Dans une perspective purement littéraire, la corrélation poétique entre Marina Tsvetaeva et Alla Golovina est sans aucun doute incomparablement asymétrique et, dans l’optique de l’évolution des processus historico-littéraires, pourrait être résumée comme un rapport de force entre un poète russe d’envergure et une poétesse d’expression mineure de la première vague de l’émigration1. À partir de ce schéma ou formule approximative découle l’objectif de notre étude ― analyser l’image de l’un des plus grands poètes russes du xxe siècle du point de vue des œuvres d’Alla Golovina et de ses marginalia dans les livres de sa propre bibliothèque, conservés actuellement aux archives des fonds slaves des Jésuites de la bibliothèque Diderot de Lyon (anciennement préservées à bibliothèque de Meudon).
La vie et l’œuvre d’Alla Golovina
Avant de procéder à une analyse thématique, évoquons sommairement la vie et le cheminement poétique de cette poétesse, Alla Golovina née baronne de Steiger (15(28)/07/1909-02/06/1987), certes peu connue du lecteur français, mais qui peut représenter par métonymie toute cette effervescence artistique en exil dans la période de l’entre-deux-guerres. La lignée généalogique des barons Steiger dite noire2 remonte au xviie siècle, au moment où Christoph von Steiger (23/11/1651-15/08/1731, né et mort à Berne), son ancêtre suisse assez illustre, théologien, juriste, linguiste et homme d’État (membre des conseils du canton et maire de Berne), sera élevé, en 1714, au rang de baron héréditaire par le roi de Prusse Friedrich Wilhelm I puisqu’il aurait défendu les intérêts de ce dernier dans le conflit de succession du comté de Neuchâtel3. L’arrière-grand-père de la poétesse, Friedrich Rudolph von Steiger (1787-1864), après avoir immigré dans l’Empire russe au début du xixe siècle, vers 1815, avait obtenu un poste de haut fonctionnaire. L’un de ses fils, grand-père de notre poétesse, August Eduard von Steiger (1819-1879) a dirigé pendant de nombreuses années une compagnie de transport maritime sur la mer Noire. Marié à une Française, il a eu quatre fils et une fille. L’un d’eux, Serge von Steiger (1868-1937), le père de la poétesse, est né en Suisse, mais a passé son enfance et sa jeunesse sur le sol de l’Empire russe, où il a reçu tout d’abord une instruction secondaire et supérieure, puis a fait une carrière militaire au terme de laquelle il a quitté l’armée impériale avec le rang de colonel. Coulant une retraite paisible, il s’est investi dans les activités du zemstvo de sa province, où il a été élu juge honoraire et maréchal de la noblesse du département de Kaniv de la province de Kiev. Notre poétesse est justement née pendant cette période, en 1909, dans le manoir familial de Nikolaevka, qui se trouve dans le même département de Kaniv. De son second mariage avec A. P. Mikhaïlova, Serge von Steiger a eu quatre enfants : Anatole (07 (20)/07/1907-24/10/1944), qui sera le plus connu de tous, en raison notamment de sa participation à la « note de Paris4 », Alla, Elizaveta et Sergueï. Ils avaient aussi un demi-frère aîné, Boris Steiger, beaucoup plus âgé et qui ne faisait que de rares apparitions dans la famille. Il était né le 11 février 1892 à Odessa et est mort le 25 août 1937. Boris est resté en Russie soviétique pendant les années révolutionnaires et est devenu un baron rouge : dans les années 1920 et 1930, il a travaillé au commissariat du peuple à l’instruction publique. C’est justement lui qui est considéré comme le principal prototype du personnage du baron von Meigel dans le roman Le Maître et Marguerite5.
En 1912, la famille déménage à Pétersbourg et l’année suivante Serge von Steiger est élu député de la province de Kiev à la quatrième Douma. Pendant l’année révolutionnaire de 1917, la famille revient à Nikolaevka. Deux années après, en 1919, ils partent pour Odessa où ils embarquent sur le bateau « Carcavado » à destination de Constantinople. Alla passera, avec ses frères et sœur, près d’une année dans l’école-internat « Le phare », gérée par les Américains. Mais à l’appel du général Dénikine, Serge von Steiger revient, accompagné de ses proches, dans son pays natal pour apporter son soutien aux Blancs. Mais la situation se retourne rapidement et la famille Steiger est de nouveau obligée de partir, cette fois-ci à titre définitif, le 28 février 1920, au moment où la ville d’Odessa est prise par les Rouges. Ils prennent le bateau « Bakou » qui se dirige de nouveau vers Constantinople. Là, après les péripéties de la guerre civile, Alla et sa fratrie passeront trois ans dans un internat mennoniste pour les enfants russes. En février 1923, le père fait venir ses enfants en Tchécoslovaquie où Alla fera ses études, avec son frère Anatole (qui va devenir plus tard, rappelons-le, un poète représentatif de la « note de Paris »), au lycée-internat russe à Moravská Třebová. Ces années d’étude seront décrites dans sa prose autobiographique publiée à titre posthume.
Tout comme Anatole, Alla commence à s’intéresser à la poésie et à écrire des vers. À cette époque, à Moravská Třebová, Ariadna, la fille aînée de Marina Tsvetaeva, y poursuit ses études et Tsvetaeva y fera quelques apparitions pour lui rendre visite. Elle sera remarquée et observée à ce moment-là par les jeunes poètes en herbe du lycée. Après ces études secondaires, Alla entre à l’Université Charles de Prague et y fait ses études de philologie à la faculté de la philosophie entre 1928 et 1931. En même temps, elle participe au cercle de poètes pragois « Skit » [« L’Ermitage »] sous l’égide du professeur-philologue de renom Alfred Bem. Comme nous le savons, Prague à cette époque est un centre culturel et scientifique très important de l’émigration russe6, et M. Tsvetaeva y résidera entre 1922 et 1925. Voici comment Golovina apparaît, d’ailleurs, à cette époque dans la correspondance de Vladimir Nabokov destinée à sa chère épouse Véra :
Nous étions hier à l’Ermitage. Un étroit escalier de pierre, l’atelier de Golovine. Sculptures douteuses le long des murs, pénombre, gens assis sur des espèces de caisses basses, thé, et, à une petite table, le petit Bem qui ressemble à un tsadik. Un certain Markovitch, un jeune homme au teint rouge, a lu une nouvelle prétentieuse et nulle. Exemple : « Elle le filtra à travers ses cils », « Le serveur, qui semblait avoir avalé un mètre » et des titres de chapitres comme, par exemple, « Une blonde sur une longue vague » ou « Le vent de la romance bleue ». Le pauvre a été mis en pièces. Ensuite un poète du nom de Mansvétov, blême, aux cheveux longs et au regard voilé, a lu des poèmes confus pleins de petites expressions à la Pasternak comme « tout à trac », « à l’aveuglette », « sous le boisseau », « ovations » et ainsi de suite. Après cela, la poétesse Alla Golovina a lu d’une voix fluette des poèmes gracieux qui ressemblaient à des jouets. Et ce fut tout. Khokhlov était présent. Il va cet été en Russie. La poétesse Rathaus, la fille de notre meilleur poète lyrique, qui du reste a eu une attaque (il a 64 ans), m’a demandé avec un sourire extasié ce que je pensais de Vicki Baum. Je suis rentré seul à la maison, car Kirill est allé raccompagner son ami Génia Hessen7.
Nous pouvons voir dans cette citation que le « grand » Nabokov, le romancier le plus talentueux et prometteur de la jeune génération émigrée à cette époque, donne un avis « positif » et « gracieux » sur les poèmes d’Alla Golovina.
En 1928, Alla Golovina a commencé à publier ses vers dans le journal Vozrojdénie [Renaissance]. À partir de cette année, sa production en vers paraît dans les périodiques émigrés Vozrojdénie, Rossia i Slavianstvo [Russie et le Monde slave], Roul [Le Gouvernail], Novosti [Nouvelles, Prague], Molva [Les Dires], Metch [Le Glaive], Volia Rossii [Volonté de la Russie], Sovremennye zapiski [Annales contemporaines], Tchisla [Les Nombres], Rousskiïe zapiski [Annales russes], Opyty [Essais], Novyj journal [Nouveau Journal], Grani [Facettes]. Ses publications sont aussi parues dans les anthologies poétiques Ancre [Якорь], Cercle [Круг], La Muse de la diaspora [Муза Диаспоры], À l’Occident [На Западе], ainsi que dans les recueils littéraires Le Neuf [Новь] et Arche [Ковчег].
En 1929, elle épouse le sculpteur et peintre Alexandre Golovine8. Au mois de juillet 1935, après avoir déménagé de Prague à Paris, le couple Golovine trouve un logement sur le boulevard Montevideo dans le seizième arrondissement de Paris. C’est Anatole Steiger qui les introduira dans les milieux littéraire et artistique du Paris russe, et Alla fait connaissance avec les poètes fréquentant le café littéraire La Rotonde9 : Mikhaïl Lounine, Vladislav Khodassévitch, Gueorgui Ivanov, Irina Odoevtseva, Gueorgui Adamovitch, Boris Poplavski, Dimitri Merejkovski, Zinaïda Guippius, Vladimir Nabokov, Roman Gul’, etc. Sur la carte postale qu’elle a envoyée à Alfred Bem pour présenter justement à ce dernier l’accueil qui lui a été fait par le Montparnasse russe, plusieurs auteurs émigrés ont laissé un message poétique parmi lesquels V. Khodassévitch, G. Adamovitch, G. Ivanov, You. Térapiano, G. Raïevski, V. Smolenski, A. Ladinski, S. Charchoune, P. Stavrov et d’autres, avec un post-scriptum de Y. Felzen : « Que l’on aimerait que la dispute littéraire entre Paris et Prague se termine par une conversation amicale à Moscou10 ». L’allitération phonique à l’intérieur des noms des capitales littéraires du siècle d’argent (Pétersbourg et Paris) est substituée chez Felzen par une confrontation dans la littérature d’émigrés russes (Paris/Prague), ainsi que par son souhait de voir la fusion des différentes tendances de la littérature russe en un seul flux créatif, qui symboliserait le locus poétique qui se (re)créera à Moscou, au retour réel ou imaginé des auteurs émigrés.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, Golovina rentre avec son frère en Suisse, puisqu’ils ont gardé, par leurs origines, la nationalité de ce pays. Anatole et Alla, parlant les trois langues – russe, français et allemand – vont trouver un travail dans la censure militaire.
De son premier mariage, Alla avait eu un fils, Serge Golovine (1930-2006), qui sera élevé par ses grands-parents en Suisse dans les années trente, lorsqu’Alla réside à Paris et vient régulièrement rendre visite à sa famille. Puis, il devient un collectionneur de folklore assez connu, un écrivain et traducteur suisse11. En 1951, Alla épousera en secondes noces le baron belge Philippe Gillès de Pélichy, partira pour Bruxelles (où habitait déjà l’ancien membre du Skit, Kirill Nabokov12) en 1955 et y restera jusqu’à la fin de sa vie. De cette union ils auront un enfant, Jean, né le 15 décembre 1951 à Paris13. Cette période belge de sa création sera surtout propice à sa prose.
Sœur et gardienne des archives (dont la correspondance assez abondante avec M. Tsvetaeva) du premier poète de la « note de Paris », elle était assez proche de cette grande poétesse russe ainsi que de V. Khodassévitch, de B. Poplavski, de Galina Kouznetsova et d’autres poètes et écrivains émigrés. De 1935 à 1939, Alla participe activement à la vie littéraire du Paris russe. Membre actif du groupe pragois « Skit » et élève préférée d’Alfred Bem14 (voir son article « La poésie d’Alla Golovina » [« Поэзия Аллы Головиной »] dans Molva, le 17 décembre 193315), au cours de sa vie elle a uniquement publié son seul recueil de vers Le Carrousel des cygnes [Лебединая карусель16]. Ce livre, édité en 1935 aux éditions berlinoises Petropolis avec l’aide de Bem et Abram Kagan17, a été recensé par G. Adamovitch et V. Khodassevitch dans Poslednie novosti [Dernières nouvelles18] et Vozrojdenie 19. Mikhaïl Tsetline, dans l’article « Au sujet de la poésie émigrée contemporaine » [« О современной эмигрантской поэзии »] paru dans les Annales contemporaines, insiste sur le bien-fondé des débats poétiques entre les deux grands critiques émigrés, G. Adamovitch et V. Khodassévitch, et fait le panorama des volumes poétiques de la jeune génération de poètes se trouvant sous leurs influences : Approximations [Приближения] de Lydia Tchervinskaïa, Le Silence [Тишина] de Raïssa Blokh, Conversation avec la mémoire [Разговор с памятью] de Sofia Pregel, Mémoire [Память] d’Ilya Golenichtchev-Koutouzov, La Troisième Heure [Третий час] de Youri Mandelstam, Pierres… Ombres… [Камни… Тени…] de Solomon Bart, La Solitude [Одиночество] d’Ekaterina Tauber et Le Carrousel des cygnes20. En 1936, Ekaterina Tauber, dans la revue bimensuelle Russkoe delo [Mission russe], périodique de l’Union des Jeunes Russes à Belgrade, analyse les nouvelles parutions de l’écriture féminine et présente au lecteur quatre recueils poétiques : Conversation avec la mémoire de Sofia Pregel, Approximations de Lydia Tchervinskaïa, Le Carrousel des cygnes et Vers sur soi-même [Стихи о себе] d’Irina Knorring21. Certains de ces recueils se trouvent bien évidemment dans la bibliothèque d’Alla Golovina et portent des inscriptions marginales. Notamment, nous trouvons le recueil d’Approximations de Lydia Tchervinskaïa (1907-1988) avec sa dédicace à Golovina : « À Alla Golovina, dans l’espoir de mieux se connaître à Paris et à Prague. Amicalement, L. Tchervinskaïa Paris 1935 » (« Алле Сергеевне Головиной, с надеждой на более близкое знакомство ― в Париже ― и Праге. Дружески Л. Червинская Париж 1935 »). Le recueil suivant Aubes [Рассветы, 1937] de Tchervinskaïa est aussi dans sa bibliothèque, avec une dédicace : « À Alla Golovina… Je suis coupable par l’amour / C’est l’amour qui me donne une justification avec une grande confiance Lida Tchervinskaïa Paris mai 1937 » (« Алле Головиной… И только в любви виновата / И только в любви права с большим доверием Лида Червинская Париж май 1937 »). La citation vient de son poème « Je n’ai rien à te dire » [« Мне нечем с тобой поделиться »] publié dans le même recueil. Et le dernier volume de Tchervinskaïa Les Douze mois [Двенадцать месяцев, 1956] comporte une note : « À Alla Golovina pour le souvenir Lida Tchervinskaïa 30 mai 1986 Paris » (« Алле Головиной на память Лида Червинская 30 мая 1986 Париж »).
Deux recueils de ses poèmes Un Ange citadin [« Городской ангел », Bruxelles, 1989] et Les Oiseaux nocturnes [Ночные птицы, Bruxelles, 1990], ainsi que le recueil de nouvelles et de poèmes Villa « Espoir » [Вилла «Надежда», Moscou, 1992] ont été publiés à titre posthume. Efim Etkind caractérise sa poésie dans la préface au recueil Un ange citadin : « Le voyage à l’intérieur de soi-même c’est une singularité propre à la poésie des émigrés russes22 »; « La poésie d’Alla Golovina était indispensable à l’époque, où elle créait ses œuvres avec une intensité toute particulière – dans les années trente23 » ; « Des anges de ce genre, sur des pattes grêles et un air obséquieux comme des corbeaux, il n’y en avait encore jamais eu dans l’histoire de la poésie. C’est à Alla Golovina qu’ils doivent leur existence24 ». Selon E. Etkind, sa poésie se distingue par « son caractère imagé limpide, transparent » et « sa haute spiritualité, associée à une retenue pleine de bon sens25 »).
Ce recueil Un ange citadin, illustré d’une photographie de la poétesse réalisée par Vladimir Subbotine en 1936, est également accompagné d’une courte note autobiographique rédigée pendant la période bruxelloise :
Je suis née en Ukraine, dans le village de Nikolaevka. J’ai émigré en 1920 et ai fait mes études en Tchécoslovaquie dans un lycée russe, au fin fond de la campagne, en Moravie, où j’ai passé six ans.
J’ai commencé à publier, me semble-t-il, en 1931, dans la revue La Volonté de la Russie (Prague). Je n’ai édité qu’un seul recueil de vers, Le carrousel des cygnes, aux éditions « Pétropolis ». Mon deuxième volume de vers, dont la publication a été annoncée aux éditions « Poètes russes », à Paris, n’a pas pu paraître à cause de la guerre.
J’ai été publiée dans Les Annales contemporaines, dans les journaux Le Gouvernail, Renaissance, La Russie et le monde slave, etc. À présent, j’écris sans être publiée. Les contacts littéraires me manquent terriblement, mais mon intérêt envers tout ce qui concerne la littérature russe et les destins russes est immense et indestructible26.
Après la mort de la poétesse, son époux en secondes noces, le baron belge Philippe Gillès de Pélichy, transmet une partie de sa bibliothèque, qui comptait, selon les témoignages, à peu près 7 000 volumes, au musée slave des saints Cyrille et Méthode à Meudon. À partir de 2002, ces fonds documentaires sont conservés aux fonds slaves des Jésuites de la bibliothèque Diderot de Lyon (France). La poétesse a laissé les traces de sa vie et de ses lectures dans ses livres sous la forme de notes, d’inscriptions, de dédicaces et de photographies. Rappelons aussi que la ville de Meudon a joué un rôle indéniable dans l’itinéraire de vie de M. Tsvetaeva elle-même : elle y a vécu pendant six ans environ, à partir du mois d’octobre 1926 et jusqu’au printemps 1932.
Notons également que l’étude des rapports entre A. Golovina et M. Tsvetaeva avait déjà été initiée dans les recherches de Irina Bakanova fondées sur les archives de la poétesse, déposées par Philippe Gillès de Pélichy à la conservation à l’Université d’État des sciences humaines de Russie. Deux articles d’Irina Bakanova en particulier représentent un intérêt certain pour le sujet : « “Nous ne sommes pas ici pour vous juger, chère Marina…” : au sujet des archives d’Alla Golovina » [« “Вам, Марина, мы тут не судьи…”: Об архиве Аллы Головиной »] et « Marina Tsvetaeva et Alla Golovina : histoire de leurs relations dans le contexte de la création littéraire » [« Марина Цветаева и Алла Головина: история взаимоотношений в контексте литературного творчества »]. Ils sont issus de ses interventions au septième et au quinzième colloque international, colloques consacrés à M. Tsvetaeva dans sa Maison-musée à Moscou27.
Plusieurs chercheurs se sont intéressés à la figure d’Alla Golovina : une note biographique est rédigée par Larisa G. Baranova-Gontchenko dans le cadre d’un dictionnaire littéraire en trois volumes, la biographie de Golovina est donnée par Lubov N. Belochevskaïa et Viatcheslav P. Netchaev dans l’anthologie consacrée au groupement de poètes Skit, Efim Etkind précède d’une préface son recueil de vers Un ange citadin, nous pouvons également citer des articles scientifiques sur l’univers poétique de cet auteur publiés par Temira Pachmuss, Ljudmila Sproge, Irina Bakanova et Iwona Ndiaye28.
Les notes manuscrites consacrées à M. Tsvetaeva faites par A. Golovina sur les pages des livres de sa bibliothèque
Dans son livre fondamental pour la compréhension des processus historico-littéraires La littérature russe en exil [Русская литература в изгнании] Gleb Struve souligne :
[I]l est probable que les différentes formes documentaires : critique, essai, prose philosophique, soient reconnues comme une contribution très importante des écrivains étrangers au patrimoine de la culture russe29.
Suivant l’hypothèse évoquée dans la citation ci-dessus, nous allons essayer de reconstruire, dans la mesure du possible, la potentialité de la critique littéraire d’A. Golovina à travers ses notes sur les pages des livres de sa bibliothèque. Une partie de ses livres, dont les premières pages contiennent un ex-libris Alla Gillès de Pélichy, ainsi que d’autres signes personnels, est conservée, comme nous l’avons déjà indiqué, aux archives jésuites de la ville de Lyon. Les notes qu’elle a laissées sur les pages des livres de sa propre bibliothèque relèvent de l’écriture intime et réflexive, du genre de brouillon, des pensées fugitives, qui, en aucun cas, n’étaient destinées à leur verbalisation/publication ; tout ceci leur confère un caractère de cryptogramme dans la culture émigrée russe, qui permettrait de pressentir, de façon nouvelle, l’atmosphère qui régnait et se diffusait dans ses milieux culturels.
L’étude de différentes sources nous montre également que les représentants de l’émigration utilisaient assez souvent le procédé de la fixation de leurs pensées dans les marges de leurs livres, ce qu’on peut par exemple trouver par le biais des idées de G. Adamovitch dans sa préface aux Vers de P. Bobrinskoï :
En écrivant ces lignes, je me prends à me demander si par hasard je n’essaye pas, sans le remarquer, de rédiger des « commentaires » aux vers du comte Bobrinski, contre la volonté de leur auteur ? Non, je fais ces remarques en marge du livre, sans rien y expliquer30.
De façon un peu plus métaphorique au sujet des traces manuscrites sur les écrits, nous pouvons aussi citer quelques vers de Golovina tirés de son poème « Dans un tir de foire » [« В ярмарочном тире », 1929] : « Des visages étrangers rayonnent dans la foule et sur les arbres il y a des marques dorées31 ».
Le deuxième livre de l’exemplaire Blagonamerennyj [Le Bien intentionné] qui se trouve dans le fonds documentaire de Meudon appartenait à A. Golovina. Ici on peut trouver un principe double de ces inscriptions marginales sur les pages du « Parterre » [« Цветник »] de M. Tsvetaeva. Ce texte, précédé de son essai « Le poète au sujet du critique » [« Поэт о критике »], contient des extraits des « Conversations littéraires » [« Литературные беседы »] de G. Adamovitch, publiés dans Zveno [Le Chaînon] en 192532. Golovina, connaissant assez bien ces deux auteurs, continue le dialogue sur les marges de son exemplaire. Notamment, la citation de G. Adamovitch « Avant aussi, on écrivait parfois mal : Marlinski, Zagoskine, Bénédictov, si semblables à certains de nos contemporains33 » est accompagnée d’une interrogation assez laconique qui figure en note de bas de page tsvétaïevienne : « À qui, par exemple ? » (« Кого, например? »), et Golovina répond : « probablement, en parlant de Marlinski, A. pense à Rémizov » (« вероятно, говоря о Марлинском, А. имеет в виду Ремизова34 »). Puis, en parlant des qualités artistiques des œuvres de Piotr Krasnov, le premier critique de l’émigration conclut :
Bien sûr, Krasnov imite tout le temps Guerre et paix, mais, premièrement, il n’y a rien de mal à cela, et deuxièmement, Krasnov est trop malhabile pour copier ou styliser, il ne fait que reprendre la manière de Tolstoï35.
Tsvetaeva fait ici un commentaire en français : « Bref, fait du Tolstoï sans le savoir » (« Словом, “fait du Tolstoï s[a]ns le savoir” »). Golovina met un point d’exclamation à côté de « просто перенимает толстовскую манеру », en ajoutant de façon laconique : « Et c’est si simple ? » (« И это просто?36 »).
D’autres exemples de notes marginales peuvent être trouvés dans le livre d’Ivan Bounine sur Anton Tchékhov, édité à titre posthume. Dans la deuxième note de bas de page de la préface rédigée par Mark Aldanov, nous pouvons lire :
Huippius dans son essai sur N. Tchaïkovski dit : « Il ne faut pas revenir vers les vieux. Il ne faut pas s’engager sur leur voie. Mais il faut prendre ce qu’ils ont à donner, puis aller de l’avant ». – Ivan Bounine a souligné le dernier mot et a écrit en marge : « Où donc, Madame ?37 ». Et plus loin : « M. Kourdioumov dans son livre Un cœur ardent relate le contenu d’un des récits lugubres de Tchékhov. » Ivan Bounine note en marge : « [o]ui, partout [souligné par I.B. – M.A.] chez lui c’est l’horreur et l’abject ». Peut-être qu’il a ressenti lui-même l’injustice de sa remarque (ce n’est pas partout, bien sûr) : en lisant dans le même livre qu’il y aurait une « voie sans issue » chez Tchékhov, Bounine a écrit : « Quelle horrible exagération ! » Toute sa vie il détestait les choses exagérées. Comme si l’auteur d’Une banale histoire était torturé par le sort de l’humanité. I. B. souligne nerveusement le mot « torturé » et ajoute sur la même page « [a]imait les petits-déjeuners, les déjeuners, les dîners, le saucisson Bélov38 ». D’ailleurs, cela aurait pu être écrit par Tchékhov lui-même ; il aurait certainement apprécié cette remarque.
Puis, dans l’introduction, Véra Mouromtseva-Bounina souligne que la seconde partie du livre comprend des notes faites en marge de différents ouvrages sur Tchékhov39.
Dans l’optique de nos recherches, c’est l’exemplaire du livre Le Camp des cygnes : poèmes, 1917–1921 [Лебединый стан. Стихи 1917−1921 гг., 1957], qui représente pour nous un intérêt certain. On y trouve les annotations très intéressantes d’Alla Golovina à la préface de G. Struve. À titre d’exemple, nous pouvons citer ces notes contenues dans la partie finale de cette introduction éditoriale à ce recueil : « Le devoir des émigrés est de rassembler et de publier les poèmes éparpillés dans les magazines et les journaux étrangers, ainsi que le poème “Pérékop40” ». Golovina apporte un bref éclaircissement : « et le poème de la famille royale » (« и поэму о царской семье »). Suivant l’introduction, l’article de Youri Ivask « La noble Tsvetaeva » [« Благородная Цветаева »] est parsemé de notes et de remarques précieuses de Golovina. Au début du texte, le critique présente aux lecteurs l’image du poète en s’appuyant sur l’exemple de sa vie et de sa créativité. Il cite les personnalités commémorées par Tsvetaeva dans ses œuvres artistiques, et Golovina ajoute à la main dans cette liste le Faux Dimitri et B. Pasternak41. La liste des célèbres amants qui se trouve dans l’œuvre poétique de Tsvetaeva est accompagnée d’une note : « Onéguine et Tatiana (ensemble) » [« Онегин и Татьяна (вместе42) »]. Puis, Ivask choisit deux catégories de gens évoqués par M. Tsvetaeva : les talentueux et les opprimés. Golovina en ajoute une troisième : celles qui se distinguent par leur beauté. Les propos du critique « Par la suite, elle a été appréciée par ses ennemis, y compris par Adamovitch43 » sont suivis d’une question laconique écrite à la main : « Quand ? ». Pour répondre au commentaire d’Ivask qui suit : « Sur le plan philosophique, le russe est une langue très peu expressive44 », Golovina lui réplique de façon assez directe : « Et Rozanov ? Et Chestov ? » (« А тот же Розанов? А Шестов?45 »).
La phrase « Du jour au lendemain l’amitié avec l’un des plus doués représentants de cette génération, Anatole Steiger, a rapidement pris fin »46 est soulignée et accompagnée d’un point d’interrogation.
Quant aux propos d’Ivask affirmant dans son texte que « d’une façon ou d’une autre elle a influencé les poètes-membres du groupe « L’Ermitage des poètes47 », la poétesse exprime une protestation assez prononcée, en toute connaissance de cause, puisqu’elle a été membre active de ce cercle poétique : « Il n’y a eu aucune influence » (« Влияния не было »). À la déclaration « Un poète provincial d’un quelconque Homiel ou Moguilev devient David dans sa poésie » (« Захолустный поэт из какого-нибудь Гомеля или Могилева стал Давидом в ее поэзии48 ») A. Golovina rétorque « qu’il s’agissait probablement tout de même de Pavel Antokolski » (« кажется, это был Павел Антокольский, все-же49 »). Elle souligne également un certain nombre de phrases et d’expressions dans l’essai d’Ivask. Voici un exemple de ses relevés graphiques :
Nous n’avons pas pu protéger Tsvetaeva de son vivant ni en Russie en exil, ni en Russie soviétique. C’est la Russie libre qui aurait pu lui apporter la gloire, mais il est peu probable qu’elle y ait trouvé son bonheur, si elle avait vécu jusque-là. Et ce n’est pas certain qu’elle aurait approuvé le culte de sa propre personnalité dans un futur lointain50.
Dans le post-scriptum à l’article « La noble Tsvetaeva », Youri Ivask évoque ses souvenirs sur ce poète hors norme :
L’année 1938. Les rues de Paris avant Noël sont sous la neige. La tempête fait rage dans le quartier de Montparnasse. Marina Ivanovna marche sur le trottoir enneigé, habillée d’un vieux manteau avec un col montant en laine à la mode des années vingt. Sa taille est serrée par une large ceinture en cuir, à la manière des hommes. Installée dans un café à une table blanche, elle a le visage pâle et le nez crochu. Elle produit des mouvements étranges rappelant ceux des oiseaux – tout est à angle droit. En tapotant la table en rythme, elle prononce distinctement : Je n’ai jamais tenu à rien ni à personne, excepté à la poésie. Oui, c’était ainsi, mais c’était son fils Mour, un garçon potelé âgé de treize ans, qu’elle aimait par-dessus tout, elle l’adorait.
Cette rencontre a duré cinq heures, le temps est passé vite. Elle transformait les anecdotes les plus drôles et fabuleuses en mythes et légendes. Ceci dit, les personnages de ces anecdotes étant encore vivants, mieux vaut ne pas les raconter.
La neige tombe, Tsvetaeva s’en va51.
Après le verbe « обожала » (« adorait »), Golovina ajoute ceci : « Il y avait toujours d’autres “bien que” » (« Были постоянно и другие „хотя” »). Avec l’image de Tsvetaeva qui s’en va, Ivask sous-entend la tempête de neige, des éléments de la nature, qui n’est pas d’ailleurs propre aux conditions climatiques de la capitale française. Les souvenirs de cette rencontre dans un café parisien y sont perçus comme un symbole du dernier adieu avec le poète. Dans le poème de Golovina « Protège l’amour, ne pardonne pas l’amour... » [« Береги любовь, не прощай любви… »], le tragique psychologique montré à travers l’image poétique de la tempête (« La tempête de neige noire naît derrière la fenêtre » / « За окном встает черная метель52 ») se traduit par l’expressivité de l’oxymore utilisé. Voici un autre extrait de sa nouvelle « Un tableau effrayant » [« Страшная картина »] où apparaît deux fois la même scène et où la neige et la mort sont sémantiquement liées :
Des sourires malicieux, espiègles, se lisaient sur leurs visages. La faucheuse se tenait derrière, la faux posée de côté bien en évidence, appuyée sur l’épaule d’une fille, copiée de l’original. [...] L’atmosphère était bruyante, festive, et personne ne croyait ni en la neige, ni en la mort53.
Cette image renvoie aussi à une intertextualité blokienne (le cycle « Masque de neige » [« Снежная маска »].
Nous pouvons également mentionner les notes faites par Golovina sur les marges du septième numéro de la revue Novaïa russkaïa kniga [Новая русская книга], notamment à la fin de l’essai « Le vieux et le neuf. Les notes sur le Pétersbourg littéraire » [« Старое и новое. Заметки о литературном Петербурге »] de E. Gollerbach, notes qui présentent bien évidemment un intérêt certain. On voit ici, par exemple, une corrélation entre les deux grands poètes de l’émigration V. Khodassévitch et M. Tsvetaeva :
Bien entendu, il aurait fallu dire quelque chose de sérieux sur le poète Khodassévitch. Probablement, pour vous il n’est qu’un formaliste, mais, dans ce cas-là, comment pouvez-vous prétendre aimer la poésie ou vous y intéresser ? Khodassévitch était apprécié par Biély, pour votre gouverne. Comment est-ce possible que vous n’avez pas fait attention à ce qui se passait sous vos yeux ? Au demeurant, l’article présente un intérêt dans l’ensemble et reste actuel de nos jours.
1957 Al. G.
En outre, il aurait fallu mentionner aussi tout particulièrement Tsvetaeva, et garder plus de respect pour Khlebnikov et Maïakovski54.
Dans cette note d’Alla Golovina, nous pouvons voir qu’elle met ici l’accent sur deux choses : tout d’abord sur l’incontournable figure de son maître V. Khodassévitch55 et puis sur l’importance du phénomène avant-gardiste, futuriste de la poésie russe au xxe siècle, en dressant la liste des grands poètes : M. Tsvetaeva, V. Khlebnikov, Vl. Maïakovski.
Rappelons que dans sa lettre à A. L. Bem datée du 17 novembre 1939 Golovina écrit :
Au milieu de l’été, j’ai été durement éprouvée par la perte de Khodassévitch et le départ de Tsvetaeva, qui équivalait à sa mort pour moi. D’une façon ou d’une autre, ces deux-là avaient toujours été mes amis proches56.
Voici comment V. F. Khodassévitch décrit ses relations littéraires avec Tsvetaeva dans son essai autobiographique Petite enfance [« Младенчество »] :
Moi et Tsvetaeva, pourtant plus jeune que moi, en quittant le symbolisme, ne nous sommes joints à personne et à rien, restant par la suite seuls et “sauvages”. Les classificateurs littéraires et les rédacteurs d’anthologies ne savent pas où nous caser57.
Dans l’exemplaire Le Recueil des vers [Собрание стихов] de V. Khodassévitch de la bibliothèque d’A. Golovina, nous trouvons aussi des annotations très caractéristiques de la poétesse, notamment, après le poème très connu « Devant le miroir » [« Перед зеркалом », 1924] elle écrit :
1934
je récite ces vers en allant faire sa connaissance. Janvier 1934.
(j’ai vingt-trois ans, lui a quarante-huit)58
Nous voudrions également évoquer deux documents assez singuliers qui se trouvent dans les fonds slaves des Jésuites de la bibliothèque Diderot. Dans le dossier de Ghislaine Ivanoff Limant (1942-2012), enseignante de russe à Lyon, qui a publié une partie de la correspondance des années 1938-1939 entre M. Tsvetaeva et N. Toukalevskaïa59, se trouve une feuille imprimée avec un poème sous le titre « Chansonnette » [« Песенка »] signé par les initiales de la poétesse. Une note marginale est faite de main de la poétesse elle-même : « Je n’ai jamais écrit ces vers. M. Ts. » (« Никогда этих стихов не писала. МЦ »), en marge figure une note rédigée par N. Toukalevskaïa : « N.B. Ce sont les vers de Khodassévitch » (« N.B. Это стихи Ходасевича »). Il se trouve que les deux femmes se trompent sur le nom de l’auteur. Il paraît évident que ce texte n’appartient aucunement à l’œuvre de V. Khodassévitch, puisqu’il est publié dans les recueils de vers d’I. Odoevtseva sous le titre « Ballade sur la place Villette » [« Баллада о площади Виллет », 1923] et adressé à Roman Goul. Il est intéressant de noter que Tsvetaeva nie le fait d’être le véritable auteur de ce texte, en le renvoyant à Khodassévitch qui leur est totalement étranger. Ce fait littéraire démontre la complexité de l’atmosphère de la vie émigrée et peut servir de fil conducteur dans l’étude des réseaux artistiques émigrés.
Le deuxième document se présente sous la forme d’une enveloppe contenant les notes de Marina Tsvetaeva. Il s’agit là d’une grande enveloppe ordinaire sans timbre ni autre signe distinctif. Les inscriptions laissées sur l’enveloppe portent sur la relecture de différents écrits. Sont mentionnés « Un veau rouge », « Le poème de l’air », « Octobre dans un wagon », « Ta mort », « Le charmeur de rats » et d’autres œuvres datées. Étant donné qu’y apparaît une mention sur Vl. Maïakovski, on peut dater ces notes des années trente. Mais comme ce document se trouve dans les papiers de N.N. Toukalevskaïa, il serait pertinent d’avancer l’hypothèse selon laquelle ce document date, très probablement, du printemps 1939, puisque Marina Tsvetaeva préparait la publication d’un recueil de poèmes, qui, en URSS, ne passera pas le stade de la censure60.
Le cinquantième numéro de Sovremennye zapiski [Les Annales contemporaines] de 1932, conservé aux fonds slaves des Jésuites, contient aussi un ex-libris Alla Gillès de Pélichy. Il comporte l’essai de M. Tsvetaeva « L’art à la lumière de la conscience » [« Искусство при свете совести »]. Dans cet exemplaire, le mot « искусство » (« l’art ») a été barré et remplacé par « только о поэзии61 » (« que de la poésie »). Ici même, dans les marges, Golovina écrit : « Tsvét. devrait écrire sur son état de possédée plutôt que sur des explications logiques. La “conscience” chez Tsvetaeva est la personnalité du poète (comme essence organique62) ».
Dans « La noble Tsvetaeva », Ivask mentionne également ce célèbre essai philosophique « L’art à la lumière de la conscience », où il affirme que « l’art c’est un élément, qui, comme la nature, n’est du côté ni du bien ni du mal. L’artiste, possédé par les éléments de la nature, les matérialise et même continue leur existence par le biais de ses œuvres. Мais un artiste n’est pas seulement un artiste, c’est aussi une personne qui est passible d’un jugement moral entrainant inévitablement sa condamnation pour son art qui est étranger au bien comme au mal. En reprenant le chemin de la morale, l’artiste renonce nécessairement à sa créativité comme Gogol ou Tolstoï63 ».
Il sera également assez intéressant d’étudier le rôle des termes soulignés par Golovina dans les textes tsvétaïeviens publiés dans les périodiques émigrés, notamment dans Volia Rossii : les soulignements dans « Le preneur de rats » [« Крысолов », no IV, 1926] ou bien dans « Extraits du livre Marques de ce monde » [« Отрывки из книги “Земные приметы” »] qui sont précédés par la remarque de Golovina : « Je souligne ce que j’ai entendu de M. et ce que je considère indubitablement comme traits particuliers64 »).
L’anthologie L’Ancre [Якорь], éditée par G. Adamovitch et M. Kantor en 1936, requiert également une attention toute particulière en sa qualité d’exemple de la poésie émigrée depuis le début des années 1920. À la fin du volume, ce livre contient un index des poètes, annoté dans l’exemplaire appartenant à Golovina. Notamment, devant l’index on découvre la note suivante :
Notes de 1961
+ mort (-e)
• je les ai connus personnellement65.
Puis suit la liste des poètes avec lesquels Golovina a indiqué avoir eu des rapports personnels : G. Adamovitch, V. Andréev, E. Bakounina, N. Berbérova, R. Bloch, I. Bounine, A. Ginger, Z. Guippius, M. Gorline, B. Zakovitch, V. Zlobin, G. Ivanov, Y. Ivask, L. Kelberine, D. Knout, G. Kouznetsova, E. Kouzmina-Karavaïeva, A. Ladinski, V. Lébédev, V. Mamtchenko, Y. Mandelstam, V. Mansvetov, D. Mérejkovski, I. Odoevtseva, B. Poplavski, S. Préguel, A. Prismanova, G. Raïevski, T. Rathaus, V. Sirine, V. Smolenski, Y. Sofiev, P. Stavrov, M. Struve, You. Térapiano, N. Teffi, V. Khodassévitch, M. Tsvetaeva, E. Tchegrintseva, L. Tchervinskaïa, Z. Chakhovskaïa, A. Steiger, A. Eisner. À la page 242 de cet index, après le nom de M. Tsvetaeva, Golovina ajoute : « elle s’est suicidée à Ielabouga en automne 1941 ». Tsvetaeva, comme nous le savons, décède le 31 août 1941. Pourquoi Golovina, dernière muse de la poétesse, a-t-elle noté, vingt ans plus tard, dans l’anthologie de la poésie émigrée, à laquelle toutes les deux ont participé, qu’elle avait quitté ce monde en automne ? On peut éventuellement supposer que l’automne signifiait quelque chose de singulier dans les relations personnelles de ces deux poétesses.
L’image de Marina Tsvetaeva dans l’œuvre littéraire d’Alla Golovina est assez contradictoire : la description de la poétesse dans la prose et les mémoires autobiographiques vise à recréer une mémoire positive de son héritage poétique. Sur le plan émotionnel subjectif, cela s’explique également par une certaine proximité personnelle et émotionnelle d’A. Golovina et de M. Tsvetaeva qui a débuté en 1935 et a duré jusqu’à son départ fatidique en URSS à la mi-juin 1939. Avec d’autres poètes de la jeune génération (comme A. Steiger ou N. Gronsky), Alla Golovina se trouvait dans l’entourage poétique et intime direct de Marina Tsvetaeva, et sa créativité était par conséquent inévitablement attirée vers la source artistico-littéraire prodigieusement puissante du génie tsvétaïevien.