait économiquement de l’industrie. Dès William Morris, des designers – qui ne portent pas encore ce nom – prennent conscience des dégâts sociaux et culturels que le capitalisme occasionne. Même Henry Cole, d’abord enthousiaste, s’inquiète, comme le rappelle l’historienne du design Alexandra Midal : « en Angleterre, les promoteurs de la manufacture de l’art, et Cole le premier, sont eux aussi sceptiques et s’inquiètent des conséquences de la révolution industrielle sur l’environnement, les hommes et la qualité de leurs réalisations34 ». Cependant, Henry Cole ou William Morris font une lecture politique de cette crise, c’est-à-dire qu’ils en cherchent les causes à partir des acteurs du monde qui est en place (les dominants et les dominés). Or, les dégâts provoqués par le développement industriel au sein d’une économie capitaliste ne trouveront pas au cours du xixe siècle et du début du xxe siècle leur résolution politique, ni de manière libérale, ni de manière marxiste, et il faudra attendre un siècle pour qu’apparaisse l’idée – avec Joseph Schumpeter – que l’on n’a pas affaire à une tension politique entre dominants et dominés, mais à une fatalité intérieure au capitalisme l’entraînant inéluctablement vers sa mort35. Schumpeter donne le nom de « destruction créatrice36 » à ce mécanisme fatal. Pour le décrire rapidement, nous pouvons dire qu’il consiste dans une course à l’innovation au sein de la compétition économique, qui engendre une violence sociale d’abord concentrée sur les moins innovants, puis qui s’étend à toute la société, car les aptitudes des hommes et des entreprises à s’adapter à ces innovations disruptives sont sans commune mesure avec la vitesse à laquelle elles s’enchaînent. Plus l’histoire du capitalisme industriel avance, plus la disruption due aux innovations augmente, et la crise devient un état permanent. Bernard Stiegler n’était pas loin de penser, peu avant sa mort, que nous étions aujourd’hui parvenus à l’état quasi terminal de cette destruction du monde social37.
Il est crucial de noter que Schumpeter, avec le concept de « destruction créatrice », n’écrit pas une économie politique, mais une économie destinale, car il ne s’agit pas, de sa part, d’une prise de position ou de la défense d’une cause, mais de la compréhension scientifique d’une nécessité s’abattant sur les hommes comme un destin. La destruction créatrice correspond alors proprement à ce que Bernard Stiegler appelle un « pharmakon38 », un poison-remède, car les progrès dus à l’innovation ne se produisent jamais sans que se produisent aussi l’épuisement du désir et la destruction des liens sociaux. Le design (historique), en voulant donner forme à ces innovations industrielles dès son origine et jusqu’à nous, est tout à la fois ce qui les favorise et ce qui tente d’en conjurer les effets dévastateurs. En parvenant à en être le remède (l’adaptation sociale), il en aménage déjà l’intensification disruptive. Selon ce sens pharmacologique, le design sauve et détruit le monde en un seul geste. Le design est l’agent infrapolitique de ce destin ; il est lui-même un destin. Ainsi, Stiegler, Schumpeter, Flusser, sont des penseurs qui nous conduisent à concevoir que le design n’existe pas seulement à l’intérieur des polarités politiques et culturelles du monde industriel, mais qu’il les excède de manière créatrice et destructrice, car il fait le « dans » lui-même au risque d’un chaos.
Or, le capitalisme libéral ne se contente pas, par « une injonction à l’innovation39 », d’« employer40 » les hommes comme des ressources humaines flexibles, rendant impossible un véritable « travail41 » comme accomplissement de soi – pour reprendre à Pierre-Damien Huyghe trois de ses concepts –, mais il les produit comme consommateurs par ce que Foucault42, puis Agamben43, ont appelé des « dispositifs », qui, non seulement programment les activités productives, mais captent le désir. Le design participe à l’élaboration de ces dispositifs, pensons par exemple au panoptisme de l’open space, ou bien au capotage des produits qui limite leur utilisation à un « usage » étroit et programmé, et ne les ouvre pas à une « pratique44 » plus libre (notamment la réparation). Son acte de désignation porte alors sur le psychisme de l’homme : il l’assigne, et en dispose. Ainsi se met en place le couple infernal de l’innovation employante (biopouvoir captant la force de production) et de la consommation disposante (psychopouvoir captant le désir), et l’on assiste à un design de l’homme par l’homme. Bien sûr, le design consiste également à prendre conscience de ce façonnage de l’homme par l’homme, et à déjouer cette manipulation, comme veulent le faire aujourd’hui Tristan Harris (ancien designer de services numériques chez Google, et fondateur du Center for Human Technology), ou Mike Monteiro45. Mais comment en sortir ? Par un engagement politique ? Un militantisme ?
Les designers les plus lucides se méfient de cette réponse politique, intra-mondaine, à ce qui nous arrive, et ils aperçoivent dans la succession des révolutions déçues, dans le jeu des oppositions politiques et des mises en accusation de collusion avec le Capital dont ils font souvent l’objet, ce que Sottsass appelle « un gigantesque alibi rhétorique46 ». Cet alibi occulte en effet, pour Sottsass, l’efficience d’un destin qui lui paraît bien plus réel : destin du design lui-même, au sujet duquel il déclare ce « n’est pas un métier que j’ai choisi, mais un destin auquel je ne parviens pas à me soustraire47 » ; et « destin industriel » qui « a mis en échec, fait avorter ou phagocyté toutes les tentatives visant à être marginal, toutes les tentatives visant à concevoir une autre culture qui se présentaient à l’extérieur ou à côté d’elle48 ». Mendini, de même, après avoir tout tenté – du « dé-projet49 » au « redesign50 » –, en arrive, sans aucunement abandonner le design, à l’expérience d’une « conscience malheureuse51 ». S’agit-il, alors, chez ces designers qui se sont pourtant fortement engagés politiquement, d’une impasse politique définitive, d’une impuissance radicale et finalement d’un nihilisme ? Non. Sous les postures et les analyses politiques, Sottsass entrevoit un destin du design dont ne rendent pas compte les catégories politiques, et Mendini pense aussi à « un point de vue pratique, au-delà de l’aspect politique52 ». De quoi s’agit-il ? Quelle est cette réalité extrapolitique du design qu’ils pointent sans vraiment l’identifier, et qui les pousse à demeurer designers au milieu du tourment que le design leur inflige ?
Peut-être ceci. En fait, le monde industriel, régi par la loi du marché, renferme une vérité profonde sur l’homme : ce monde, qui est par l’un de ses côtés trompeur et manipulateur, exhibe la vérité éclatante et rude que l’homme, comme être le là, est dénué d’essence et de monde et qu’il a par conséquent le pouvoir de designer l’une et l’autre, au point d’en être arrivé aujourd’hui (particulièrement avec la phase postmoderniste de la culture occidentale) à jouer avec toutes les essences et tous les mondes qu’il s’est donnés. C’est un monde de mondes, capable de consommer n’importe quelle époque et n’importe quelle culture. C’est un monde qui est passé maître dans l’art de manipuler n’importe quelle figure sociologique de l’homme. Ainsi, nous accédons à cette conscience que l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais un produit pour l’homme. Il ne le tue pas, il le designe. L’homme est, de part en part, Homo designensis. Si nous faisons l’effort de concevoir ce qui se passe avec la réalité du fonctionnement de l’économie capitaliste – laquelle est en sa vérité une production incessante de mondes, un « monde » de la consommation et de la production des mondes –, et si donc, nous ne nous tenons plus en quelque coin de ce monde pour le juger selon une opposition qui le structure de l’intérieur, telle la dualité politique, bien trop vague et large, de socialiste et de capitaliste53, nous nous apercevons que le marché n’est pas réductible à une simple soumission au Capital de certains au profit d’autres, mais que c’est une force qui a bel et bien fait de l’homme même sa chose, et qui tourne à vide. Il l’a programmé et utilisé comme vecteur de la consommation et de la production. Il s’agit, par conséquent, d’une anthropoplastie radicale et vide de fins, où un design cosmoplastique inquiétant, et non « socioplastique54 » bienpensant, produit ce monde en tant qu’agent, sans s’y tenir comme un acteur. Pour ceux qui sont parvenus à ce degré de conscience, l’être le là de l’Homo designensis n’est plus alors à tel ou tel monde possible, mais il est – stupéfait, interdit – à son être le là lui-même, paralysé par sa propre puissance créatrice et destructrice. Pour ceux-là, Auschwitz, plus que tout, a été la révélation (apokálupsis) et le point de non-retour de la production de l’homme par l’homme ; et les penseurs les plus profonds du design, qu’ils soient designers comme Mendini55 ou philosophes comme Flusser, l’ont ressenti et l’ont dit :
Auschwitz est la réalisation de la virtualité la plus profonde inhérente à notre culture : l’objectivation de l’homme par l’homme […]. L’incomparable d’Auschwitz, fait unique, c’est la conversion d’hommes en objets sous forme de cendre56.
Alors, le design ontologique, fondamental, en vient à retenir son souffle, ouvert à sa béance même. Le designer n’y renonce pas. Cela n’aurait aucun sens, puisque c’est notre destin, notre être même. Mais, ce design devient pour Mendini le « kaléidoscope57 » d’un « chaos58 », et pour Sottsass il explose comme « une supernova59 ». Ils écrivent respectivement :
Le projet est aujourd’hui amené à affronter le chaos des images, ou, mieux, à donner des images au chaos. Ainsi, il ne peut se configurer que comme une voie lactée visuelle évanescente, toujours en mouvement. Projet et objet ne sont jamais finis […], ce sont des éclats, les tessons d’un système visuel, des fragments de l’imaginaire contemporain […]. La réélaboration esthétique vibre par mille réfractions et combinaisons comme dans un kaléidoscope60.
Je crois pouvoir dire que nous commençons à sentir que nous sommes entraînés par les vents impétueux de ce cataclysme, prêts à être purifiés ou dévorés par les flammes déchaînées, étouffés ou exaltés par les gaz qui glissent à la surface de la Terre. Tout cela, il vaut mieux le savoir, il vaut mieux en parler61.
Le ton est apocalyptique, les références au paradis ou à l’enfer évidentes, et on comprend ici, face aux horreurs avérées et à la perte possible de sens du design de l’homme par l’homme, que la recherche en design puisse, chez certains designers, avoir l’intensité d’une inquiétude religieuse, et qu’on ne puisse pas, en conscience, l’aborder par le seul biais de la question épistémologique de l’élaboration d’un formalisme scientifique.
Mais tout le monde, pas seulement les designers, est concerné. C’est pourquoi aujourd’hui, alors qu’il nous est impossible, sauf mauvaise foi, d’ignorer notre aliénation par les dispositifs, les usages restrictifs, les emplois programmés, nous hésitons à nous révolter et à en sortir. Il ne s’agit pas d’une lâcheté, d’un conformisme, ou d’un manque d’engagement politique, mais d’une sidération se prolongeant en prudence, qui, face à la puissance aliénante et destructrice du « design de nos existences62 », nous retiennent aux portes de la violence. Comme le dit Agamben, nous restons au sein des dispositifs, sans adhésion, « dociles » et « insaisissables […]comme des terroristes potentiels63 ».
Allons-nous sortir de cette stupéfaction par autre chose que la violence ? Le créatif peut-il encore s’articuler au destructif en vue d’un avenir désirable ? Les deux dernières raisons de la crise du monde industriel, que nous allons évoquer pour conclure, nous amènent à penser que cela est possible… Possible, pas certain.
La crise écologique, et la révolution numérique (au titre de dernière innovation disruptive du monde industriel) déterminent notre temps, et sont toutes deux des mises en danger du monde naturel et social. On pourrait voir l’une et l’autre comme le terme apocalyptique du déploiement de l’Homo designensis : l’homme serait en train d’engendrer par le développement des intelligences artificielles son obsolescence définitive, y compris en matière de réflexion et d’invention (les programmes GPT-3, DALL-2, Midjourney, Disco Diffusion), et il épuiserait parallèlement les ressources de l’étroite et fragile Critical Zone64, hors de laquelle aucun vivant ne saurait survivre. On peut même imaginer que pour préserver la nature, l’homme engendrera rapidement une e-Gaïa entièrement faite de data émanant des milieux et des vivants captés ou pucés, mais émanant aussi des hommes soumis à la surveillance écologique de leur comportement. Bref, on serait au seuil de la phase ultime du software qui « dévore le monde65 ». Cela est possible. Pourtant, tout autre chose est aussi virtuellement devant nous, tant à l’égard de la nature que du machine learning.
Anthony Masure, à propos du numérique, met en effet en avant un double paradoxe fertile : d’une part, les machines – même non numériques – sont dans leurs potentialités propres souvent moins machinales que bien des comportements humains, et par conséquent, et d’autre part, l’idée qu’elles pourraient nous aliéner et nous remplacer n’est qu’ un « fantasme de la toute-puissance d’une machine asservie au commandement humain qui renvoie à des logiques plus anciennes de domination et d’asservissement qu’il est urgent de déconstruire66 ». En réalité, le machinique et le programmable ne se superposent pas de manière identique, et un design « moins vertical qu’horizontal, plus collaboratif qu’instrumental67 » est possible avec le machine learning, dont Anthony Masure nous dévoile dans son dernier livre diverses « potentialités créatives68 ». Dès lors, le design de l’homme par l’homme, si aventureux et inquiétant qu’il soit, n’est pas voué au mal de la soumission à un pouvoir programmateur. L’intelligence de et avec l’artificiel, en se libérant « d’un numérique “humain, trop humain69“ », à la fois « ouvre le spectre des objets techniques à une dimension extrahumaine70 », et ouvre l’homme lui-même à la création d’autres manières d’être au monde, que l’on est en train d’expérimenter et d’essayer de conceptualiser sous les termes d’acteur-réseau71, ou de subjectivité computationnelle72.
Or, cette modification risquée, mais inventive et improgrammable de notre existence est aussi le propre d’une attitude écologique bien comprise. L’écologie ne peut pas consister en une simple décroissance ou sobriété qui nous laisserait être ce que nous sommes, des producteurs et consommateurs autocentrés, devenus seulement quantitativement moins envahissants pour la planète. Elle peut encore moins consister en un retour à la nature afin de fuir les affres de notre être le là, car notre être le là n’est pas évitable, et nous ne serons jamais naturels. En revanche, c’est précisément cet être le là qui peut se désanthropocentrer, et « penser et agir avec la nature73 », « penser comme un arbre74 », « habiter en oiseau75 », « s’enforester76 », ou même prêter sa plume à un fleuve, la Loire, en tant que « fleuve qui voulait écrire77 ». Là aussi, comme avec le machine learning, s’ouvrent pour notre être le là d’autres manières d’être présent. Rien n’est écrit. Rien n’est définitivement voué au mal.
Mais, que ce soit avec les machines ou les vivants, l’invention d’autres possibilités de vivre, d’habiter et de penser, suppose de ne pas les maîtriser, de les laisser en partie faire, et, plutôt que de programmer et de surveiller, d’entrer dans un être‑avec qui nécessairement nous échappe. Cette recherche, puisqu’elle est sans modèle, ne pourra pas être entièrement dominée et formalisée. De plus, elle est à comprendre – nous espérons l’avoir montré – comme le geste universel de l’homme en tant qu’être cosmoplasticien. Le design de cet Homo designensis est sans abri et sans monde, son avoir-lieu n’a aucune place, ou les a toutes universellement ; et si l’université est fidèle à son nom, alors, de ce design, elle désignera le lieu de son apérité sans fin, et le terme « recherche » en exprimera de manière académique l’insolente ouverture.