Les ailleurs du hic et nunc

Poétique de l’absence sur Twitter dans le Madeleine project de Clara Beaudoux

DOI : 10.35562/marge.320

Plan

Texte

Je pars, tes souvenirs en papier dans mon sac, les miens en .jpg, ta mémoire sur ma carte mémoire
#Madeleineproject pic.twitter.com/wrlqdVwNz4

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Ceci est un dialogue. Les deux voix représentent deux approches à la fois distinctes et complémentaires du dispositif énonciatif mis en œuvre par Clara Beaudoux dans Madeleine project, fiction documentaire twittéraire1 en cinq saisons, dont les deux premières saisons ont été publiées sous forme de livre aux Éditions du sous-sol, collection « Feuilleton Non-fiction » en mai 2016.

         Le nom de la maison d’édition de cette première publication papier s’avère parfaitement adapté puisque ce « reportage » prend sa source dans la description du contenu de la cave d’une « Madeleine », morte, que celle qui prend sa suite dans l’appartement, Clara, découvre. Lancé d’abord sur Twitter puis remédiatisé sur le site web Storify entre novembre 2015 pour la saison 1 et novembre 2017 pour la dernière saison en date, les quatre premières saisons ont été aussi reprises en livre de poche2 en novembre 2017.

Anaïs Guilet3 a bien décrit ces effets de remédiatisation4, en rapport avec le récit et la mémoire pour « rafraîchir la mémoire de Madeleine » dans une dimension ricoeurienne, mais j’aimerais bien qu’on creuse, toi et moi, ces affaires d’énonciation : Clara et Madeleine, dans le texte et dans l’image, l’énonciatrice et la destinataire, parmi ces autres destinataires que sont les tweetos puis les lecteurs sur les différents supports qu’elle utilise dans les deux premières saisons : Twitter, Storify et le livre – les écrans et le papier.

Parce que, tu vois, ce qui me frappe le plus dans le Madeleine project, c’est l’enquête autour de l’absente. Bien sûr, un tel projet évoque les travaux de Sophie Calle et la manière dont, systématiquement, celle-ci emprunte à un absent, une absente, le prétexte de fouiller dans ses affaires pour le ou la découvrir5. Mais le mode que Clara Beaudoux utilise, textes et photos sur Twitter, amène une singularité évidente : son histoire se constitue de messages, textuels et visuels, adressés, postés non pas comme des bouteilles à la mer, mais comme notifications à ses abonnés, à ses followers. Les lecteurs se trouvent dans la situation singulière de recevoir l’histoire, comme on reçoit des nouvelles – et ils peuvent en donner, répondre, réagir. C’est un dialogisme (peut-on dire cela ?) très particulier qui s’ouvre là. Le JE qui s’y exprime fait excessivement paraître sa subjectivité, dans le texte comme dans la composition des photos (regarde à quel point sa main entre dans le cadre si souvent pour présenter les objets : elle ne joue guère les effets de neutralité du style documentaire6 mais plutôt, comme l’a bien montré Anaïs Guilet, la subjectivité du genre du journalisme narratif7) ; elle est l’héroïne, le témoin, la principale protagoniste de l’histoire qu’elle raconte, et ceux auxquels elle s’adresse, auxquels elle prétend raconter en live ce qu’elle fait, ne sont pas absents de la même manière que Madeleine à qui elle s’adresse aussi, et de plus en plus souvent au fil des messages, dans les deux premières saisons.

L’enquête autour de l’absente

         L’enquête autour de l’absence, cette expression me fait penser à la formule liminaire de la saison 2 : « Alors je reviens vous raconter mon enquête, et ma présence dans son absence. » (p. 143). Cette phrase condense bien une partie des enjeux que tu évoques : le JE omniprésent (« je », « mon », « ma ») mais aussi le VOUS des destinataires, des followers, et cette idée de l’absence de Madeleine, absence à l’intérieur de laquelle s’intègre la présence de Clara Beaudoux : « ma présence dans son absence ». Cette formule me frappe parce qu’elle évoque moins l’idée de restitution, de compensation d’une absence que d’une pénétration du JE dans cette absence. On reviendra sur les statuts respectifs des différents destinataires si tu veux bien ; je voudrais d’abord insister sur cet enjeu fondamental du « live » ou de « l’effet de live » que tu évoques, qui me paraît directement lié à la question de la photo numérique qui permet – plus que la photo argentique – cet « effet de live » en raison de la fiction qu’elle met en place de tweets (avec photos) prétendument postés depuis la cave, dans le hic et nunc de la découverte et de l’écriture. L’incipit est significatif :

Voilà plus de deux ans que je veux raconter cette histoire. Alors je vais tenter de le faire ici cette semaine (p. 9)

Le hic et nunc sature cette ouverture : sont en effet déictiques le présentatif « voilà », le « je », le présent d’énonciation (« veux ») puis de futur proche (« vais tenter ») ainsi que l’adverbe spatial « ici » (l’ici de Twitter, mais très vite aussi l’ici fictionnel de la cave). « Voilà » peut marquer à lui seul « l’illusion d’un embrayage sur la réalité concrète », en ce qu’il est un « simulacre de présence »8, mais il est aussi un marqueur de point de vue qui souligne la prise en charge par un énonciateur.

Cet effet de direct est toutefois atténué par la référence temporelle aux « deux ans » : il s’agit donc d’un « différé » ; Clara Beaudoux a découvert la cave, isolé des objets en 2013 et en a fait un projet d’écriture en 2015, l’année du centenaire de la naissance de Madeleine9. Elle fait de son tweet-documentaire la fiction de « carnets du sous-sol » (« Note pour plus tard : le réseau passe mal dans une cave », p. 18), et en même temps elle va progressivement, en menant son projet à la fois comme un reportage (plus direct) et une enquête (plus différé), ouvrir le Madeleine project sur le monde, sur l’ailleurs, et non se refermer sur elle-même ou sur Madeleine. Car à l’inverse du narrateur des « carnets d’un sous-sol », la narratrice écrit, selon l’expression de Desnos « pour donner rendez-vous », à Madeleine d’abord, à ce qu’ouvre ce personnage ensuite. Le « rendez-vous » photographique entre Clara et Madeleine a lieu dans une photographie (p. 130) qui représente bien « ma présence dans son absence », et que j’aimerais bien que tu décrives.

« Ma présence dans son absence », l’invention d’une réciprocité par l’image

 

 

         Oui, cette photo est exemplaire de la démarche de Clara Beaudoux avec sa construction : le pouce en bas qui tient le cadre est un peu surexposé, fantomatique, avec le coup de flash en haut à droite. La superposition se joue par le reflet du visage de Clara sur la photo, qui se retrouve placé dans l’axe du regard de Madeleine, en bas à droite. En gros plan, le visage de Clara est surdimensionné : il occupe un quart de l’image dont la moitié droite présente un paysage. L’effet produit par ce visage dont les traits se mêlent obtusément aux rochers et à la mer, en en suivant le contraste dont la ligne renforce l’axe du regard de Madeleine, c’est pour moi une sorte d’invasion – d’invasion artificielle, créée par Clara – de Clara dans l’univers de Madeleine dont le regard orienté vers le bas suggère une pensée tournée vers l’intérieur, une sorte de recueillement, de réflexion... De réflexion en effet, car l’image est le miroir de la place qu’occupe Madeleine dans les pensées de Clara : Madeleine est partout dans son paysage, et pourtant absente.

Ce renversement est observable aussi dans les trois autoportraits de Clara avec la loupe de Madeleine :

 

 

 

 

On observe la même fragmentation avec le cadrage sur l’œil, le même surcadrage avec le cadre de la loupe mais cette fois c’est « l’appareil » optique de Madeleine (la loupe), et non l’appareil photo (le smartphone) de Clara qui est utilisé. Mise en abîme et renversement : la loupe « m’a bien inspirée en terme photographique » écrit Clara Beaudoux.

         Et c’est le caractère progressif de cet « investissement » dans une vie qui est très beau dans cette relation, et mis en œuvre par l’autrice afin d’investir aussi son lecteur ; par exemple, la photo qui les réunit avait déjà été proposée avec Madeleine seule (p. 78-79) :

 

 

 

 

Il y a sans doute quelque chose qui se joue dans le passage d’une (photographie de) photographie argentique hors cadre, puis avec cadre et enfin numérique les réunissant toutes les deux dans le cadre, en lien aussi avec l’apparition progressive du « nous ».

         Tu as raison, il y a une progression dans la reprise de cette image sous deux, et finalement trois formes différentes, et en fait à deux niveaux : l’intérêt de cette photo pour Madeleine, et son intérêt dans la relation de Clara à Madeleine. D’abord pour Madeleine. La photo est intégrée parmi d’autres à l’album de souvenirs, c’est le cadrage de Clara qui, en nous montrant les coins des autres images, nous le dit. On reconnaît l’album ordinaire, le bord crénelé d’une autre image en haut à droite, et un morceau d’une autre image en-dessous, aux bords droits, qui paraît un peu passée. Le cadrage qui focalise sur cette image nous masque son contexte : qu’avait collé Madeleine en regard de cette photo ? en-dessous ? dans quelle narration, quel récit de voyage l’avait-elle intégrée ? On ne le saura pas, car c’est Clara qui raconte l’histoire et produit sa deuxième sélection dans l’album comme dans les objets de Madeleine. Elle fait son œuvre.

Mais en remontrant la même image cette fois encadrée par Madeleine, Clara montre que Madeleine y avait un intérêt particulier. Imagine ce geste, de sortir de l’album une photo de toi, d’en faire faire un autre tirage, un peu plus grand, pour l’encadrer, l’accrocher au mur ou la poser sur un meuble. La matérialité de la photographie argentique parle, c’est sa chance, de la relation qu’on entretient avec l’image. Isoler l’image dans un cadre n’a pas le même sens que de l’incorporer à l’album photo : c’est l’icône, la belle image, versus l’index, la photo-souvenir. Il faut dire qu’elle est belle, cette photo, dans les canons d’harmonie de composition de l’époque, équilibrée ; et Madeleine dans la partie gauche y paraît comme une certaine silhouette romantique au premier plan dans le fameux tableau de Friedrich, sur fond de nature, mer et rochers… Une jeune femme à l’esprit vaste comme un paysage. Donc, en reprenant l’image dans ces deux formes, Clara nous parle de la manière dont Madeleine aimait se voir, se représenter.

Mais aussi, elle nous parle bien sûr – et je vois bien que c’est là où tu veux en venir – de l’évolution de sa présence dans l’absence de Madeleine. D’abord, elle tient l’album, en témoin extérieur, comme nous ; puis la photo encadrée, et puis elle entre dans l’image. C’est drôle, c’est exactement ce que racontait Bourdieu10 de l’entrée d’une nouvelle personne dans une famille : d’abord on lui présente l’album, et puis elle entre dedans. Dans la troisième image, celle avec le reflet du visage de Clara sur le verre, ce qu’on doit lire, donc, c’est que Clara est entrée dans la représentation que Madeleine a d’elle-même. C’est un peu vertigineux (c’est toujours le cas quand il y a une affaire de reflet dans une affaire de photo11) : les deux espaces-temps incompossibles se rejoignent au même lieu, au même instant de la prise : mais le visage de Clara, je le disais, est plus grand, de face, disproportionné : un fantôme qui occupe l’espace des rêveries de Madeleine. Et réciproquement.

L’adresse directe à Madeleine : « tu »

         Oui, c’est un « drôle de cap d’engagement physique », comme l’écrit Clara Beaudoux dans un tweet précédent (p. 77) comme si l’engagement physique de Clara dans la photographie numérique marquait une étape plus forte que l’engagement énonciatif présent dès l’ouverture (avec la présence du « je ») mais approfondi depuis le « jour 2 » par l’adresse directe à Madeleine, au « tu » :

Je pense que tu as vécu ces années-là avec ta mère (p. 30)

Je pensais que tu dessinais mieux que ça :) (p. 37)

Ce « tu », encore rare dans la journée 2, se généralise dans la journée 3 avec des apostrophes (« Moi aussi, j’aime la patinoire, Madeleine », p. 47) et des questions (« qui t’avait offert ça ? », p. 48). Dans ce « tu », il y a déjà un « cap d’engagement » non pas physique mais énonciatif, car Clara ne fait plus de Madeleine « celle dont on parle », une « non personne » (au sens où elle est exclue de la situation d’interlocution, selon la définition de Benveniste12) mais celle à qui on s’adresse, la personne « non-subjective » (le TU) qui permet à la « personne subjective » (le JE) d’exister, de se construire dans la relation à l’autre. Et en même temps, en disant cela, je me souviens de ce que tu m’avais fait remarquer, quand on a commencé à travailler ensemble, l’importance de la présence des doigts, des mains dans les photos prises. Au fond, il était déjà là et dès le début, dans la photographie, ce « cap d’engagement physique » ? Et il doit bien y avoir une spécificité liée à la photo numérique dans cet effet, un peu…

         …Il faut définir cet effet : instantané, spontané, direct ? oui c’est sûr, mais ce n’est pas tant lié au fait que la photo soit numérique plutôt qu’argentique. C’est lié au fait que l’appareil soit connecté, et les photos sélectionnées envoyées par Clara. On doit à André Gunthert la mise en évidence de cet aspect-là, avec ce qu’il a appelé « l’image conversationnelle » (au passage, d’ailleurs, il abuse un peu : l’image n’est vraiment conversationnelle que sur Snapchat parce qu’elle y disparaît comme dans l’échange oral, la conversation ; les autres plateformes la conservent toutes, et c’est le vieux modèle de la carte postale qui demeure, avec ces phototextes adressés qu’on peut relire si on veut). Mais bref, on y reviendra, j’en suis sûre, à cette question d’adresse, parce que j’aimerais bien que tu me dises ce que tu penses, toi, de ces « nous » qui désignent Clara et ses followers, par rapport à ces « nous » qui finissent assez vite par entrer dans la danse, et qui désignent cette fois Clara et Madeleine… Et puis, cette adresse : le tutoiement, direct, de Clara qui a quoi… trente ans, à une vieille dame, à une défunte. On est toujours une vieille dame quand on est morte ? C’est quoi, ce « tu » ? C’est moins d’où il vient (ça, on le sait, hic et nunc, l’énonciatrice Clara) que à qui, où, quand elle s’adresse, qui m’interroge.

         Tu te souviens que Clara Beaudoux répond en partie dans le texte « Il aura fallu arrêter le temps » inséré entre les deux saisons dans la version papier :

Je me suis mise à dire « tu » spontanément, en moi-même d’abord, mais j’ai réfréné cette tentation de tutoyer cette femme que je découvrais petit à petit. Puis j’ai accepté que cette aventure, nous l’entreprenions toutes les deux, j’ai accepté qu’après le « je » viendrait le « tu », j’ai accepté que notre relation fasse partie de l’histoire (p. 134)

Le « tu » est clairement indiqué comme relevant d’une familiarité un peu gênante et en même temps lié à l’entrée progressive (« petit à petit ») dans l’intimité de Madeleine : à la première occurrence du « tu », il est question significativement de sa mère.

Petite et grande histoires

Le « tu » est aussi justifié par le fait que c’est une « aventure » commune, que la « relation » entre les deux femmes est une partie (sinon l’essentiel) de cette aventure. Ou plutôt de « l’histoire » écrit Clara Beaudoux. On est encore à ce moment-là dans l’histoire racontée, la diégèse, la petite histoire de Madeleine et de Clara qui l’écrit. C’est un petit projet, de petits textes (140 signes), avec quelques dizaines de followers, qui parle d’une toute petite dame, qui avait de tous petits objets :

Il y a cette boite avec plein de petites choses, comme plein de petites choses auxquelles on tient (p. 15)

Dedans il y a ce tout petit écrin en cuir (p. 16)

Dans le même petit écrin, il y a une minuscule photo toute passée (p. 17)

Je me demande bien à quoi sert ce petit objet (p. 18)

Madeleine aimait bien ranger des petites choses dans des petites boites ou des petites pochettes (p. 31)

Et je passe sur l’évocation du « tout petit calendrier » (p. 35), du « petit carnet » (p. 37), des petits pieds de Madeleine (p. 47). Clara Beaudoux commentera :

J’ai été touchée que de si petites choses puissent tant intéresser des internautes de tous âges. Ces petits détails infimes, ces microsouvenirs, ces pétales séchés, ces crayons vieillis… Toute cette beauté du quotidien, qu’on oublie souvent de regarder, pouvait se révéler (p. 134)

On croirait lire Perec dans sa description de l’infra-ordinaire :

Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes13.

Et en même temps, tout en partant de la petite histoire, le projet de Clara Beaudoux multiplie les signes d’une entrée dans l’Histoire des deux femmes, ce dont rend bien compte la couverture de l’édition américaine du Madeleine project, et son sous-titre très pérecquien « Uncovering a Parisian life » où se lit la dimension à la fois singulière et exemplaire de cette « vie ».

C’est d’abord Madeleine qui collectionne les Historia (p. 12 et 60) et les coupures de presse qui font entrer dans l’Histoire (p. 169-172), parfois les mêmes que celles qui entourent les petits objets (p. 49). Et c’est ainsi qu’une valise (ou Clara qui la sort de la cave) apparaît « chargée de la petite histoire dans la grande, ou de la grande dans la petite » (p. 71).

Ces jeux de va-et-vient seront constants, l’histoire de Madeleine permettant, par des détails de rejoindre la grande Histoire (comme p. 154-157 où la description du quotidien de l’après-guerre s’accompagne de photographies de tickets de rationnement, ou d’une coupure de presse relative au droit de vote aux femmes) ou d’en sortir (comme au début de la saison 2, qui fait suite aux attentats de Paris). En cela le Madeleine project répond à cette piste donnée par la présentation de ce collectif, où l’écriture littéraire qui intègre la photo numérique est envisagée comme « une écriture du quotidien qui se nourrit de tels clichés renonçant à leur dimension monumentale pour tendre au document ». Et cette écriture (textuelle et photographique) non monumentale, du petit angle, apparaît dans l’ethos de la narratrice : un ethos de la petite voix, la construction d’une énonciation modeste, en accord avec l’objet du discours (Madeleine) mais aussi son support (le « tweet-documentaire » ou « reportage » lit-on sur la couverture). Une petite voix, mais omniprésente.

Insistante indicialité

         Du point de vue de la photo, c’est vrai qu’à feuilleter, ou faire défiler les images, on voit bien comment Clara construit sa subjectivité dans les clichés : elle fourre ses doigts partout dans le cadre, pour bien montrer qu’elle est présente, qu’on n’oublie pas que c’est elle qui prend les photos, qu’elle est là, sur les lieux de l’enquête. C’est bien ce qui construit, en plus du texte avec le JE omniprésent dont tu parles, son histoire, et son statut de narratrice intradiégétique comme disait Genette. Parce qu’au fond, dans la photo documentaire traditionnelle (celle que commente Olivier Lugon14), l’auteur fait tout pour se faire oublier : frontalité, centrage du sujet, netteté… alors que dans cette histoire, Clara surjoue la nature indicielle de la photographie, elle rappelle sans cesse, en intervenant physiquement dans le cadre, en décadrant, en coupant comme une amatrice qui se moque de faire de belles images, en laissant apparents ses coups de flash, qu’elle est sur les lieux de l’empreinte, que c’est elle qui les produit. C’est de la photographie à la première personne. Ce défaut des images qui forme une qualité narrative15 est garante de la retenue de l’image dans la sphère privée de son autrice, dans la narration qui est le récit privé de la rencontre, de cet « échange entre deux corps dans un même lieu »16 dont la photographie dépend selon Rosalind Krauss17. Le Madeleine project est une sorte de grande « note sur l’index », le récit du doigt de Clara dans le cadre. Mais c’est aussi, ainsi, l’histoire de cette coprésence dans un même lieu, l’appartement, la cave, avec cette folie déictique que fait la trace en photographie. Encore, décidément, Barthes…

Et puis la main dans le gant sur laquelle tu m’avais interrogée, qui correspond à la phrase que tu citais tout à l’heure sur le « cap d’engagement physique » :

 

 

Elle redouble l’activité de Clara et sa présence par effraction dans le cadre de ses photos : « le cap franchi », c’est sa main dans le cadre qui pénètre maintenant dans le gant de Madeleine. Après être entrée dans l’image, elle entre dans un objet du référent. Et ce qui est intéressant, évidemment, c’est que sa main gantée suggère, fait signe de l’autre main, celle de Madeleine. Rosalind Krauss encore avait repéré cette affaire de moulage dans le gant en bronze qui figure dans Nadja, cette autre forme d’index que présente la sculpture par moulage, autre sorte d’empreinte. Là, la main de Clara se substitue à celle de Madeleine dans le gant de dentelle, et fonde la relation d’une autre manière, « physique » cette fois dans l’image, et plus seulement dans la physique même de l’image (les doigts dans le cadre). Est-ce que c’est ça, tu crois, qui lui permet de dire « nous » ?

Les « Nous »

         Comme tu y reviens à juste titre, il est temps que je précise un peu « la comédie intime »18 de Clara Beaudoux. Parlons donc du « nous » langagier, textuel (mais attention, je t’annonce tout de suite qu’il va falloir que tu imagines un « nous » photographique !).

Comme l’écrit Benveniste, « il n’y a de "nous" qu’à partir de "je" ». Donc, tout part de ce « je », explicitement autobiographique19 (même si on ne connait pas le degré de fictionnalisation de la narratrice comme de tout ce « project »), dont le travail va être de construire progressivement un NOUS qui est d’abord exclusif (« moi + elle/Madeleine ») et qui va devenir inclusif (« moi + toi/vous ») ; inclusif de Madeleine d’abord, mais aussi d’une communauté de lecteurs/tweetos qui participent à cette vaste énonciation collective que devient peu à peu le Madeleine project.

Suivons les étapes de construction de ce « nous » qui s’inscrit dans le prolongement de l’apparition du « tu » évoquée précédemment : la « relation » (p. 134) va s’affirmer avec le passage au « nous » qui intervient pour la première fois à la fin de la saison 1 (jour 5) : « Et puis plus loin elle parle de leur première fois, je crois, et ça je nous le garde » (p. 124), et la photographie qui réunit les deux femmes déjà évoquée (p. 130). L’émergence de ce NOUS va passer par 

  • des analogies biographiques entre Madeleine et Clara : « j’ai cru un instant que Madeleine faisait du documentaire (un peu comme moi) » (p. 206), et peu à peu un lien entre Clara et Madeleine posé dans l’énonciation : « Et moi justement je fête mes 31 ans aujourd’hui… » (p. 118). Le portrait fragmentaire de Madeleine conduit à un autoportrait esquissé de la narratrice.
  • l’envie (de plus en plus nette) d’écrire un livre congruent, en phase avec Madeleine : « Je suis sûre que Madeleine serait contente :) » (p. 23) ; « C’est l’ambiance, c’est totalement elle » « comme si elle vous guidait, comme si il y avait un fil » / « (Contenir son émotion) » (p. 224) ; « J’ai tout fait pour être la plus respectueuse possible de ta vie. J’ai entamé cette enquête avec la plus grande bienveillance qu’il m’était possible d’avoir pour elle » (p. 134) ; il s’agit bien d’un éloge convenant, avec une adéquation du style à l’objet (la personne visée), qui se poursuivra dans la saison 3, par le travail avec une classe de CM2 permettant de convoquer le métier de Madeleine, institutrice.

Ainsi Madeleine (qui était la source énonciative en arrière-plan mais pas l’énonciatrice) devient une sorte de co-énonciatrice : il ne s’agit pas seulement d’un projet qui parle de Madeleine mais d’un projet qui est issu de Madeleine.

Mais il convient aussi d’évoquer un autre « nous », inclusif dès le début, Clara et ses lecteurs :

Des stocks de papeterie, des cahiers d'écoliers, voilà qui nous éclaire peut-être sur la profession de Madeleine (p. 20)

Merci pour votre enthousiasme ! Je suis sûre que Madeleine serait contente :) (p. 23)

Et nous terminerons pour aujourd'hui avec ce carnet où Madeleine copiait des paroles de chansons (p. 41)

La grande différence avec le « nous » incluant Madeleine, c’est que ces tweetos sont réels, vivants et que le support qu’est Twitter crée un effet de « direct », de présence immédiate, en dépit du caractère virtuel qu’on assigne au numérique. Ces destinataires sont associés à « l’enquête » (« nous éclaire ») de plus en plus directement par des questions qui leur sont posées, sur des objets à la fonction inconnue :

 

 

 

 

Ou encore avec l’ajout des photos de Saint-Girons :

 

 

 

 

Par des « devinettes », des clins d’œil, des remerciements, les adresses aux lecteurs et lectrices se multiplient :

 

 

 

 

Le projet devient « participatif » (p. 137) comme p. 193 :

 

 

L’objectif va être de construire un double NOUS, voire de réunir les lecteurs et Madeleine en un « nous » ou un « on » de généralité indécise, comme dans la phrase « petites choses auxquelles on tient » (p. 15), où le « on » semble englober Clara, Madeleine et les lecteurs et lectrices.

Au fond le tweet réunit en un même « hic et nunc », qui est le sien au moment où il est posté, à la fois l’absence réelle de Madeleine et la présence virtuelle des destinataires. Deux origines énonciatives, deux statuts différents rassemblés par un même effet de présence.

Ce travail sur le statut des voix (absentes et présentes) fait du Madeleine project une œuvre profondément dialogique (au sens de Bakhtine), dialogisme que renforce Twitter (support plus interactif, en tant que réseau social, qui laisse place à des commentaires, absents du livre papier) mais qui est de plus en plus intégré au texte même au fur et à mesure des saisons, comme s’il s’agissait de faire entendre un maximum de voix pour reconstituer Madeleine20.

Le problème que je me pose c’est comment ce dialogisme est représenté photographiquement : admettons que l’argentique est lié à Madeleine et le numérique à Clara, il y a cette manière de faire intervenir l’un dans l’autre, de faire dialoguer des photos : avec l’idée que la photo numérique est liée au hic et nunc et que la photo argentique est liée à l’ailleurs ; comme si c’est la photo numérique qui garantissait le caractère réel (« ça a été ») des photos argentiques de Madeleine. Qu’en penses-tu ?

Argentique et numérique : convocation de la disparue et adresse aux tweetos

         Oui, je le crois aussi : la photo argentique est liée à l’absence, au passé : à l’ailleurs, de fait, du hic et nunc. La photo numérique à l’intérieur du tweet est liée au hic et nunc. Photographier numériquement et poster (photographier-poster) les photos argentiques de Madeleine revient à convoquer l’absente qui y est représentée, ce « tu » qui ne répondra pas qui est celui de Madeleine, jamais présente dans ses lieux retrouvés par Clara21. Photographier numériquement et poster, c’est en revanche s’adresser à un « tu », un « vous » qui va répondre – dans la version Twitter seulement.

Il y a cette différence entre la convocation et l’adresse, qui se manifeste aussi par le fait que même les gens que Clara va interroger, les témoins de la vie de Madeleine, n’apparaissent jamais en images22 : pas de photos, et le choix du Souncloud plutôt que de la vidéo quand elle rencontre les voisins manifeste ce retrait de la visibilité des interlocuteurs qui participe à la différence : Madeleine est la seule convoquée de Clara, l’absente visible qui ne répondra pas. Tous les autres sont des présents invisibles qui parlent : des interlocuteurs.

De fait, si la langue, le texte, ne fait pas la différence entre les destinataires (la disparue versus les tweetos), si le « tu » ou le « vous » ne distingue pas dans son interpellation la convocation de l’adresse, si le « nous » ne fait pas non plus la différence entre un duo où seule une parle au nom de deux, et l’autre « nous » dans lequel les « vous » pourront intervenir, c’est l’image qui la fait, cette différence.

D’ailleurs, dans la version papier, dans le livre, le « vous » des tweetos et le « tu » de Madeleine deviennent les mêmes absents, les mêmes convoqués. Et même les photos numériques qui à l’écran, dans la possibilité d’y réagir, créaient cet effet de live, prennent dans le livre, cet effet fatal d’absence, de passé : d’« ailleurs », de fait, de « hic et nunc ».

Aux énoncés et aux photographies de Clara le même sort est jeté par le papier (et c’est celui-là même, le papier, qui fait la spécificité des objets argentiques que Clara montrait à l’écran) : tout y est devenu traces égales. Alors c’est peut-être à deux niveaux finalement que Clara Beaudoux forme des ailleurs au hic et nunc de l’énonciatrice : dans les tweets, par la convocation de Madeleine visible et muette, présente dans son absence par son visage sur papier et ses objets, par opposition à l’adresse aux interlocuteurs invisibles et loquaces ; et à un deuxième niveau sans doute plus ordinaire, mais dont la puissance est rehaussée, me semble-t-il, justement par ce passage : l’absence de tout ce dont le livre, avec son texte et ses photos passés dans le papier, constitue la trace, par laquelle les interlocuteurs deviennent des convoqués, dans ce lieu et ce temps ordinairement magiques de la lecture. # Blanchot.

         Je trouve très belle et juste cette différence entre l’adresse et la convocation. Au fond, dans ce qu’on a appelé le « live » (tweeter), les commentaires possibles des tweetos montrent bien qu’ils sont eux aussi convoqués, mais effectivement dès qu’on sort du hic et nunc, dès qu’on passe dans le « lointain » (le site, en 2015) et encore plus dans « l’ailleurs » (les livres, en mai 2016 et novembre 2017), seule Madeleine reste convoquée. Sauf que cela reste – même inscrite dans le livre – une œuvre en cours, une œuvre en mouvement (de celles que Ponge opposait au « monument » en parlant du « moviment »23), aussi bien au niveau du temps que DES espaces possibles : Clara Beaudoux a entretenu l’actualité et la poursuite de l’œuvre sur Facebook puis par les saisons 3, 4 et 5, bref la question qu’elle pose en préface à l’édition papier des deux premières saisons sur laquelle on s’est appuyés reste entière : « Mais que restera-t-il de nous deux ? » (p. 6).

Bibliographie

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Benveniste Émile, « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), dans Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, 1966.

Bourdieu Pierre, Un art moyen, éditions de Minuit, 1965.

Guilet Anaïs, « Des petites madeleines et des tweets: le "Madeleine Project" de Clara Beaudoux », dans Littérature et dispositifs médiatiques : pratiques d'écriture et de lecture en contexte numérique, colloque organisé par la chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques / Belspo PAI LMI, Montréal, Université du Québec à Montréal, 25 mai 2017. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/communications/des-petites-madeleines-et-des-tweets-le-madeleine-project-de-clara-beaudoux>. Consulté le 4 avril 2018.

Gunthert André, « L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique » in Études photographiques n° 31, printemps 2014. https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3387, repris dans L’Image partagée. La photographique numérique, Textuel, 2015, p. 133-151.

Jaubert Anna, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1993.

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Krauss Rosalind, Le photographique. Pour une théorie des écarts, Macula, 1991.

Lugon Olivier, Le Style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, Macula, 2001.

Noël Bernard, La Comédie intime. Œuvres IV, P.O.L, 2015.

Perec Georges, « Approches de quoi ? », Cause commune n° 5, février 1973, repris dans L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989.

Ponge Francis, L’Écrit Beaubourg, 1992, repris dans Œuvres complètes II, Gallimard, « La Pléiade ».

Notes

1 Stéphane Bataillon, « Twittérature, la littérature sur Twitter : un état des lieux », novembre 2011, en ligne sur https://www.stephanebataillon.com/twitterature-twitter-et-la-litterature/ Retour au texte

2 Clara Beaudoux, Madeleine project, LGF, coll « Documents », 2017. Retour au texte

3 Anaïs Guillet, « Des petites madeleines et des tweets : le Madeleine Project de Clara Beaudoux », dans Littérature et dispositifs médiatiques : pratiques d'écriture et de lecture en contexte numérique, Université du Québec à Montréal, 2017, en ligne http://oic.uqam.ca/fr/communications/des-petites-madeleines-et-des-tweets-le-madeleine-project-de-clara-beaudoux Retour au texte

4 Au sens proposé par Jan Baetens de « transfert d’une œuvre d’un support médiatique à l’autre », dans « Remédiatisation / Remediation », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 19 septembre 2018, URL : http://wp.unil.ch/narratologie/2018/09/remediatisation-remediation/ Retour au texte

5 Par exemple, la série Chambres d’hôtel pour laquelle, se faisant passer pour une femme de chambre, elle fouille bagages, carnets intimes et jusqu’aux poubelles pour rapporter son enquête sur l’habitant de la chambre. Retour au texte

6 Voir Olivier Lugon, Le Style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, Macula, 2001. Retour au texte

7 Article cité. Retour au texte

8 Anna Jaubert, La Lecture pragmatique, Hachette, 1993, p. 111. Retour au texte

9 L’autrice s’en explique dans le texte préfaciel « Convoquer la vie comme un coquillage le bruit de l’océan » (p. 6) ainsi que dans le texte inséré entre les deux saisons dans le livre, « Il aura fallu arrêter le temps » (p. 131-133). Retour au texte

10 Pierre Bourdieu, Un art moyen, éditions de Minuit, 1965. Retour au texte

11 Les exemples sont innombrables, d’Eugène Atget à Denis Roche, qui jouent sur la fragmentation de l’espace à l’intérieur du cadre. Retour au texte

12 Émile Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), dans Problèmes de linguistique générale, tome 1, 1966, Gallimard, « Tel », p. 232. Retour au texte

13 Georges Perec, « Approches de quoi ? », Cause commune n° 5, février 1973, repris dans L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 11-12. Retour au texte

14 Olivier Lugon, Le Style documentaire : d’August Sander à Walker Evans, Macula, 2001. Retour au texte

15 Je me permets de renvoyer à mon article : Anne-Cécile Guilbard, « Des photographes dans les photographies d’aujourd’hui : présence par effraction. Pour une esthétique du geste photographique », La Licorne-Revue de langue et de littérature française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Retour au texte

16 Rosalind Krauss, Le photographique. Pour une théorie des écarts, Macula, 1991, p. 22. Retour au texte

17 Rosalind Krauss « Note sur l’index » (1977), L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula 1993. Retour au texte

18 Allusion aux monologues de Bernard Noël qui se présentent comme une suite où chaque monologue est consacré à un pronom personnel, réunis sous le titre La Comédie intime. Œuvres IV, P.O.L., 2015. Retour au texte

19 Voir p. 133 : « J’ai compris alors l’intérêt d’assumer sa subjectivité. » Retour au texte

20 Ainsi des vidéos de sons dans la cave, des enregistrements sur Soundcloud des témoignages des voisins dans la saison 2, mais aussi de tout l’interdiscours culturel qui se met en place autour du prénom « Madeleine » (du biscuit à Marcel Proust). Retour au texte

21 Voir aussi les photographies prises dans l’ancienne école de Madeleine, dans la saison 3, où la photo argentique est intégrée dans le cadre de la photo numérique. Retour au texte

22 Cela changera dans la saison 3 avec la présence de Jeanne. Retour au texte

23 Francis Ponge, L’Écrit Beaubourg, 1992, repris dans Œuvres complètes II, Gallimard, « La Pléiade », p. 908. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Stéphane Bikialo et Anne-Cécile Guilbard, « Les ailleurs du hic et nunc », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 23 avril 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=320

Auteurs

Stéphane Bikialo

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