Le travail de Carol Müller s’inscrit tout particulièrement dans l’optique de la photolittérature1 conjuguée à la pluralité du numérique. Sa présence sur internet peut toutefois sembler économe, au regard d’autres photographes, car elle laisse de fait de côté tout un pan de son œuvre, qu’on dira volontiers immergé – poèmes, dessins en particulier2 – l’imaginaire de la mer étant clairement l’un de ses horizons.
Avant de nous concentrer sur son site, nous voudrions évoquer l’un de ses derniers travaux en cours, qui témoigne des enjeux de son art – Carol Müller souhaitant se définir comme « artiste visuelle » plutôt que comme photographe, pour élargir au regard tout entier sa création. En résidence en Lettonie au mois de novembre 2017, elle a ainsi évoqué3 son projet alors en cours, Arbres blancs pour ciels blancs : ce titre énigmatique vient souligner l’image naturellement en noir et blanc des bois de bouleaux (sur lesquels elle a déjà travaillé en Russie cinq ans auparavant), mais aussi la non-couleur, au sens physique, qu’est le blanc, ici répétée deux fois. Ce titre semble dire, de manière métaphorique, l’effacement des morts désormais disparus dans un pays qui, voulant réconcilier les histoires, tend à oublier la dimension ontologique de l’Histoire, sa charge mémorielle, en abandonnant les sépultures. Il s’agit donc pour elle de chercher la mort dans le paysage, de retrouver, à travers des mémoriaux oubliés, les victimes du totalitarisme. Les photos pourront alors redonner un nom à ces stèles et rendre compte, comme le disait Françoise Dolto4, du passage du corps à un nom et de son inscription dans le paysage.
Ce détour par la Lettonie montre à quel point le travail de Carol Müller se caractérise par une recherche de la trace sous la forme de l’empreinte5 : l’empreinte des pas dans la neige, l’empreinte laissée par les strates de la mémoire, l’empreinte, enfin, comme matrice photographique et poétique. Cette idée d’empreinte cherche à rendre compte de l’épaisseur de la photo comme objet, à rebours du site et de l’univers numérique qui mettent à l’honneur la platitude dont parle Tristan Garcia dans son article « Quelle est l’épaisseur d’une image ?6 ». Toutefois l’intérêt de la présence numérique est bien de mettre sur le même plan texte et photo et de pouvoir ainsi n’être pas seulement une vitrine parcellaire du travail de Carol Müller, mais d’être au contraire à la fois carte d’identité et carte de géographie, repères et points de fuite de son travail d’artiste.
Présence numérique de Carol Müller : tentative d’épuisement du site et du portfolio
Carol Müller a elle-même conçu son site à l’aide d’un logiciel Adobe (Muse), assez simple, et pour lequel elle n’a pas eu besoin de l’assistance d’un développeur informatique. De ce site, on peut dégager d’emblée plusieurs aspects : une grande épure de la présentation et le choix à dessein restreint des photos et des textes – signe d’un refus de l’exhaustivité qui va de pair avec sa parcimonie à faire des photos7. De même, la simplicité de l’architecture du site met en valeur des regroupements par projet, puis par des diaporamas à l’intérieur de chacun des projets : les photos défilent alors, à la fois pour faciliter la consultation du lecteur depuis un téléphone ou une tablette, mais aussi pour donner une continuité à chacune des séries, et induire le mouvement dans l’espace en mettant en action celui-ci, en le dramatisant. D’autres ensembles, au contraire, du fait que le nombre de photos est plus important, ne s’enchaînent pas directement et doivent être avancés de manière manuelle, telle la série Kronstadt. Enfin, un ensemble représentant une fresque à Assise défile de gauche à droite à l’aide de la souris ou du trackpad, comme on déroulerait une tapisserie. Chacune des photos, vidéo ou installation, est reproduite en petit format et toujours assortie de texte, ou pour le moins d’un titre quand il s’agit d’une série, voire de notes d’intention, qui excèdent toutefois la simple contextualisation.
Nous pouvons tirer de ce descriptif rapide quelques premières interprétations. De prime abord, le site ne semble pas être le point de départ de la création, mais son aboutissement : il agit plutôt comme une carte d’identité, ou plutôt une carte de visite pour ceux qui voudraient avoir une idée fiable de son travail – Carol Müller indiquant l’adresse de son site à ceux qui la connaissent déjà, même si elle souhaite bien sûr qu’il puisse aussi servir de porte d’entrée fortuite aux néophytes. Ce site n’a donc pas vocation à être une vitrine ni un site de vente en ligne : elle vend ses photos sur tirage papier et n’envoie pas de fichier. En ce sens, le texte est essentiel car il apparaît comme une « position d’auteur », comme si l’image sur internet n’était qu’un fantôme de la vraie image. Chaque écran en effet, suivant sa définition ou sa lumière, en donnera un aperçu différent : la dématérialisation de la photo est certes nécessaire à sa reconnaissance et son identification, mais par ce processus même, elle s’efface, elle disparaît car l’épaisseur, le grain, le choix du papier, l’effet brillant propre aux écrans – alors même que les tirages sont toujours en mat – rendent les photos plates, comme emprisonnées dans leur double dimension ontologique, ici réduite à leur extrémité, telle une partition musicale qui serait aussi « mise à plat » des sons.
En outre, cette « mise à plat » du travail oblitère les techniques utilisées – à part pour le projet Lectrices, où le sténopé est indiqué –, Carol Müller utilisant pourtant toutes sortes d’appareils photo, qu’ils soient argentiques ou numériques.
En dehors de son site, nous pouvons trouver deux portfolios sur internet. À la suite d’une exposition au centre photographique de Niort en 2014, Carol Müller a en effet rencontré une journaliste de Mediapart, Sophie Dufau, qui a particulièrement apprécié son projet Lectrices et qui lui a donc demandé de publier dans la section Portfolio un ensemble choisi de photos. À l’occasion d’une exposition à Paris à l’espace Beaurepaire, en novembre 2015, elle y ajoutera un nouvel ensemble de douze photos8.
Plus que le projet lui-même sur lequel nous reviendrons plus loin, nous voudrions souligner l’hiatus majeur – et pourtant étonnant – qui sépare le site personnel d’une publication sur un site préexistant. Les portfolios de Carol Müller s’inscrivent dans un ensemble de plus de trois cents autres portfolios d’autres artistes, qui, pour la plupart, relèvent du photoreportage, attendus dans un journal. Ceux-ci sont de tailles différentes, les photos sont toutes légendées (date et lieu, rarement plus), et le contexte d’actualité suffit à motiver le choix des photos. Comme le reste des articles, les portfolios sont ouverts aux commentaires. Si l’on sait la place de plus en plus prégnante tenue par les commentaires sur internet (au point de faire écran aux articles eux-mêmes par le fait qu’ils sont mis sur le même plan, le même support), nous pourrons remarquer ici que les deux portfolios de Carol Müller n’ont pas échappé au caractère tranché des commentaires, entre éloges et jugements négatifs9. Plus étonnante, sans doute, est, par moment, la lecture à contre-sens, qui est faite du projet : les photos sont vues, par certains, non pas comme des images mais comme des clichés représentant des femmes bourgeoises et oisives qui auraient des lectures relevant d’une distinction toute bourdieusienne. Le texte (légendes, notes d’intention) a disparu, et même si lors du second portfolio, Carol Müller a ajouté le son d’entretiens avec les lectrices photographiées pour rendre compte de manière incarnée de son projet, les commentaires restent les mêmes et prennent le flou de la mise au point du sténopé pour un « flou artistique » qui redoublerait le stéréotype de la femme bourgeoise idéalisée. Sans vouloir sortir du cadre de l’étude du support numérique, il semble que cet exemple de publication sur le site d’un journal – choses que font aussi les sites du Monde ou de Libération – témoigne là encore du risque de la platitude, au sens de banalité, que peut aussi engendrer le numérique, désormais décontextualisé par une mise en page standardisé et dilué au sein de contenus variés.
(D)écrire le paysage
Pour autant, le site de Carol Müller n’est pas qu’un succédané de son travail, une représentation dégradée (et à dégrader, comme l’indiquent les commentaires de Mediapart), ou déceptive d’un travail qui chercherait à se justifier. Au contraire, le site lui-même comme fantôme des images, met en abyme le projet de Carol Müller et sa volonté d’inscrire son travail dans une tradition littéraire.
Comme le rappelle Michel Collot dans Paysage et poésie du romantisme à nos jours :
Le paysage n’est pas le pays, mais une certaine façon de le voir ou de le peindre comme « ensemble » perceptivement et/ou esthétiquement organisé : il ne réside jamais seulement in situ mais toujours déjà aussi in visu et/ou in arte. Sa réalité n’est accessible qu’à partir d’une perception et/ou d’une représentation. Dès lors, pour comprendre ou évaluer un « paysage » artistique ou littéraire, il importe moins de le comparer à son référent éventuel (une « étendue de pays ») que de considérer la manière dont il est « embrassé » ou exprimé.10
Les photos de Carol Müller représentent très majoritairement des paysages, sans âme qui vive11, mais à rebours de la mimésis : ce n’est pas la découverte des lieux qui engendre le cliché, mais toujours une ou des lectures qui imprègnent un pays, un lieu, et en fait un paysage in arte. Dans la note qui accompagne Saxnäs, la photographe indique ainsi que « c’est le poète suédois Tomas Tranströmer qui a inspiré ce travail sur l’étendue, le blanc, la transparence infinie des paysages lapons ». De même dans son installation Histoire d’arbres, elle ouvre sa présentation par des vers de Ludwig Rhese. Son voyage sur le cargo Anna, quant à lui, est motivé par la volonté de s’embarquer à Hambourg à cause des Buddenbrook de Thomas Mann pour aller jusqu’à Tromso en Norvège à cause du Livre de Dina d’Herbjørg Wassmo. L’installation Des pas sur la neige a été motivée par le livre de P.-E. Victor sur sa vie d’explorateur. La série Alvik est toute habitée de l’œuvre d’Ibsen, et en particulier de La Dame de la mer – et à rebours, les photos de cette série aident à comprendre Ibsen et son écriture qui gronde en deçà du tumulte des passions.
Ensuite, le texte de présentation intitulé Argument qui accompagne le dispositif vidéo Kronstadt et la série de photos, s’inscrit sous la figure tutélaire du marquis de Custine qui arrive en Russie par la mer en accostant dans ce port. Enfin, le projet Lectrices empruntent son sujet au livre de Laure Adler et de Stefan Bollmann, Les femmes qui lisent sont dangereuses12.
Comme le soulignent ces différents exemples, les livres sont donc ce qui détermine l’aventure photographique, ce qui recouvre le paysage d’une direction et d’une interprétation subjectives autres, transformant alors les lieux en représentation a priori, non pas comme un guide de voyage qui obligerait à certains arrêts qui valent le détour, mais comme un texte qui viendrait susciter un espace imaginaire ou rêvé. La littérature ouvre donc à l’usage du monde, invite à un mode de (re)présentation autre, où le détour est celui de la photographie, tel Proust sur les traces de Ruskin, parti à Venise, tel le lecteur de La Recherche qui voudrait voir Venise pour y trouver le fantôme d’Albertine – ce qui fait du lecteur un méta-lecteur de Venise.
La série des Lectrices joue de cette mise en abyme du livre : si un livre a initié le projet, c’était pour décaler la photographie qui institutionnalise la lecture et, de ce fait, l’efface. L’homme en train de lire, l’homme photographié avec des livres, use des livres comme d’attributs du savoir et du pouvoir, qu’il soit écrivain ou président de la République. Remettre au centre l’acte de lecture suppose donc, pour Carol Müller, nécessairement de décentrer le sujet en montrant la lecture comme passion, surprise, abîme qui engloutit parfois jusqu’au sommeil. L’acte de lecture s’inscrit alors dans la durée, ce que redouble la durée du temps de pause du sténopé – la photographe faisant toujours quatre prises, après s’être entretenue au moins une heure avec chaque nouvelle lectrice afin de comprendre le rapport de celle-ci à la lecture. Les photos témoignent alors d’une lecture en train de se faire, puisque l’appareil saisit des pages qui bougent et l’impression de flou n’est donc pas ici esthétique mais dramatique. C’est ainsi que la référence au livre de Laure Adler peut être interprétée de plusieurs manières : « les femmes qui lisent sont dangereuses » car elles prennent la place des hommes qui sont traditionnellement représentés avec des livres, et risquent alors d’usurper un pouvoir qu’on leur refuse. Mais elles font aussi advenir l’acte de lecture en s’effaçant derrière le livre, au risque là encore d’apparaître comme celles qui détiennent le vrai pouvoir, celui de conseillère manipulatrice dans la chambre à coucher. Paradoxalement, les commentaires de Mediapart sont alors très révélateurs du sens du projet de Carol Müller, qui se veut aussi féministe, de manière oblique et décentrée en photographiant des Emma Bovary modernes et affranchies. À l’inverse, nous pouvons surtout réinterpréter ces photos comme échappant à toute dynamique de pouvoir par leur volonté de remettre l’acte de lecture en train de se faire au cœur même du dispositif.
Si la littérature mène à la photographie, la photographie à l’inverse mène au texte qui appelle le regard du lecteur par la platitude qu’il partage avec la photo numérique et par le fait qu’il est en regard des photos.
Chacune des photos est, pour le moins, assortie d’une légende, voire d’une note d’intention. Si l’on étudie la série Kronstadt Hypothèses, la plus longue du site, on pourra remarquer que des légendes apparaissent certes comme purement descriptives – comme pour l’Amiral Stepan Ossipovitch Makarov –, ou comme énigmatiques – comme pour Secret défense ou Rêve. Ces légendes orientent alors le regard de l’observateur mais elles le désorientent aussi : la photo de l’amiral ensevelit la statue sous une couleur rose fuchsia étonnante qui efface la statue au lieu de la magnifier, signe même du temps révolu de la splendeur de Kronstadt. De même, les légendes Secret défense, Rêve, ou plus encore, Pansement décalent tellement le sujet de la photo qu’elles le rendent abstrait13. La légende, au lieu d’être indicielle ou contextuelle, décentre le regard et construit, dans cette série, « des sortes d’incises » :
[ces incises] prises dans leur ensemble […] se répondent les unes aux autres et forment un récit qui pourrait être un poème urbain. Il y a même une double dérive dans la ville, celle des images photos et celles des images-mots. Ce sont deux rhizomes qui se font écho.14
De même les textes qui accompagnent les séries de photos ou les présentations plus longues données sous format PDF, par un lien hypertextuel, ne sont pas là pour donner le seul contexte de la prise de vue. Ils relèvent de ce qu’elle appelle des « positions d’auteur », voire, plus encore, d’une écriture des marges : les textes ne sont pas des ekphrasis mais une autre manière de traiter le même sujet ; ce sont des marginalia que ne justifie pas la présence de la photo et qui ne la mettent pas en valeur. Il faut au contraire entendre ici une forme de mise au second plan de ces textes, qui font écran de fait à tous les poèmes écrits en parallèle et qui ne sont volontairement pas publiés sur le site pour ne pas faire de celui-ci une œuvre complète où la photo appellerait le poème, et le poème, la photo.
Dans les photos de Laponie (Des pas sur la neige), l’espace du poème a été investi de manière séparée, et tous les poèmes écrits pendant ce projet ne sont pas reproduits ni publiés, ce qu’on peut lire dans le titre même de cette série, comme les traces laissées à découvrir. Carol Müller met en parallèle ces notes d’intention et l’un de ses premiers projets comme photographe autour de photos ratées. Le texte serait en quelque sorte l’équivalent de la photo qu’on sait ratée et qu’on garde pourtant – ou dont on gardait le cliché dans sa version papier pour les photos argentiques naguère.
Les textes situés en regard des photos sont donc les traces de tout un travail immergé et absent mais ils permettent surtout de replacer le lecteur au centre de la photo, d’aborder celle-ci par la marge : ils initient un dialogue indirect avec le lecteur comme une mise en scène de l’acte même de photographier : lire, marcher, photographier, écrire – telles les marginalia présentes chez Stendhal, telles plus encore, les réflexions sur la note présentes chez Perros dans Papiers collés15. La note, en effet, est l’épiphénomène de la phénoménologie du réel, elle est la scorie d’une expérience, la seule expression quasi indicible de la sensation.
Le blanc et le palimpseste
Le blanc des photos est l’écho du texte en regard, par l’écriture blanche de la notation, et c’est en cela que ce site propose une véritable ouverture sur le travail de Carol Müller : il met en abyme jusqu’au vertige le vide, l’absence, la disparition de la photo et l’indicible. Deux formes de blancheur, grâce au numérique ou aux photos numérisées, suivant les techniques, et aux notes marginales, se répondent alors : l’écriture blanche entre en résonnance avec la blancheur des photos ; chacune, par ces échos multiples, entraîne un va-et-vient de la pensée, et joue de ces décalages. Cette recherche du blanc à tous les sens du terme – c’est-à-dire aussi comme ce qui manque dans la mémoire – met en relief l’indistinction entre les photos en noir et blanc, qui sont en fait des photos couleur de paysages enneigés, et les rares touches de couleur, qui peuvent surgir, comme le rouge. La référence essentielle, qui n’est pas explicitée ici, est celle des Nouvelles et Textes sur rien de Beckett16, qui déploie le blanc sous toutes ses formes et permet alors d’interpréter les photos du site. En effet, la photo numérique ou numérisée, comme fantôme de la vraie photo, joue sur la présence-absence de cette photo qui elle-même tend à disparaître, et joue également sur cette hésitation au sujet de la nature de l’image, sur le fait qu’elle soit en noir et blanc ou en couleur. L’hésitation, ou la frontière indécidable17 structure le travail de Carol Müller entre peinture et photographie, telle une « apparition disparaissante », comme a pu le dire Jankélévitch18.
Car, paradoxalement, ces paysages désolés, effacés, sont très habités non seulement parce que l’œil croit y trouver des formes, parfois monstrueuses, ou abstraites tel un Rothko, mais surtout parce que l’abandon qui s’y lit provient d’une mémoire oubliée, délaissée, qu’il faut ressusciter en quelque sorte, ou pour le moins, traquer et faire jaillir : ce qui est cherché dans les photos comme dans les textes est un « supplétif », « quelque chose qui nous suscite » : « l’image nous suscite comme l’espace du poème19 », telle une image fantôme20. Il s’agit d’essayer de faire surgir chez nous la sensation à l’origine du processus créateur : pour son projet en Lettonie, Carol Müller indiquait vouloir trouver, dans les images à faire, la sensation d’affolement, la terreur vécue par les victimes du nazisme, représentée par la difficulté à trouver une quelconque stèle dans des endroits où nul ne va et où les corps ont disparu. En ce sens, la blancheur est ce qui peut le mieux retranscrire l’empreinte du passage du temps, du vide à combler.
Avant de se consacrer essentiellement à la photographie, Carol Müller avait mené une performance intitulée Petit théâtre des oreilles. À l’aide de tampons d’encre, des empreintes d’oreilles étaient prises et ensuite assemblées pour former un arbre.21 Le plus fascinant dans cette performance était sans doute la réaction de ceux dont on avait pris l’empreinte : ils essayaient de voir si l’empreinte de leur oreille était ressemblante, ce qui posait à nouveau la question de la mimésis et du portrait ressemblant – « l’air » dont parle Barthes dans La chambre claire22. Le trajet de Carol Müller l’a menée de cette performance fondée sur l’empreinte à une conception de la photographie comme empreinte, celle-ci permettant d’écrire en deux dimensions ce qui est en trois dimensions :
Je me définis dans l’espace du papier, pas dans l’espace du volume.23
Par cette référence à l’empreinte, l’enjeu est alors de conjuguer, via le support numérique, le texte et la photo. Mais cette idée de l’empreinte renvoie aussi à un autre art qu’est la musique : Carol Müller, avant d’être photographe, a d’abord été musicienne, puis philosophe et artiste. Pour elle donc, chercher à rendre compte des trois dimensions en deux seulement, a pour modèle la partition, où il s’agit de mettre à plat le son – ce dont on a quelques indices sur le site, ne serait-ce qu’avec le titre Des pas sur la neige, titre d’une pièce de Debussy, ou avec la note marginale en regard du projet Alvik « qui devrait être projeté accompagné au piano par des improvisations live ». L’intermédialité se redouble ici à l’infini.
La question de la double dimension est aussi celle du regard qui s’abstrait, se retranche dans un espace précis plutôt que dans un instant décisif, un kairos. Pour Carol Müller, l’appareil photo comme camera oscura peut servir de métaphore au travail du photographe qui semble lui-même abstrait de la réalité quand il photographie. Ainsi la série qui peut sembler assez classique sur les fenêtres permet certes de considérer la fenêtre comme le cadre d’un tableau ou d’une photo, mais ici ces cadres aux formes géométriques et abstraites pointent moins vers une vue extérieure que vers la chambre elle-même où le regard du photographe apparaît et s’efface en même temps
L’empreinte comme captation et trace relève ainsi de l’usage du papier mais le numérique permet plus encore de montrer l’empreinte de l’empreinte grâce au palimpseste : la fresque d’Assise a ainsi été conçue comme une superposition des arbres et des fresques, où la peinture apparaît sur et sous les lignes des arbres, comme s’il s’agissait de montrer comment les arbres deviennent images, de manière métaphorique, par le biais du papier in absentia, alors même que cette fresque d’Assise a pu être faite grâce aux possibilités du numérique et à une technique de surimpression. Le détour par les outils les plus modernes permet de retrouver ainsi l’essence même de la présence et de l’absence. Le palimpseste conjugue alors platitude de l’image et strates de la mémoire, en écho aux diaporamas de la première page du site, qui jouent aussi sur la surimpression par le défilement automatique des photos.
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Le numérique offre des possibilités beaucoup plus complexes à Carol Müller que ce qu’on aurait pu envisager en connaissant l’ensemble de son œuvre – où elle s’attache depuis toujours à une multitude de techniques argentiques. Si en tant qu’artiste visuelle, elle définit son travail en deux dimensions comme une recherche des traces muettes, ses photos et leurs marges, par la charge mémorielle, par les traces et par la modestie des notes, s’inscrivent aussi dans le temps : l’absence d’être humain sur presque toutes les photos – et même le projet Lectrices ne relève pas d’un art du portrait – pointe vers un effacement, un jeu sur la présence et l’absence, qui donne tout son sens au travail de Carol Müller : il s’agit de révéler ce qui est imprescriptible de manière ontologique. La question que pose son site est ainsi celle de la condition de possibilité même de ce qui est là sans être là, de ce fantôme omniprésent de manière métaphorique dans ce qu’elle dit de son travail.
Ce site, mais aussi les deux portfolios publiés sur Mediapart, sont comme la métaphore du travail de Carol Müller, entre phénoménologie et métaphysique24 : le paysage photographié et écrit déploie une complexité de l’image ni transparente ni mimétique ; il porte en lui une charge fictionnelle qui invite l’observateur et le lecteur à se projeter dans cette expérience de la sensation vécue par l’artiste elle-même.