Y a-t-il une vérité historique ? Les « Réflexions sur la vérité dans l’art » et les « Notes » d’Alfred de Vigny

DOI : 10.35562/marge.357

Plan

Texte

          Ce travail est né d’un étonnement. L’essai Alfred de Vigny constitue le tout premier écrit publié par le jeune Anatole France en 1868, alors un jeune poète parnassien de 24 ans. France est un admirateur passionné de la poésie de Vigny mais juge plus sévèrement ses premières œuvres en prose. Il estime ainsi que le roman historique Cinq-Mars est un « roman manqué dans son ensemble » et souligne les invraisemblances et les paradoxes des « Réflexions sur la vérité dans l’art », qui constituent la préface de Cinq-Mars depuis sa troisième édition, en 1827 :

Étrange contradiction ! M. de Vigny, les documents en main, compose un roman historique et repousse jusqu’à la pensée d’y faire intervenir la vérité historique. […] Selon ces théories, l’imagination n’interprète pas la vérité : elle l’abolit pour se substituer à elle1.

Écrivant ces lignes, Anatole France s’inscrit dans une longue lignée d’attaques dirigées contre Cinq-Mars et sa préface – retenons entre autres les critiques de Sainte-Beuve, de Balzac, ou encore du comte Molé lors de la réception de Vigny à l’Académie française. Pourtant, il y a loin entre le jeune auteur de 1868 et celui qui écrira plus tard, comme paraphrasant Vigny : « L’histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y réussit que par l’imagination2 ». C’est dire combien, depuis la publication de Cinq-Mars, la démarche esthétique qui a présidé à la composition de l’œuvre a été à l’origine de malentendus, d’amalgames, et d’interprétations erronées, jusqu’à notre époque encore, où l’on peut lire que Cinq-Mars relèverait d’une « conception essentiellement passive du rôle du lecteur3 » et baliserait une « lecture univoque nécessairement conforme à la thèse défendue par le romancier4 ». L’histoire de cette réception a été suffisamment malmenée et brouillée pour qu’on prenne aujourd’hui le temps de relire les appareils textuels qui précèdent et suivent le roman et cherchent à le défendre. Dépris de préjugés, autant que faire se peut, nous tenterons de nous demander ce qui a pu susciter, au sein même de ces textes, cette succession de méprises et de confusions de la part de plusieurs de leurs lecteurs, quitte à montrer paradoxalement qu’ils se contredisent eux-mêmes parfois. Au seuil du roman, les « Réflexions sur la vérité dans l’art » forment une préface qui entend servir de manifeste pour le genre du roman historique en France comme celle de Cromwell pour le drame romantique la même année. À ce titre, ces « Réflexions » offrent des clés considérables pour comprendre le travail de Vigny, à tel point qu’elles pourraient former un manuel sur la façon d’administrer la vérité au moyen de l’écriture et au détriment des faits. A contrario, placée à la fin du roman, la section « Notes et documents historiques » propose une imposante bibliographie savante qui n’a cessé de croître au fil des éditions successives, et qui contredit et annule en apparence la thèse de la préface5, au nom d’une forme de « conformité » de l’ouvrage à. l’Histoire6 Parcourant ces différents textes, nous nous attacherons à montrer comment s’élabore, se construit et parfois se déconstruit, à l’aune du roman, le concept de vérité historique.

Les « Réflexions sur la vérité dans l’art »

          Les « Réflexions sur la vérité dans l’art » forment une préface à la troisième édition de Cinq-Mars en 1827. En tant que préface, ces « Réflexions » constituent pour Vigny une réponse à ses détracteurs mais aussi une défense des modifications historiques opérées dans le roman. De fait, l’acte préfaciel, comme l’a remarqué Jean-Marie Gleize, est un moyen de prendre le pouvoir :

Le prescriptif est régulièrement dominé par l'illusion active de la toute-puissance des idées et des mots, à commencer par la puissance supposée de l'acte préfaciel ou manifestaire : le prescriptif déclare la vérité comme on déclare la guerre, il effectue ce qu'il dit et dit ce qu'il effectue dans un même geste tendu et péremptoire, performant7.

Exposition d’un système et défense du roman qu’elle précède, la préface offre tous les éléments d’un art poétique. À partir de l’exemple qui suit, elle propose une définition du roman historique, de manière à en faire avant tout un récit porteur d’une signification morale, où se trouveraient séparés de fait « la vérité de l'art et le vrai du fait8 ».

Définir l’Histoire

L’Histoire est un récit

          Lorsque Vigny écrit son texte en 1827, l’Histoire commence à peine à se développer en tant que discipline méthodique et scientifique et à s’extraire du champ des belles-lettres dans lequel elle était jusqu’alors comprise. Claudie Bernard indique, en citant les essais historiques de Montesquieu ou Voltaire, qu’à l’époque classique, l’Histoire avait à la fois un rôle doctrinaire et édifiant et rappelle la définition de l’Histoire donnée par Furetière en 1727 : « Un récit fait avec art : description, narration soutenue, continuée, et véritable, des faits les plus mémorables, et des actions les plus célèbres9 ». Il y a donc, après la Révolution, une volonté d’émancipation de l’Histoire, qui se trouve concomitante avec la volonté d’émancipation du genre romanesque. Claudie Bernard écrit à ce sujet :

Au plan épistémologique, roman et Histoire sont solidaires aussi dans la mesure où, tandis que le roman se targue, au xixe siècle surtout, d’un savoir ou d’une "vérité" spécifiques, l’Histoire, science humaine et parfois trop humaine, voit sa "scientificité" constamment remise en cause10.

Ainsi, l’Histoire et le roman revendiquent tous deux, au xixe siècle, deux programmes de vérité distincts. Dans sa préface de 1827, alors que les recherches historiques connaissent leurs premiers balbutiements, Vigny ne garde de l’Histoire que son caractère narratif – en cela, il reste fidèle à l’enseignement classique – mais on verra que, même lorsque le discours historique commencera à se codifier et à adopter une méthode, il le ramènera invariablement à sa narrativité inhérente et à sa qualité première de récit.

          « Le jour où l’homme a raconté sa vie à l’homme, l’histoire est née11 ». « L'Histoire est un roman dont le peuple est l'auteur12 ». Ces deux phrases, auxquelles Vigny a donné une valeur aphoristique – renforcée pour la dernière par l’emploi des lettres capitales – montrent que l’Histoire serait en fait, selon Vigny, l’objet d’une double construction. Serait en jeu, d’une part, une construction narrative : on passe du récit au roman, par un premier déplacement axiologique, qui met en avant, de façon polémique, la littérarité du discours. Serait en jeu, d’autre part, une construction collective, l’Histoire étant élaborée principalement par le peuple et les on-dit, et touchant, pour cette raison, par plusieurs côtés, à la légende. Cela aboutit à un paradoxe : ce que l’on considère après coup comme historique n’a pas forcément été vrai. Vigny cite par exemple en note le mot historique du général Cambronne à Waterloo13, que celui-ci dément avoir prononcé, et qui est pourtant devenu, malgré lui, un mot historique – souvenons-nous du chapitre « Cambronne » des Misérables. L’Histoire est toujours donc trafiquée, altérée, remodelée, car toujours en voie de construction. Vigny en donne un exemple saillant :

Un roman historique construit avec les matériaux de l’histoire devient l’histoire même et grave son récit comme vérité […]. On cite à présent comme réel le dialogue de l’empereur Napoléon Ier et du pape à Fontainebleau que j’ai inventé14.

À ce titre, parce que l’Histoire est une matière informe, et pour cette raison toujours déformée, parce que le peuple et les historiens, qui sont toujours peu ou prou des écrivains, la modifient selon leurs volontés, l’Histoire est toujours plus ou moins vraie. De l’histoire ancienne, celle de Tite-Live et de Tacite, Vigny écrit :

On pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double composition de l’opinion et de l’écrivain, leur histoire nous arrive de troisième main, et éloignée de deux degrés de la vérité du fait15.

          Deuxièmement, parce que l’Histoire est un récit, elle a partie liée, dans l’esprit de Vigny, aux autres genres littéraires, en particulier au drame et à l’épopée. Vigny a recours plusieurs fois dans sa préface aux noms et syntagmes drames ou œuvres dramatiques. Les œuvres dramatiques sont pour lui « une représentation morale de la vie16 » et englobent en leur sein « poèmes, romans ou tragédies17 ». Drame devient ainsi un autre nom pour dire littérature. Il ne faut pas oublier que l’année des « Réflexions sur la vérité dans l’art » est également celle de la préface de Cromwell, qui énonce et martèle : « Le drame est la poésie complète18 » ou encore « C’est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne19 ». Le drame et l’Histoire sont donc posés par Vigny sur un pied d’égalité en tant que récits, l’un et l’autre doués de vérité : « La France surtout aime à la fois l’histoire et le drame, parce que l’une retrace les vastes destinées de l’humanité, et l’autre le sort particulier de l’homme20 ». Selon une idée toute aristotélicienne, ils diffèrent seulement en cela qu’ils adoptent chacun un point de vue général ou particulier – et on ne doute pas que, comme Aristote, Vigny accorde sa préférence à la poésie, laquelle équivaut dans cette préface au drame, plutôt qu’à l’Histoire proprement dite21.

          Enfin, l’Histoire, comme récit, a trait au mythe, à la fable. Pour Vigny, il est à noter que la fable succède à l’Histoire, et non l’inverse, dans la mesure où elle viendrait suppléer les lacunes de l’Histoire et apporter des conclusions morales là où l’Histoire, réduite à être un récit de faits incomplets et ininterprétables, ne pouvait conclure :

Il me semble donc que l’homme, après avoir satisfait à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus complet, quelque groupe, quelque réduction à sa portée et à son usage des anneaux de cette vaste chaîne d’événements que sa vue ne pouvait embrasser ; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience ; peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n’étant que les parties incomplètes du tout insaisissable de l’histoire du monde ; l’une était pour ainsi dire un quart, l’autre une moitié de preuve ; l’imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit la fable. – L’homme la créa vraie, parce qu’il ne lui est pas donné de voir autre chose que lui-même et la nature qui l’entoure ; mais il la créa vraie d’une vérité toute particulière22.

Le récit fabuleux permet à l’Histoire de produire une vérité, qui ne réside pas dans les faits en eux-mêmes, par nature insaisissables, mais dans leur interprétation dans le cadre d’une démonstration – on verra bien sûr les nombreux problèmes qu’une telle théorie suppose. Les sources de Vigny concernant le rapport entre Histoire et mythe ne sont pas connues précisément. Edmond Estève, dans un article de la Revue universitaire en 1909, a supposé que la réflexion de Vigny était empruntée à Giambattista Vico, dont la Scienza nuova avait été traduite par Michelet la même année, en 1827, sous le titre révélateur, Principes de la philosophie de l’histoire. Alphonse Bouvet, qui évoque ce rapprochement, s’abstient quant à lui de conclure fermement mais énumère les ressemblances :

Même idée de l’antériorité de l’histoire-tradition par rapport à la fable ; même explication de la formation des légendes primitives, et même jugement sur leur valeur ; même recours au témoignage des fables nées dans les temps modernes23.

Étienne Kern a également montré que la réflexion de Vigny pouvait être empruntée aux théoriciens des épopées humanitaires, en particulier Fabre d’Olivet et Ballanche :

L'idée-phare de Fabre d'Olivet, développée dans son Discours sur l'Essence et la Forme de la Poésie et popularisée par Ballanche, est qu'il convient de distinguer l'histoire allégorique et l'histoire positive ; seule la première, conçue comme une histoire globale du devenir humain considéré d'un point de vue moral, a sa place dans l'épopée, car l'histoire positive ne saurait porter témoignage sur l'absolu24.

Nous comprenons donc qu’il y aurait d’une part, l’Histoire positive (que Nietzsche appellera traditionnaliste ou antiquaire25), une succession de faits inapte à produire un témoignage sensé ou cohérent, inapte à produire du sens par elle-même ; et d’autre part l’Histoire allégorique, qui aurait, comme celle que Vigny appelle de ses vœux, une valeur globale, morale, et qui aurait trait à une sorte d’absolu.

          L’Histoire serait donc avant tout un récit littéraire originel, dont le substrat de vérité serait invérifiable en raison des constantes fluctuations du genre. Pour cette raison, la vérité échapperait le plus souvent au récit historique stricto sensu (pour être perceptible dans la fable, le drame, l’histoire allégorique). Vigny en prend son parti, et propose de combler les lacunes de l’Histoire en donnant aux faits connus un sens philosophique et moral.

L’Histoire a une signification morale

          Pour Claudie Bernard, « la question herméneutique est pour Vigny […] inséparable d’une éthique26 ». Elle énonce ainsi une constante des études vignyennes. Jacques-Philippe Saint-Gérand précise quant à lui que la « vérité de l’Art » chez Vigny consiste à :

[…] donner au fait sa puissance de signification maximale, quitte à modifier quelque peu sa nature […] afin qu’il s’intègre à un ensemble dont l’organisation vise toujours à la persuasion, voire à la démonstration d’une conception philosophique27.

Pour Vigny, l’Histoire est d’emblée porteuse d'une morale : « Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce n’est à servir d’exemple de bien ou de mal28 ? ». À bien lire les « Réflexions » d’ailleurs, on remarque que le vocabulaire lié à la moralité sature le texte. Par exemple, il propose de lire les faits comme « une suite de leçons » et souhaite leur attribuer « une grande signification morale29 ». Précisons-le, selon lui, les faits ne sont pas porteurs intrinsèquement d’une vertu morale, ils ne peuvent suffire, seuls, sans une herméneutique, à produire une vérité ou à élaborer une philosophie. Seul un regard supérieur, l’hypothétique regard de Dieu, pourrait, s’il le fallait, donner un sens aux événements :

Or les exemples que présente la succession lente des événements sont épars et incomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusion morale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vaste tragédie qu’elle y joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu, jusqu’au dénouement qui le révélera peut-être au dernier homme30.

Ce faisant, Vigny égratigne les penseurs qui aspirent à prendre la posture de Dieu ou du dernier homme, et prétendent déduire des événements une vérité et une fin de l’Histoire, qui n’est en réalité qu’une construction a posteriori conforme à leurs vues. Ces philosophies de l’Histoire, en grande partie influencées en France par Hegel et Cousin, sont comparées par Vigny à des Sisyphes « roulant sans cesse leur rocher, qui n’arrive jamais et retombe sur elles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler à son tour31 ». On le voit, si Vigny entend donner une dimension morale à l’Histoire, ce n’est pas en redonnant après-coup, de façon fallacieuse et artificielle, un sens et un ordre aux événements afin de déterminer une fin de l’Histoire – en laquelle d’ailleurs il ne croit guère –, mais en les traitant du point de vue de la fable – fable comme mythe, mais aussi comme histoire à moralité. Conçues ainsi, les œuvres d’art seront effectivement une « représentation morale de la vie ».

          Dans la préface de ses Poèmes antiques et modernes en 1829, Vigny souligne la particularité de ses poèmes, dans lesquels « presque toujours une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique32 ». L’œuvre, en tant qu’elle est représentation, doit produire pour Vigny un sens philosophique, c’est-à-dire amener le lecteur à réfléchir :

Ce que l’on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômes d’hommes, c’est, je le répète, le spectacle philosophique de l’homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps ; c’est donc la vérité, de cet homme et de ce temps, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les forces33.

Ce qui fait la qualité de l’œuvre littéraire, c’est bien sa singularité, c’est bien « l’homme travaillé par les passions de son temps ». C’est par l’intermédiaire des passions et des émotions que Vigny entend faire passer son enseignement moral – enseignement qui a souvent davantage, on le verra, les allures d’un questionnement. Selon Sophie Vanden Abeele-Marchal, Vigny redonne de l’affect à l’Histoire : « L’émotion, explique-t-elle, qui fait entrer le récit dans le domaine des expériences individuelles, participe de la constitution de l’événement34 ». Par conséquent, l’émotion a toujours chez Vigny une fonction éthique. En raison de cette visée morale, il s’autorise à modifier les faits, à donner par exemple au personnage une unité de caractère, ce dont il se justifie à la fin de la préface. Le roman ne suscitera l’émotion que dans la mesure où Cinq-Mars et de Thou, ses héros, seront les incarnations de la vertu, et Richelieu, la personnification du Mal.

          Le vrai est ainsi modifié, travesti, altéré, au profit d’une soi-disant vérité d’une puissance « supérieure et idéale ». Cinq-Mars serait-il alors un roman à thèse ? C’est ce qu’ont voulu voir de façon malveillante plusieurs commentateurs. Mais le roman, loin de se limiter à un schéma manichéen, invite au contraire les esprits les plus attentifs à se poser la question du statut de la vérité. L’épigraphe choisie par Vigny, issue du Mariage de Figaro, est, à ce titre, révélatrice : « Qui trompe-t-on donc ici35 ? ». Elle devrait inviter tous les lecteurs à faire preuve de prudence dans le maniement du texte vignyen.

Définir la vérité historique

          Vigny adopte, dans les « Réflexions », un raisonnement philosophique, et crée dans ce but deux concepts, la « Vérité » et le « Vrai », comme le montre là encore l’emploi des lettres capitales. Les sources de Vigny sont une nouvelles fois obscures. Pierre-Georges Castex, dans la biographie qu’il lui a consacrée en 1952, se demande :

Vigny a-t-il tiré de son propre fonds cette édifiante doctrine ? ou s’est-il inspiré des idées professées par Vico dans la Scienza nuova, que Jules Michelet venait de traduire et de préfacer ? Vico affirme que certaines fables sont des « mensonges de fait », mais des « vérités d’idées » et que le « vrai poétique » est préférable, pour un philosophe, au « vrai physique36 ».

Il y aurait donc, dans la philosophie de Vico, une perméabilité, un va-et-vient entre vérité et mensonge, et on la retrouve telle quelle chez Vigny. Ainsi le vrai serait-il de l’ordre du fait, du « petit fait vrai », de l’anecdote ; il serait, selon Claudie Bernard, le lieu « où confluent de nouveau le réel et sa représentation historiographique37 ». Le vrai a partie liée au monde et à sa représentation, mais il est insaisissable, incomplet, ininterprétable et ne nous apprend rien sur nous.

          En revanche, la vérité, elle, ne serait pas seulement « reproduction » selon Claudie Bernard, mais « sublimation éclairante du Vrai38 ». On peut lire l’éloge de la vérité tel que l’a écrit Vigny :

Cette vérité toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j’ose ici distinguer le nom de celui du vrai, pour me mieux faire entendre, est comme l’âme de tous les arts. C’est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du vrai visible ; mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux que lui ; c’est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux ; enfin c’est une somme complète de toutes ses valeurs39.

La vérité n’est pas le vrai, elle est « mieux que lui », elle offre en quelque sorte un vrai amélioré et donne au fait une « puissance de signification maximale » selon le mot de Saint-Gérand. La vérité est aussi synonyme de beauté, dans une équivalence holiste que Vigny emprunte à la philosophie platonicienne. En ce sens, l’œuvre d’art n’offre pas seulement un redoublement des faits, mais elle les transfigure et les convertit en beau : « Si la pâleur de votre vrai nous poursuit dans l’Art, nous fermerons ensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer deux fois40 ». L’œuvre d’art produit par conséquent un déplacement sémantique et conceptuel du vrai vers la vérité. Vigny retrace ce déplacement à travers les métaphores de la chrysalide ou du morceau de marbre poli destiné à être transformé en statue41. Pour le dire autrement, le vrai constitue, dans la pensée vignyenne, la matière première de la vérité, en attente d’être transformé par l’écriture.

          Enfin, Vigny conclut par ces mots l’éloge de la vérité présent dans les « Réflexions » :

On la reconnaît, cette vérité, dans les œuvres de la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance d’un portrait dont on n’a jamais vu l’original ; car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant42.

Alphonse Bouvet a montré que ces propos constituaient en fait une réponse à Pascal, lequel, s’étonnant de ce qu’on admire en peinture un objet qu’on ne regarderait pas autrement, voyait dans l’art une vanité43. Or, l’art est une vanité s’il se contente de reproduire le vivant, et non pas la vie, c’est-à-dire ce qui échappe par principe aux représentations. On peut songer ici aux propos que tient Nietzsche, dans la Deuxième considération inactuelle, contre l’Histoire antiquaire ou traditionnaliste : « Nous ne voulons servir l’histoire, dit-il, que dans la mesure où elle sert la vie44 ». L’approche historique de Vigny aurait donc, à bien des égards, des tons pré-nietzschéens et serait porteuse, pour ainsi dire, d’une modernité en germe. Les auteurs anciens doivent être lus, non pour ce qu’ils nous apprennent sur le passé, mais ce qu’ils nous apprennent sur la vie que nous vivons. C’est le sens de cette note académique rédigée par Vigny en 1854, dans laquelle il retranscrit cette phrase de Taine comparant Tacite à Tite-Live comme pour la faire sienne :

Il y a dans Tacite ces couleurs crues, ces traits saisissants, cette violence de vérité qui font comprendre non plus une âme humaine en général, mais cette chose multiple, tortueuse, profonde, compliquée, infinie, qui est une âme particulière45.

À lire cette note, on comprend clairement pourquoi Vigny, comme Taine, apprécie l’œuvre de Tacite ; c’est qu’il croit y retrouver exactement ce qu’il a voulu mettre en scène dans Cinq-Mars, « le spectacle philosophique de l’homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps », ou, pour le dire autrement, l’Histoire singulière d’une âme racontée d’un point de vue philosophique. Comme Nietzsche, Vigny rêve donc d’une Histoire artiste, d’une Histoire qui parle à l’âme humaine, d’une Histoire qui fasse et qui soit œuvre d'art. Il s’agit en somme de « déserter le positif pour apporter l'idéal jusque dans les annales46 » – c’est en quelque sorte le fin mot de ces « Réflexions ». Vigny voudrait que l’on écrive l’Histoire comme une œuvre d’art, en portant davantage attention à la beauté – qui va toujours de pair, chez Vigny, avec la moralité, et c’est en cela qu’il n’est pas pleinement moderne – qu’à l’authenticité du fait, quitte à ce qu’on oublie, paradoxalement, les noms au profit de l’Idée : « L’idée est tout. Le nom propre n’est rien que l’exemple et la preuve de l’idée47 ».

          Les « Réflexions sur la vérité dans l’art » posent des jalons importants de ce qui deviendra la pensée historique de Vigny. Étant acquis que l’Histoire doit être un récit sans valeur de vérité certifiée, il n’y aura en conséquence, à proprement parler, de vérité que celle de l’art venue transfigurer le vrai historique. L’étude de la section « Notes et documents historiques » insérée à la fin du volume de Cinq-Mars vient cependant nuancer et contredire ce constat.

Les « Notes et documents historiques »

          La thèse exposée dans les « Réflexions sur la vérité dans l’art », et en particulier l’adhésion à une méthode historique et le rejet simultané de cette même méthode, ont suscité de nombreuses controverses. Au xxe siècle, un chercheur comme Pierre-Georges Castex juge la thèse de l’auteur « incohérente », ses réflexions « bien confuses », l’œuvre « d’un genre un peu faux » : « Pourquoi se réclamer de l’histoire, quand on s’écarte volontairement de ses données48 ? ». C’est bien la question principale qui a été posée au texte de Vigny depuis sa parution, tantôt de façon railleuse, tantôt de façon virulente. Or, au fil des rééditions de Cinq-Mars, Vigny cherchera lui-même, avec plus ou moins de succès, à corriger les éléments les plus manifestement aporétiques de sa théorie.

Quand l’écrivain devient historien

          La « Note » de 1829 et les « Notes et documents historiques » de 1838 viennent apporter une première contradiction aux « Réflexions » de la part même de leur auteur. Elles sont reproduites ci-dessous dans l’ordre chronologique :

D’après cette conviction exprimée en tête de l’ouvrage, qu’un roman n’est pas une chronique, et que sa vérité n’est pas le vrai minutieux, les trois premières éditions de Cinq-Mars se sont écoulées nonchalamment et dans leur simple appareil, sans le moindre discours préliminaire ou explication sur l’époque. La troisième même a été privée sans pitié de quelques anecdotes du xviie siècle, imprimées dans la seconde, aussi bien qu’une longue et scrupuleuse liste de mémoires du temps ; l’auteur renonçant ainsi bénévolement et sans le moindre regret au mérite d’avoir lu à la lampe trois cents volumes et manuscrits mal imprimés et mal écrits de toute façon, mérite qui n’est pourtant pas mince. Il peut d’ailleurs y avoir quelque grâce à ce qu’un roman ou un poème, monument d’une construction imaginaire, se présente au regard tout d’abord, et comme un palais isolé, sans l’avenue des Préfaces et l’issue des Notes49.

Lorsque parut pour la première fois ce livre, il parut seul, sans notes, comme œuvre d’art, comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau. Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface : « Sur la vérité dans l’art », ne point montrer le vrai détaillé, mais l’œuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les nœuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de Louis XIII. […] Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au-delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production, qu’il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits curieux des détails du vrai anecdotique n’aient pas à chercher ailleurs des documents qu’il avait écartés50.

          Dans ces deux textes, nous pouvons remarquer que Vigny justifie et revendique l’absence des notes dans les éditions antérieures, comme en application de ses préceptes, mais, pour cette raison, les introduit bien maladroitement. En 1829, il met en avant, par des voies détournées, l’immense travail de lecture et de compilation qu’il a accompli. À rebours de sa théorie, il sculpte donc à son usage une posture d’auteur savant et érudit. En 1838, il propose une nouvelle justification, mais peine à justifier la nouvelle densité de l’apparat critique, prétextant répondre avant tout aux lecteurs soucieux du vrai anecdotique. Ce faisant, il se transforme, une nouvelle fois, en figure d’autorité, la seule à même à détenir les documents historiques qui ne doivent pas être cherchés ailleurs. « Le romancier est un peu le tenant-lieu des historiens successifs51 », il est même une sorte de pilleur, écrit Claudie Bernard alors qu’elle évoque le « roman-palimpseste ». Dans la note définitive de 1838, Vigny énumère et cite les documents d’époque qu’il a consultés. Son souci d’exhaustivité historique paraît presque comique, tourné en ridicule même, puisque la toute première note justifie la couleur rousse de la barbe du père Joseph, en citant force chroniqueurs et historiens.

          Par ailleurs, la scientificité mise en avant est loin d’être intégralement respectée. On peut noter que la sélection des documents, n’est pas impartiale, puisqu’elle ne retient que les éléments à charge contre Richelieu. Vigny en est conscient qui écrit, dans une note de 1826 supprimée dans les éditions postérieures, sans doute parce qu’elle contredisait de façon flagrante le roman :

Malgré ce qu’on a lu et ce qu’on lira encore sur Richelieu, il n’en reste pas moins un très grand ministre, surtout à l’extérieur, comme certains capitaines illustres demeurent ce que la postérité appelle grands hommes malgré leurs crimes. Je ne crois pas même que le célèbre cardinal fût né sanguinaire, et ses traits ne l’annoncent pas52.

Par ailleurs, Vigny ne retient le plus souvent que les sources historiques de seconde main, comme Alphonse Bouvet le remarque, et semble se refuser à citer certains auteurs qu’il a lus directement, et qui ont influencé en profondeur sa conception de l’Histoire, comme Montesquieu, Voltaire et peut-être Vico :

L’examen de cette bibliographie désordonnée donne l’impression que la sécurité du romancier repose essentiellement sur quelques historiens – Auberty, Levassor et Griffet – qui multiplient généreusement, en marge ou dans le texte, les citations ou les renvois précis à leurs sources53.

Enfin, la retranscription des documents n’est pas toujours exacte non plus, Vigny se permettant par exemple d’écarter de la correspondance de Richelieu qu’il cite « les longues phrases du procès-verbal, dont la sécheresse et la confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus54 ». Cinq-Mars a donc l’apparence d’un livre ambigu, maladroit, où les notes finales teintées d’érudition semblent contredire la préface, et semblent parfois se contredire elles-mêmes.

Le roman historique, un genre aporétique ?

          On peut remarquer que cette contradiction qui apparaît à la fin du roman de Vigny n’est pas la sienne propre ; elle apparaît également dans d’autres romans, dans Salammbô de Flaubert et dans les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar pour ne citer qu’eux, qui, pareillement, refusent d’être catalogués ou étiquetés comme de simples romans historiques. Une très courte étude de leurs appendices respectifs peut nous permettre de cerner les enjeux de ceux qu’a déployés Vigny à l’avant et à l’arrière de son roman.

          Le texte de Salammbô est ainsi suivi à partir de l’édition Charpentier de 1874, d’un appendice, constitué de deux lettres, l’une adressée à Sainte-Beuve sur le genre du roman historique, l’autre adressée au savant Froehner concernant l’histoire et l’archéologie. Sont reproduits ici des passages de cette dernière :

Je n'ai, Monsieur, nulle prétention à l'archéologie. J’ai donné mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si considérables, perde ses loisirs à une littérature si légère ! J’en sais cependant assez, Monsieur, pour oser dire que vous errez complètement d'un bout à l'autre de votre travail, tout le long de vos dix-huit pages, à chaque paragraphe et presque à chaque ligne.

Vous me blâmez « de n'avoir consulté ni Falbe ni Dureau de La Malle, dont j'aurais pu tirer profit ». Mille pardons ! je les ai lus, plus souvent que vous peut-être, et sur les ruines mêmes de Carthage. Que vous ne sachiez « rien de satisfaisant sur la forme ni sur les principaux quartiers », cela se peut ; mais d'autres, mieux informés, ne partagent point votre scepticisme.

[…] Je me suis tenu tout le temps sur votre terrain, celui de la science, et je vous répète encore une fois que j'y suis médiocrement solide. Je ne sais ni l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand, ni le grec, ni le latin, et je ne me vante pas de savoir le français 55.

Comme Vigny, Flaubert assume le choix de ne pas avoir joint à la première édition de Salammbô des notes historiques et critiques – paradoxalement, là encore, dans un texte qui va pourtant servir de caution historique. Il met, lui aussi, en avant sa non-prétention à la scientificité, au début et à la fin de la lettre, où il dresse de lui un savoureux portrait en anti-savant. Pourtant, comme Vigny, il revendique « la sincérité de ses études » ; comme lui, il va accumuler les références à l’excès, les auteurs antiques, les noms originaux des dieux et des lieux carthaginois. Il revendique une posture d’autorité savante, en détruisant celle de son interlocuteur, en le tournant maintes fois en ridicule au moyen de l’ironie, et en soulignant tant qu’il le peut ses lacunes. Cette exhaustivité archéologique, qui de surcroît se revendique « du terrain » – « sur les ruines de Carthage » – a de quoi surprendre chez Flaubert, quand on pense qu’il a écrit à la fin de la lettre à Sainte-Beuve, placée juste avant la lettre à Froehner dans l’appendice de Salammbô : « Je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n’est pas la question ! Je me moque de l’archéologie56 ». Nous pouvons donc lire dans cette lettre, comme chez Vigny, la revendication et le rejet simultanés de la méthode historique, lesquels se donnent à lire comme une sorte de pathologie schizophrénique de la part de l’auteur. Avec cette lettre de Flaubert, nous comprenons que le savoir historique de l’écrivain se dit sur le mode de la prétérition : il s’agit d’énoncer les sources qui ont été utilisées et en même temps de les mettre à distance, en les sous-estimant, voire en les raillant. Par ce moyen, les sources n’apparaissent qu’en creux, littéralement à la marge du texte principal – alors qu’elles constituent le cœur de la recherche historique –, elles sont déjà en partie dévaluées au moment même où elles sont citées.

          On retrouve également ce paradoxe dans la note finale incluse par Marguerite Yourcenar à la fin des Mémoires d’Hadrien :

Une reconstitution du genre de celle qu’on vient de lire, c’est-à-dire faite à la première personne et mise dans la bouche de l’homme qu’il s’agissait de dépeindre, touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie ; elle pourrait donc se passer de pièces justificatives ; sa valeur humaine est néanmoins singulièrement augmentée par la fidélité aux faits. Le lecteur trouvera plus loin une liste des principaux textes sur lesquels on s’est appuyé pour établir ce livre. En étayant ainsi un ouvrage d’ordre littéraire, on ne fait du reste que se conformer à l’usage de Racine, qui, dans les préfaces de ses tragédies, énumère soigneusement ses sources57.

On le voit, Yourcenar semble rejeter à son tour le besoin de pièces justificatives et refuser l’utopie de l’exhaustivité, du « manuel déguisé58 », mais elle ne manque d’énumérer les sources de son roman, au nom, dit-elle, d’une « valeur humaine augmentée ». La note « suivant l’exemple de Racine » a toujours fait partie de la publication du roman, même si elle s’est étoffée suite aux réactions des lecteurs et des historiens, et ce, malgré la réticence des éditeurs. Chez Yourcenar, l’accumulation des sources est quasi exponentielle : indications bibliographiques quasi interminables et en différentes langues, emploi des ressources épigraphiques ou topographiques, etc. Les paratextes, les discours d’escorte que multiplie Yourcenar apparaissent comme le lieu de constitution d’une parole auctoriale qui maîtrise l’œuvre au point d’intimider le lecteur59. Cette note accroît ainsi l’autorité de l’écrivain, et fonctionne comme une captation, non de bienveillance, mais de compétence par l’effet de saturation que suscitent l’accumulation bibliographique et la profusion des langues et livres évoqués. Elle offre en conséquence une garantie contre les futures contradictions et, par là même, les fait taire.

          Les notes savantes sont toutes constituées par un paradoxe, qui s’énonce le plus souvent sur le mode de la prétérition. Il s’agit pour l’auteur d’énumérer comme caution les sources historiques qu’il a utilisées tout en réfutant leur utilité quelconque pour la lecture. L’auteur se dénie toute qualité de savant, mais propose un balayage bibliographique tellement complet et minutieux qu’il lui permet d’asseoir sa position auctoriale tout en tournant en dérision la fétichisation du document historique, selon le mot de Claudie Bernard. Ce paradoxe gagne à être analysé, non pas comme un signe d’infériorité du genre, mais comme une maladresse qui lui est constitutive et dont Vigny, le premier peut-être, a rendu compte des enjeux.

Conclusion

          En définitive, les contrepoints apportés après coup par Flaubert et par Yourcenar permettent de prolonger et peut-être de mieux comprendre la démarche de Vigny. En effet, passé le moment de la publication de Cinq-Mars, celui-ci n’a jamais cessé de travailler à la dialectique entre Histoire et récit, dans les notes de son Journal, dans l’élaboration de ses Mémoires, dans ses papiers académiques, au point de vouloir un temps regrouper ces pensées et d’en faire l’objet d’un livre à écrire, un Essai sur l’Histoire et les historiens. De ce livre dont on n’a que des brouillons, nous extrayons ici une citation, qui frappe par sa brièveté et sa visée provocatrice : « L’Histoire est une illusion littéraire60 ». Autrement dit, l’Histoire est un récit qui longtemps a voulu s’ignorer. Vigny place l’Histoire en face de son caractère narratif, bien avant les reproches barthésiens qui apparaissent dans Le Bruissement de la langue dans les années 1970. À ces reproches répondront plusieurs historiens, parmi lesquels Carlo Ginzburg et Paul Veyne, soucieux l’un et l’autre de montrer que l’Histoire ne porte pas une vérité scientifique malgré le récit, mais précisément parce que c’est un récit. Paul Veyne peut ainsi écrire, au début de son essai Comment on écrit l’histoire : « L’histoire est un roman vrai61 » – et non plus « un roman dont le peuple est l’auteur » –, et ajouter, dans un autre essai : « La vérité est que la vérité varie62 », ce qui constitue, il faut bien l’avouer, une conclusion commode à ce travail.

          Terminons en citant deux autres textes – puisqu’il est par essence impossible de conclure sur un tel sujet. Le premier texte est issu des « Carnets de notes » des Mémoires d’Hadrien et interroge sur le concept de vérité historique :

Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. […] Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins63.

La vérité historique n’est donc peut-être jamais autre chose qu’une erreur plus ou moins grande. Il est difficile de ne pas y entendre un écho à cette phrase du Docteur-Noir, à la fin de Stello : « Mes histoires […] sont, comme toutes les paroles des hommes, à moitié vraies64 ».

Notes

1 Anatole France, Alfred de Vigny, in Œuvres complètes I. Léon Carias (éd.). Paris, Calmann-Lévy, 1925, p. 47. Retour au texte

2 Anatole France, Le Jardin d’Épicure. Jacques Suffel (éd). Paris, Le Cercle du bibliophile, 1968, p. 370-371. Retour au texte

3 Sarah Mombert, « Le public, le romanesque et l'Histoire. Vigny et Mérimée explorateurs du roman historique », in Dominique Peyrache-Leborgne et Daniel Couégnas (dir.), Le Roman historique : récit et histoire. Nantes, Pleins Feux, (Horizons comparatistes), p. 126. Retour au texte

4 Ibid., p. 123. Retour au texte

5 Michel Cambien, « Cinq-Mars sens dessus dessous », Bulletin de l’Association des Amis d’Alfred de Vigny, n° 16, 1986-1987, p. 35. Retour au texte

6 À des fins de clarté, nous faisons, comme Claudie Bernard, la distinction entre « histoire (fictionnelle) et Histoire scientifique ». Voir Claudie Bernard, Le Passé recomposé, Paris, Hachette, (Recherches littéraires), 1996, p. 7. Retour au texte

7 Jean-Marie Gleize, « Manifestes, préfaces : sur quelques aspects du prescriptif », Littérature, « Les Manifestes », n° 39 (1980), p. 13. Retour au texte

8 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, in Œuvres complètes II. Alphonse Bouvet (éd.). Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1993, p. 6. Retour au texte

9 Claudie Bernard, Le Passé recomposé, p. 14. Retour au texte

10 Ibid., p. 55. Retour au texte

11 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 6. Retour au texte

12 Ibid., p. 8. Retour au texte

13 Ibid., p. 8-9 : « Un général français n’a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de Waterloo qui l’immortalisera ? ». Retour au texte

14 Alfred de Vigny, Journal d’un poète, in Œuvres complètes II, Fernand Baldensperger (éd.), Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1949, p. 1306 (1853). Retour au texte

15 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 10. Retour au texte

16 Ibid., p. 7. Retour au texte

17 Ibid., p. 11. Retour au texte

18 Victor Hugo, « Préface de Cromwell », in Œuvres complètes. Critique, Guy Rosa & Jacques Seebacher (éd.), Paris, Robert Laffont, (Bouquins), 1985, p. 15. Retour au texte

19 Ibid., p. 16. Retour au texte

20 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 5. Retour au texte

21 Aristote, Poétique, Michel Magnien (éd. & trad.), Paris, Le Livre de poche, (Les Classiques de Poche), 1990, p. 98 (1451b). Retour au texte

22 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 7. Retour au texte

23 Alphonse Bouvet, « Notes et variantes de Cinq-Mars », in OC II, p. 1316. Retour au texte

24 Étienne Kern, « Vigny et l’épopée », in Lise Sabourin & Sylvain Ledda (dir.), Poétique de Vigny. Paris, Champion, (Romantisme et modernités), 2016, p. 42. Retour au texte

25 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II. Giorgio Colli & Mazzino Montinari (éd.) ; Pierre Rusch (trad.). Paris, Gallimard, (Folio essais), 1990, p. 109. Retour au texte

26 Claudie Bernard, Le Passé recomposé, p. 65. Retour au texte

27 Jacques Philippe Saint-Gérand, L'Intelligence et l'émotion : fragments d'une esthétique vignyenne : théâtre et roman, Paris-Louvain, Peeters, « Bibliothèque de l'information grammaticale », 1988, p. 141. Je souligne. Retour au texte

28 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 6. Retour au texte

29 Ibid., p. 9. Retour au texte

30 Ibid., p. 6. Retour au texte

31 Ibid., p. 6-7. Retour au texte

32 Alfred de Vigny, « Notes et variantes des Poèmes antiques et modernes », in Œuvres complètes I. Poésie et théâtre. François Germain & André Jarry (éd.). Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1986, p. 936. Retour au texte

33 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 8. Retour au texte

34 Sophie Vanden Abeele-Marchal, « "La minute est aux enfers, dans le cabinet de Lucifer". Le document à l’épreuve du roman historique dans Cinq-Mars », in Poétique de Vigny, p. 237. Retour au texte

35 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 3. Retour au texte

36 Pierre-Georges Castex, Alfred de Vigny. Paris, Hatier, 1957 (1re éd. 1952), p. 45. Retour au texte

37 Claudie Bernard, Le Passé recomposé, p. 65. Retour au texte

38 Ibid., p. 65. Retour au texte

39 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 7. Retour au texte

40 Ibid., p. 8. Retour au texte

41 Ibid., p. 9. Retour au texte

42 Ibid., p. 8. Retour au texte

43 Alphonse Bouvet, « Notes et variantes de Cinq-Mars », p. 1316. Concernant la pensée de Pascal, je renvoie à l’édition suivante : Blaise Pascal, Pensées. Michel Le Guern (éd.). Paris, Gallimard, (Folio classique), 2004, p. 75-76, « Vanité », fragment n° 37 : « Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux ! ». Retour au texte

44 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, p. 93. Retour au texte

45 Alfred de Vigny, Papiers académiques inédits, Lise Sabourin (éd.). Paris, Champion, (Textes de littérature moderne et contemporaine), 1998, p. 33 (1854). Retour au texte

46 Alfred de Vigny, Cinq-Mars, p. 10-11. Retour au texte

47 Ibid., p. 11. Retour au texte

48 Pierre-Georges Castex, Alfred de Vigny, p. 45. Retour au texte

49 Alfred de Vigny, « Notes et variantes de Cinq-Mars », p. 1406. Retour au texte

50 Alfred de Vigny, « Notes et documents historiques », in Cinq-Mars, p. 339. Retour au texte

51 Claudie Bernard, Le Passé recomposé, p. 78. Retour au texte

52 Alfred de Vigny, « Notes et variantes de Cinq-Mars », p. 1324. Retour au texte

53 Alphonse Bouvet, « Notes et variantes de Cinq-Mars », p. 1308. Voir aussi Marc Citoleux, Persistances classiques et affinités étrangères. Paris, Champion, (Bibliothèque de la Revue de littérature comparée), 1924, p. 66 en particulier. Retour au texte

54 Alfred de Vigny, « Notes et documents historiques », in Cinq-Mars, p. 343. Retour au texte

55 Gustave Flaubert, « À Guillaume Froehner, rédacteur de la Revue contemporaine » [21 janvier 1863], in Correspondance. Disponible sur internet : http://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/trans.php?corpus=correspondance&id=10689&mot=&action=M, Yvan Leclerc & Danielle Girard (éd.), page consultée le 1er octobre 2019. Retour au texte

56 Gustave Flaubert, « À Sainte-Beuve » [23-24 décembre 1862], in Correspondance. Disponible sur internet : http://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/trans.php?corpus=correspondance&id=10667. Yvan Leclerc & Danielle Girard (éd.). Page consultée le 1er octobre 2019. Je souligne. Retour au texte

57 Marguerite Yourcenar, « Note », in Mémoires d’Hadrien. Paris, Gallimard, (Folio), 1974, p. 349. Retour au texte

58 Ibid., p. 361. Retour au texte

59 Cela a été souligné par Laurent Demanze dans le cours d’agrégation qu’il donnait à l’ENS Lyon en 2014-2015. Pour plus de détails sur l’inscription de Marguerite Yourcenar dans un cercle de lettrés, voir Laurent Demanze, « Un homme qui lit », in Bruno Blanckeman (dir.), Lectures de Marguerite Yourcenar, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 143-156. Retour au texte

60 Alfred de Vigny, Mélanges, in OC II, p. 1077. Retour au texte

61 Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, Éditions du Seuil, (Points Histoire), 2015 (1re éd. 1971), p. 10. Retour au texte

62 Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Éditions du Seuil, (Points histoire), 2014 (1re éd. 1983), p. 70. Retour au texte

63 Marguerite Yourcenar, « Carnets de notes », in Mémoires d’Hadrien, p. 331. Retour au texte

64 Alfred de Vigny, Stello, in OC II, p. 647. Retour au texte

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Référence électronique

Pierre Dupuy, « Y a-t-il une vérité historique ? Les « Réflexions sur la vérité dans l’art » et les « Notes » d’Alfred de Vigny », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 11 mars 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=357

Auteur

Pierre Dupuy

Université Jean Moulin Lyon 3 (UR MARGE)
pierrerenedupuy@hotmail.fr

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