Poétique de la déviance dans le théâtre de Samuel Beckett

Entre tragique et comique

DOI : 10.35562/marge.380

Plan

Texte

Introduction

          Le théâtre de Beckett est un théâtre de la déviance : déviance de la parole et déviance du corps. Le dramaturge donne à voir l'homme face à l'absurdité́ de l'existence et pour ce faire, il dote ses personnages de défaillances physiques et mentales qui viennent souligner la difficulté́ de vivre. Symbole d'une décrépitude, l'homme est mis face à ses impossibilités : celles du faire et du dire. Chaque personnage s'écarte ainsi de la norme : physique, mentale, sociale. Le corps chez Beckett est donc un corps qui échoue toujours à être. Être debout, assis, couché. Être en mouvement. Il est avant tout vecteur de tragique car il symbolise l'empêchement, la circularité́ donc la répétition, et au-delà̀, l'enfermement. Mais ce tragique peut être dépassé́ par les ressources comiques d'un corps qui fait défaut : attitudes clownesques, gags qui s'appuient sur l'échec corporel, marionnettisme. Les stigmates sont alors porteurs d'une puissante charge comique qui allège la pesanteur du tragique. Beckett propose in fine une célébration de la déviance qui témoigne d'un acharnement : celui de l'homme à ne pas mourir, à résister. Le corps défaillant devient alors le levier d'une joie et d'une mutuelle solidarité́, celui du combat du personnage contre l'inexorable fatalité́ d'un corps qui se dérobe.

La déviance comme ressort du tragique beckettien

          Le Centre national de ressources textuelles et lexicales donne une définition du mot « stigmate » qui pourrait tout à fait illustrer les pièces de Beckett. Il est question des « stigmates de dégénérescence » qui évoquent les « anomalies physiques souvent associées à la dégénérescence mentale ». Beckett présente des êtres en déclin physique, essoufflés, dont l'agonie est grandissante. Par leur aspect malade et chétif, ces personnages portent tous en eux des maux qui les gangrènent. Le dramaturge grossit à la loupe de l'écriture les traits saillants de leur infirmité, en accentue l'aspect tragique et marque leur différence avec une norme dont ils dévient tous. Les personnages apparaissent alors dans toute la difficulté de leur rapport au monde et la déviance devient fatalité : en cela ils appartiennent au registre tragique.

Corps tragique et déviance

          La déficience motrice chez Beckett souligne le passage du temps. Les personnages apparaissent comme des êtres dégradés physiquement. Systématiquement privés de la mobilité complète de leur corps, ils éprouvent des difficultés majeures pour accomplir des gestes du quotidien. Cette déficience motrice, caractérisée par les stigmates d'une déambulation difficile ou disharmonieuse est visible par exemple dans En attendant Godot. Vladimir marche en effet « à petits pas raides1 », Estragon se déplace « en boitillant2 ». Krapp de La dernière bande a une « démarche laborieuse3 », quand pour Clov de Fin de partie elle est « raide et vacillante4 ». Chaque tentative d’agir se solde par un échec, renvoyant le personnage à son impossibilité. « Je ne pouvais littéralement5 » dit le personnage de Comédie, « Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête à bout de forces6 », tout comme Pozzo qui à deux reprises n'arrive pas à se relever alors qu'il est à terre. Le corps devient alors un miroir de l’expérience de la finitude. « Rien à faire7 » ouvre d’ailleurs, non sans ambiguïté, Godot.

          Le ressort tragique du corps s'exprime également à travers la sénescence des personnages qui rappelle le passage du temps et annonce la mort. La vieillesse est ici un handicap majeur. Krapp est « un vieil homme avachi », « Visage blanc. Cheveux gris en désordre. Très myope. Dur d'oreille. Démarche laborieuse.8 » Dans Eleutheria, l'aspect vieillissant et grabataire est perceptible dans la réplique de Mme Meck, « Je ne suis qu'une vieille femme, laide, malade et seule9 ». Mme Krap est aussi infirme : « Excuse-moi de ne pas me lever » dira-t-elle, puis à la question de Mme Meck, « Tu as toujours mal ? » elle répondra « De plus en plus10 ». Ce sont aussi des personnages asthéniques : « Estragon s'endort. [...] se réveille en sursaut11. » La cécité apparaît aussi de manière récurrente. En effet, à la question « comment vont tes yeux », Clov répondra « mal12 », échange quasiment similaire entre Nagg et Nell « tu me vois ? Mal. Et toi ? », « Mal13 » ou encore Hamm qui rappelle à Clov « Un jour tu seras aveugle. Comme moi14 ». Dans Cendres, Henry évoque « Un vieil aveugle à moitié louf15 » et Pozzo au deuxième acte ne voit plus. La camptocormie, pathologie de la colonne vertébrale, est visible chez Clov « je suis si vouté que je ne vois que mes pieds16 » ou chez Krapp qui apparaît en vieil homme invariablement penché. Tous ces éléments, stigmates de la vieillesse, semblent condamner les personnages au pire, à savoir souffrir.

          Mais cette poétique de la déviance va plus loin encore. Le corps beckettien semble en effet dans certaines pièces fragmenté, désarticulé, à tel point que l'on peut parler d'esthétique du marionnettisme, expression de Catherine Naugrette. Les personnages subissent différents handicaps qui viennent amputer leur corps d’une partie de leurs membres ou de leurs fonctions. C'est le cas de l'agénésie de Nagg à qui Clov demande : « Comment vont tes moignons17 ? » L'empêchement physique agit comme un moteur sur le point de s'arrêter de fonctionner. Les rouages semblent bloqués. Cette paralysie partielle est à la fois un mode d'être et d'agir. Par les dysfonctionnements, cette « mécanique déréglée18 » comme l'écrit Jacques Brenner, Beckett fait agir ses personnages comme des pantins misérables soumis aux ficelles qui les maintiennent en déséquilibre. Cette désarticulation est visible dans la représentation géométrique des mains dans la pièce Va-et-vient qui évoque des figures kaléïdoscopiques, associant ce qui est représenté à une libre construction, autonome, détachée d'une volonté humaine. Les mains semblent indépendantes et s'autonomisent pour former une sorte de figure graphique qui peut s'apparenter à un mobile. Cette désorganisation et ce démembrement renforcent la pesanteur des corps. L'aspect tragique est souligné́ par le motif de la fatalité : une force supérieure vient condamner le personnage à la dislocation. Selon Brown, « Chez Beckett, le personnage se déplace de manière erratique, incohérente, dessinant des cercles ou des zigzags qui n'ont rien à voir avec l'objectif manifeste d'arriver à un endroit déterminé19. » On perçoit donc que la déviance est avant tout corporelle.

Il y a enfin, chez certains personnages, une déviance telle qu'elle s'apparente à une véritable déshumanisation qui les assimile à des êtres rampants : Pozzo finira par s'éloigner, au deuxième acte, « en rampant20 ». « J’aime assez ramper21 » dit Jacques. Winnie dit à Willie « Oh je sais bien, mon chéri, ramper à reculons, ce n'est pas de tout repos22 ». Ramper semble déjà mentionner par allusion cette déshumanisation mais Beckett y ajoute la « marche » arrière, ce qui achève de faire de ces pantins des êtres intrinsèquement disloqués. Cette privation d'humanité par la condamnation à la reptation est un stigmate également de la condition tragique des personnages beckettiens.

          Ces stigmates physiques peuvent enfin être plus marqués encore. C'est le cas de certains personnages totalement privés de leur mobilité. Beckett pratique une poétique de l’enfermement, de l’impossible déploiement du corps. Les personnages semblent ne jamais parvenir à atteindre leur but : sortir, se mettre debout, avancer, monter, attraper un objet. La déviance physique sert alors une esthétique du ratage continu. Nagg et Nell sont enfermés dans des poubelles. Mme Krapp rappelle à son mari : « Tu sais très bien que je ne peux pas me lever23 ». Victor est victime de phobie sociale. Mme Krap dit à son sujet : « Toujours le même, toujours là-bas, dans son trou. Dans cette inertie sordide. On ne le voit jamais24 ». Cette privation de mobilité est évidemment très marquée dans Fin de partie où Hamm est en fauteuil roulant : « Je ne peux pas m’asseoir » dit Clov, ce à quoi Hamm répond « Et moi je ne peux pas me tenir debout25 ». La minoration du corps beckettien est de fait toujours associée à une minoration de l'esprit, en témoigne la remarque de Clov : « J'ai mal aux jambes, c'est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser26. » Les personnages de Comédie sont enfermés dans des jarres et Winnie est quant à elle enterrée dans le sable jusqu'à la taille.

Esprit déviant et tragique

          Mais l’esprit est lui aussi touché par cette désarticulation. Les paroles des personnages ne sont plus liées entre elles par un fil qui ordonne le discours. Le délire verbal apparaît alors comme marqueur principal de cette déviance. Dans Paroles et Musiques, Croak est en proie à un dédoublement schizophrénique. Il cite des noms de personnages, « Bob », « Milord », « Jo », sans que ceux-ci se réfèrent à une présence scénique. On s'interroge : ces personnages ne sont-ils pas un seul, en la personne de Croak ? Dans Comédie, le discours logorrhéique de H évoque la folie tant celui-ci est décousu, haché syntaxiquement, déliant et délirant. H semble en effet en proie à des pensées qui se transforment plus vite en paroles qu'il n'a le temps d'en saisir le sens et d'en proposer une articulation. Le verbe dévie alors toute la construction logique du discours. Il est question plusieurs fois d'un rire « égaré » et le personnage se décrit lui-même comme : « un peu dérang[é] à peine un rien, dans la tête », « Ne suis-je pas déjà un peu fêl[é] ? », « je pourrais me mettre à délirer27 ». En ce sens, les discours peuvent apparaître comme des combinaisons de paroles, des collages, laissant penser que les personnages n'interagissent pas vraiment et sont soumis à des injonctions extérieures, celle d’un dramaturge qui désarticule gestes et paroles. Cette absence d'unité admet donc l'hypothèse d'un ensemble disparate, décousu, déconnecté et peut être relié à une forme de folie, de dérèglement d’un corps, aussi bien que d’un esprit. Le tragique réside alors dans l'incapacité du personnage à agir et parler contre.

          On retrouve aussi des personnages qui s'apparentent à des clochards, qui sortent des bas-fonds et qui apparaissent alors tragiques par leur mise au ban. Ces personnages ont une allure physique de marginaux. Ils sont désignés par leur particularité hygiénique, vestimentaire, sociale. « Tu pues la pute28 » dit H dans Comédie. Un peu plus loin, c’est au tour de F1 : « Puis il se remit à puer29 ». Cette réplique peut faire écho à celle prononcée par Pozzo au sujet d'Estragon, « C'est ça, que votre ami y aille. Il sent si mauvais30 », résumant alors la propre réplique d'Estragon au début de l'œuvre lorsque Pozzo dit « Lequel de vous sent si mauvais ? » et qu'Estragon lui répond « Lui pue de la bouche, moi des pieds31 ». Hamm fera remarquer à Clov dans Fin de partie : « Tu pues déjà. Toute la maison pue le cadavre32 ». Le vitrier décrit Victor, dans Eleutheria, en ces termes : « Vous êtes là comme une sorte de... comment dire ça ? Comme une sorte de suintement. Comme une sanie, voilà̀33 ». Krapp de La dernière bande évoque « toute cette vieille misère34 ». Les personnages se marginalisent par leur particularités physiques ou morales qui s'écartent de la norme et évoquent ici l'étymologie du mot « stigmate » comme marque d'infamie.

          La déviance mentale apparaît aussi comme un facteur d’emprisonnement chez Beckett. Les personnages qui présentent des troubles obsessionnels compulsifs sont nombreux et s'enferment dans la répétition de gestes dérisoires. L'ouvreur de Cascando « ouvre » et « referme » inlassablement à l'instar de Krapp et de ses tiroirs. Vladimir fouille sans cesse dans ses poches et Estragon tente continuellement de retirer sa chaussure. Véritables Sisyphes modernes, ce dérèglement qui emprisonne le corps dans un schéma du recommencement apparaît comme le stigmate de leur condition, le reflet de cette difficulté à survivre face à l'absurdité de la vie. Nombreux sont donc les éléments qui séquestrent les personnages sur la scène en raison de leur impotence, ce que souligne James Knowlson au sujet de Godot dont les personnages sont des « êtres enfermés dans des cages35 ». Cette détention s'érige en dramaturgie de la boucle, en métaphysique du recommencement et pourrait être figurée par le motif du cercle. Dévier signifie s'écarter de son chemin et chez Beckett, il semble que les personnages soient amenés à dévier en rond, à tourner autour sans jamais atteindre le centre. Ils sont ainsi rejetés en périphérie de ce qu'ils doivent atteindre, condamnés à tourner autour du pot, et c'est bien ainsi que l'on doit comprendre les tentatives de communication entre les personnages. Littéralement, ils se tournent autour sans jamais parvenir à clairement s'entendre, et ils meublent le vide par des conversations d'une grande banalité. Cette circularité, qui évoque donc la marginalité (les marginaux sont à l'origine ceux que l'on retrouve en périphérie des villes), est soulignée par le motif de la boucle que l’on retrouve dans le rapport à l’objet qui emprisonne le corps. Ainsi le fauteuil de Hamm marque cette circularité : la boucle est alors figurée par ces deux roues de métal, comme ce qui matérialise l'enfermement du personnage dans son handicap. Nagg et Nell sont enfouis dans leurs poubelles, de forme cylindrique. Winnie est dans l'impossibilité de s'extraire du mamelon de sable et les personnages de Comédie sont enfermés dans des jarres dont seules dépassent les têtes, « le cou étroitement pris dans le goulot36 ». La bande sonore de Krapp qui tourne sans cesse est également une métaphore de cette circularité psychique emprisonnante puisque Krapp semble totalement subordonné à cette voix qui défile.

Déviance métathéâtrale

          Enfin la « dé-théâtralisation » que l'on retrouve dans plusieurs pièces pourrait servir en quelque sorte de transition entre le tragique lié à cette esthétique de la déviance et la dérision comme correction de ces stigmates. Le personnage déviant semble parfois être totalement écarté de la fonction même qu'il doit occuper dans la pièce. Les éléments métathéâtraux témoignent d'une sorte de mise à distance, de négation du personnage dans sa fonction dramatique. C'est le cas de Mme Rooney dans Tous ceux qui tombent : « Ne vous occupez pas de moi. Je n'existe pas. Le fait est notoire37 » ou de M. Krapp qui dit au sujet de son épouse « Au point de vue dramatique, l'absence de ma femme ne sert à rien38 ». Cette rupture de l'illusion théâtrale peut témoigner d'une écriture dramaturgique de la déviance. Beckett lui-même, semble dévier de la norme théâtrale : il choisit d'écrire des pièces marginales qui montrent des dialogues qui n'en sont pas, des personnages qui n’interagissent pas et des situations qui n'aboutissent jamais. Cette déviance s'incarne véritablement dans une esthétique du ratage continu, qui apparaît tout d'abord comme tragique mais se révèle aussi comme la clé de voute du comique. Cette esthétique de la foirade, terme que Beckett a lui même employé pour nommer une de ses œuvres39 fait de son théâtre un théâtre de l'empêchement qui est aussi un moyen de s'attaquer aux codes d'écriture traditionnels du théâtre, par la subversion. La pièce Catastrophe est à cet égard éloquente. Quatre personnages sont en scène : un metteur en scène, son assistante, le protagoniste et l'éclairagiste. Tous sont désignés par la première lettre de leur fonction, M, A, P, excepté l'éclairagiste qui se nomme Luc. Peut-être pouvons-nous y voir une forme de critique de l'esthétique théâtrale, dans la mesure où les seuls personnages qui agissent et parlent dans cette pièce sont ceux qui normalement se situent en dehors de l'espace scénique. Le protagoniste, alors seul censé agir, est quant à lui condamné au silence et à l'immobilité, dans l'incapacité totale d'agir et de parler. Cette « déviation » des fonctions attribuées aux actants de la pièce fait figure d'attaque lapidaire contre l'esthétique théâtrale traditionnelle puisque l'objectif du dramaturge est de mettre en évidence la finalité de sa pièce : faire en sorte que celle-ci soit un échec total, un véritable four, en somme, une « catastrophe ». Par l'éviction de l'acteur, normalement pivot de toute pièce, Beckett montre que le théâtre ne peut pas être simplement ramené au jeu de l'acteur, voire qu'il ne l'est plus du tout. Cette pièce que le personnage-metteur en scène souhaite donc rater au mieux, attire alors l'attention du lecteur sur la singularité de la pièce, à savoir ce qu'il faut montrer et qui normalement ne se montre pas : le fait que l'acteur ne joue pas, le fait qu'il faille mettre l'accent sur ce qui doit échouer. En ce sens, Beckett fait dévier sa pièce de la logique traditionnelle. Qu'on s'en tienne à Godot et Fin de partie qui illustrent à elles-seules cette esthétique de la foirade et ce rapport au tragique : chaque pièce s'ouvre sur quelque chose qui rate. Échec du geste dans Godot : « Rien à faire », échec du verbe performatif dans Fin de partie « Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Ces deux pièces mettent donc bien en évidence l'impossibilité d'agir. Les didascalies initiales font du ratage un motif des deux pièces : chaque tentative aboutit à un échec. En effet, dans Godot, le verbe « essayer » fait toujours écho au verbe « renoncer ».

Pour autant, cette pesanteur du tragique est toujours associée, chez Beckett, à la puissance de la dérision, contredisant ainsi toute vision nihiliste et obligeant à repenser son théâtre sur un mode nettement plus ludique. « Toute tragédie suppose la rigolade40 » écrit Genet. Si la critique semble parfois plus encline à souligner le désespoir des pièces beckettiennes, il n’en demeure pas moins que tout un pan de la réception a su saluer la seule expression du comique comme dépassement du tragique, et ce, dans la pure célébration du divertissement. Le tragique semble donc s’évanouir au profit du comique qui permet de transcender véritablement ces différentes déviances pour en faire un élément d'hilarité et de compassion solidaire.

Les ressorts comiques de la déviance beckettienne

Les stigmates physiques comme marqueurs du comique

          On constate ainsi que les stigmates physiques liés à la sénescence véhiculent une puissante charge comique. En effet, la vieillesse est sans doute le premier élément qui ancre véritablement les situations dans le grotesque. Parce qu’ils présentent une apparente difformité, une bizarrerie, une déviance, les éléments du physique chez Beckett apparaissent comme des éléments grotesques. Le concept de « grotesque » est délicat à cerner. Pour Rémi Astruc, la difficulté de la définition tient au fait que le terme oscille constamment entre tragique et comique. C’est bien cette disjonction qui nous intéresse. La déformation et la difformité apparaissent comme défigurantes pour les personnages beckettiens, ce que peut illustrer la didascalie de Godot « grotesquement figés41 ». Le principe de la frontière est un enjeu important. En effet, les personnages semblent se trouver à la lisière de leur propre corps. Le corps amuse parce qu’il est ridicule, parce qu’il est grotesque. Pour Jean Starobinski :

Inessentiel, contingent, le corps fait son jeu à part ; il aurait dû s’effacer, le voici qui réapparaît comme une fatalité ridicule. Le corps a subi une espèce d’exil : un exil et un excès de présence42.

La question peut néanmoins se poser du lien entre vieillesse et déviance. Mais lorsque Beckett commence à écrire ses pièces dans les années 1950, la société de consommation est en bonne marche et la figure de la jeunesse fait office de norme dans son rapport à la compétitivité, à la performance. La vieillesse est donc perçue comme ce qui est mis à la marge. La définition socio-économique de la marginalité est ce qui apparaît comme secondaire. Les vieillards de Beckett, broyés par cette société de la performance, sont relégués à l'arrière plan comme des citoyens de seconde zone. Incapables de produire des résultats, il apparaissent comme une charge. Il est étonnant de constater que dans l'ensemble du répertoire beckettien, quasiment tous les personnages sont sans profession. À l'ère de la mécanisation, de la modernisation, la question du travail ne se pose même pas dans le théâtre de Beckett. Placés déjà dans un monde loin des contingences matérielles liées à une réalité économique et sociale, à la consommation, les personnages beckettiens sont donc de facto des marginaux. Et la vieillesse ne fait que souligner cette marginalité. Le discours devient alors le lieu d'échanges cocasses que l'on peut intégrer à plusieurs types de comique, particulièrement au comique de langage. Ainsi le docteur Piouk annonce le retour de sa femme en ces termes : « ce monceau d'organes périmés43 ». La qualification témoigne ici d'une conjugalité en ruine et des stigmates physiques liés à l'âge de son épouse. Mais c'est l'occasion aussi d'un comique pragmatique comme l'est la surdité dont sont victimes Nagg et Nell, les deux vieillards de Fin de partie, enfermés dans des poubelles : « Notre ouïe n'a pas baissé » dit Nagg. « Notre quoi44 ? » lui répond Nell. Notons que le mépris de Hamm pour ses parents, Nagg et Nell qu'il enferme dans des poubelles, peut en creux révéler le mépris social pour ceux qui ne sont plus productifs. La réaction de Hamm à qui ses parents demandent un biscuit en dit long sur la marginalisation liée à l'âge : « Maudit progéniteur ! » dit le fils avant d'ajouter : « Ah il n'y a plus de vieux ! Bouffer, bouffer, ils ne pensent qu'à ça45 ! ».

Dans Eleutheria, l'impotence du vieillard renforce l'effet comique : « Pas commode de se remettre sur son séant, même pour tuer sa femme46 ». Les difficultés mentales liées à la sénescence témoignent également de cet ancrage dans le registre comique. « Se croyant condamné, il ne se retient plus47 » dit Mme Meck à propos de son mari. Beckett joue ici sur le double sens du verbe « se retenir » car à ce moment de la pièce, le personnage livre en effet ses pensées sans filtre, assénant des absurdités tout en proférant des insultes à l'encontre de tous les autres personnages, et ce de manière anarchique. Cette double incontinence, à la fois verbale et physique, est donc source de comique.

          La représentation des déviances physiques peut aussi évoquer par bien des aspects les postures clownesques et donc se charger de comique parce que celles-ci se font toujours sur le mode de l’excès. Étymologiquement, « handicap » vient de hand in the cap, la main dans le chapeau. On songe évidemment aux jeux d'échanges de chapeaux qui occupent toute la pièce de Godot. Dans leur gestualité, les personnages apparaissent comme des clowns, souvent déchus. On sait par Tristan Rémy, historien du cirque, que la figure du clown est une figure particulièrement marginale. François Fratellini dans ses souvenirs évoque ainsi cette marginalité :

Je relève d'ailleurs que, pour tous les enfants qui m'ont vu, j'ai toujours été « le vilain ». Combien de fois ne les ai-je pas vus me montrer du doigt en me désignant ainsi48 ?

La réplique de Vladimir, « C'est peut-être un idiot » qui précède celle d'Estragon, « Un crétin49 » met au jour cette anormalité. Le vitrier décrit Michel comme son fils, « encore à moitié idiot50 ». Tristan Rémy évoque cette sottise dans les jeux de clowns, qui s'avère être :

[...] un éternel élément d'hilarité, l'aliment le plus riche du comique de cirque, la bêtise ayant la qualité de ne jamais lasser les spectateurs51.

Cette folie possède une rhétorique spécifique chez Beckett : contorsions, gesticulations désordonnées, chutes. Qu'on songe aux gestes d'Estragon pour tenter d'enlever sa chaussure ou aux recherches anarchiques de Krapp lorsqu'il veut changer de bande sonore. Certains mouvements des personnages beckettiens peuvent ainsi s'apparenter au clownisme défini par Charcot, qui figure les mouvements désordonnés des hystériques, et rejoignent ainsi la définition médicale du terme « stigmate » : « signe clinique de caractère permanent ayant une certaine valeur diagnostique », comme dans Eleutheria : « Rire hystérique du vitrier. Il va et vient avec des gestes désordonnés52 » ou plus loin : « Tout à coup le docteur Piouk a des gestes un peu détraqués, esquisse un pas de danse, fait des mouvements bizarres avec ses bras53 ». Les postures clownesques sont aussi marquées par les trébuchements répétés des personnages impotents et maladroits. Les troubles de la marche que l'on retrouve dans Godot sont à l'origine de jeux scéniques inspirés des clowns. Les personnages ont l'allure d'automates. Beckett met en scène comme au cirque la banalité d'un geste répété et maladroit. Clov déplace le fauteuil roulant de Hamm « un peu plus à gauche », « un peu plus à droite » et cela plusieurs fois dans la pièce. Littéralement il dévie le fauteuil en permanence d'une trajectoire potentielle, ne donnant finalement aucune direction précise, tout comme la chaussure qu'Estragon essaie d'enlever – « il recommence », « renonçant à nouveau », « remet », « passe sa main à nouveau » – ou la bande du magnétophone que Krapp met puis enlève de manière compulsive et qui semble résister à chaque fois à ses tentatives. Notons que ces personnages, à l'instar des clowns, sont également des personnages stigmatisés par un « trop ». Ces excès sont chez Beckett le marqueur d'une anormalité et renforcent l'aspect caricatural des handicaps physiques : Krapp dans La dernière bande est « très myope », il a une « voix fêlée très particulière », son pantalon est « trop court » et ses chaussures « très étroites ». Pour Jean Starobinski :

Inessentiel, contingent, le corps fait son jeu à part ; il aurait dû s'effacer, le voici qui réapparaît comme une fatalité ridicule. Le corps a subi une espèce d'exil : un exil et un excès de présence54.

Le tragique est donc dépassé par l'aspect ridicule des situations qui sont données à voir à travers les corps déviants.

Les stigmates mentaux ou le délire comique

          Parmi les déviances psychiques, les troubles obsessionnels compulsifs contribuent pour une bonne part à renforcer le comique de gestes. C'est le cas de Henry dans Cendres : « Voilà ce qui s'est passé : "je l'ai mise puis je l'ai enlevée, puis je l'ai remise, puis je l'ai renlevée, puis je l'ai remise"55 ». Le schéma est similaire dans Cascando avec la succession de répliques qui tournent en boucle : « j'ouvre », « et je referme », « j'ouvre l'autre », « et je referme56 ». Cette frénésie dans l'itération pourrait illustrer le concept de compulsion et ces personnages qui semblent dérailler deviennent, sur scène, profondément comiques. La stéréotypie parakinétique de Krapp qui ouvre et referme des tiroirs s'inscrit tout autant dans ce comique de répétition.

          La tirade de Lucky est sans doute l'exemple le plus marquant du délire verbal. Sa jargonaphasie est particulièrement drôle. Sur plusieurs pages, Lucky, véritable bête de foire, se met à penser à voix haute : le discours devient parfaitement incompréhensible. Les éléments s'enchaînent sans la moindre cohérence logique. Mots-valises et paronymie viennent générer un discours hilarant et l'échec du signifié peut évoquer une forme de démence dans laquelle se déploie ce comique. Ainsi l'association totalement décousue et délirante de syntagmes renforce la portée comique de la réplique pour révéler toute l’absurdité d’un langage qui échoue alors à exprimer quelque chose :

[…] il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit assavoir mais n’anticipons pas on ne sait pourquoi à la suite des travaux de Poinçon et Wattmann il apparaît aussi clairement si clairement57 […]

Ce déraillement du verbe, comique et grotesque, renforce ainsi l'absurdité du langage et symbolise phonétiquement son ratage, en témoignent les mots « acacacadémie » ou « anthropopomorphie ». Le bégaiement, manifestation d'une prononciation défaillante qui fait dévier le discours et brise toute cohérence sémantique, assure toute la portée comique de la scène. Chez les autres personnages, on retrouve des troubles du langage marqués dans le texte par les coupures syntaxiques, les interruptions discursives, les nombreuses aposiopèses. Dans La dernière bande, Krapp répète plusieurs fois « bobiiiiiiiiiine58 » en accentuant le « i » comme le ferait un clown.

          Certains personnages présentent des déviances mentales plus marquées encore, qui les marginalisent d'autant plus. Plusieurs répliques d'Eleutheria témoignent d'une forme de sociopathologie et génèrent le rire par l'absurdité des situations : « Ne m'oblige pas à te tuer, Violette59 » dit M. Krap. Le docteur Piouk se présente comme « psychopathe60 » et Mme Krap dira « J'ai toujours un peu peur de ton couteau61 ». Les troubles explosifs intermittents peuvent aussi devenir comiques quand ils induisent des situations inattendues. Ainsi Krapp « balaye boîtes et registres par terre62 » ou le vitrier d'Eleutheria se met soudainement à frapper Joseph sur le crâne avec un marteau. Ces situations qui présentent des écarts avec la norme et avec la linéarité dramatique induisent un comique efficace qui vient dépasser la pesanteur du tragique à laquelle pourraient être associées ces pathologies.

Déviance et dérision

         Nous pouvons émettre l'hypothèse d'une transcendance de la déviance qui fait advenir la joie sur l'espace scénique. En effet, par leurs stigmates réciproques, les personnages deviennent rivés l'un à l'autre, et l'on peut donc voir dans l'omniprésence de la déviance physique le levier d'une forme de compassion collective, de solidarité réciproque au sein des binômes. Parce que la paralysie de l'un entraîne la proximité nécessaire de l'autre, parce que les personnages sont parfois enterrés, emprisonnés conjointement, il leur devient impossible de s'abandonner, de se quitter, physiquement et psychiquement. Le motif du duo, à l'instar des duos de clowns, apparaît ici comme le garant de la survie, rendant impossible la solitude totale. Les binômes qui parcourent le théâtre de Beckett s'illustrent tous dans des modalités de déviances assez similaires : déviance du verbe, déviance du corps. Mais dans le cadre du duo, il s'agit surtout de l'impossibilité de rester ensemble et surtout de se quitter. Cette ambiguïté de la relation est fondamentale chez le dramaturge en ce sens qu'elle conditionne les personnages à vivre ensemble, à dévier conjointement. Parce qu'ils sont les témoins réciproques de leurs échecs et les panseurs (penseurs) de leurs stigmates, ils ne peuvent jamais se quitter. « Si on se quittait ? Ça irait peut être mieux63. » propose Estragon maintes fois. En vain, ils en seront incapables. Autant de fois cette parole et ce désir sont mis en échec. De la même manière, à plusieurs reprises il est question de partir. L'issue est toujours la même. Godot s'achève sur la réplique d'Estragon « Allons-y » qui précède la didascalie finale : « Ils ne bougent pas », elle-même l'expression de l'échec de la volonté. Nec tecum nec sine te, ni avec toi, ni sans toi. L'échec se vit donc chez Beckett à deux. De fait, cette résistance, cette marche collective pour sortir des impasses métaphysiques apparaissent moins douloureuse. Les corps défaillants deviennent des outils de lutte solidaire contre le temps et la finitude. Que serait en effet Winnie, la femme-tronc sans l'écoute de Willie, au milieu du mamelon de sable ? Que deviendrait Hamm si Clov ne pouvait pousser son fauteuil roulant ?

          Le ratage, induit par les stigmates physiques ou psychiques, peut donc apparaître comme une véritable médication existentielle. En effet, dans l'ensemble des pièces de Beckett, l'échec est un moyen de se divertir, de s'extraire un temps de sa condition de mortel et d'échapper dans une certaine mesure à la conscience de la finitude. Les différentes manipulations, gesticulations ou conversations auxquelles se livrent les personnages s'avèrent être de puissants remèdes contre le pessimisme. L'échec s'inscrit dans une logique de divertissement presque pascalien dans la mesure où pour échapper à la conscience de la fin, il faut recommencer. Nous retrouvons ainsi dans les didascalies des verbes dont le préfixe « re » est omniprésent : « refaire », « redire », « recommencer », « réessayer », « repartir ». La liste est loin d’être exhaustive. Cette poétique du « re » est chez Beckett le chemin qui mène à la joie, au dépassement du tragique. Dans une certaine mesure, les personnages semblent faire l'expérience de l'amor fati nietzschéen. Rater, bien loin de figurer l'anéantissement, serait donc à lire comme le moyen de quelque chose qui se produit et qui a toujours le mérite de détourner, de dévier de la mort. La déviance, au sens de ce qui s'écarte de la norme, devient alors l'amusement qui pose une sorte de voile sur la pesanteur de la condition. Dans Godot, Vladimir et Estragon, après le passage de Lucky et Pozzo, dont les actions sont elles-mêmes particulièrement placées sous le signe du ratage et de la déviance, affirment « ça a fait passer le temps64 ». Dans une certaine mesure, la répétition de l'échec gomme, semble même anéantir le temps. D'une certaine manière, le rapport obsessionnel à l'objet montre à quel point les personnages beckettiens tentent de conjurer la mort par la répétition de ces gestes, leur conférant un caractère clownesque par leur aspect aussi dérisoire qu'itératif. L'attente obsédante et vaine de Didi et Gogo, la prostration de Victor dans Eleutheria qui ne parvient pas à sortir de sa chambre, l'écoute itérative de Krapp qui peine à reconstruire les souvenirs de sa vie de jeune adulte ne figurent-elles pas au-delà de l'éternel recommencement, un obstacle à la conscience d'un réel douloureux ? Parce qu'ils détournent leur attention de la fin, ne peut-on pas considérer que les troubles obsessionnels et autres foirades, que les déviances respectives des uns et des autres, évacuent le désespoir de la prise de conscience de l'absurdité de l'existence et que dans un même mouvement, Beckett met en scène des Sisyphes heureux d'accomplir leur destin ? Le personnage beckettien comble le vide par l'accomplissement obsessionnel de gestes insignifiants, ramenés à leur essentialité, comme pour conjurer l'angoisse de la mort. L'objet est alors le moyen mais aussi la quête du personnage. Les manipulations des objets justifient ainsi l’existence même des personnages beckettiens et apparaissent donc comme des garants de la joie. En effet, Winnie dans Oh les beaux jours dit « Il y aura toujours le sac65 » comme si le sac était le garant de sa survie. Il en va de cette symbolique pour le chapeau de Vladimir dans Godot, la lunette ou l'escabeau de Clov. Tous ces éléments jouent avec le personnage, le font échouer, à mesure qu'il joue avec eux. Ces stigmates psychiques que figurent les troubles obsessionnels par exemple peuvent en quelque sorte faire du personnage l'objet de l'objet lui-même. Faire durer le divertissement par le ressassement, multiplier les tentatives, recommencer après avoir échoué, c'est troquer un temps contre un autre : l'instantanéité du présent qui comble contre la projection d'un futur essentiellement anxiogène. Vladimir résume à lui-seul cette idée : « Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements66 », quand bien même ces agissements sont placés sous le signe de l'échec. Cette déviance peut donc être perçue comme la possibilité d'un espoir qui rend l'approbation au monde possible, ce que Nietzsche définit par l'amour du destin. Chaque tentative d'agir ou de parler se solde par un échec car les stigmates trop lourds empêchent concrètement d'accéder à l'objet de désir. Mais cet échec est immédiatement suivi d'une tentative de recommencement pour y parvenir. Les didascalies « à nouveau » émaillent les différentes pièces. Or si Beckett n'emploie pas « de nouveau », qui signifierait « refaire à l'identique » mais bien « à nouveau » qui au contraire implique le fait de refaire mais en mieux, c'est bien pour traduire cette obstination vers un échec qui se veut plus assumé. L'action doit s'accomplir différemment. Refaire, rater encore, mais peut-être d'une manière plus satisfaisante. C'est tout ce que contient la phrase de Cap au pire : « Échoue encore. Échoue mieux67. » Cette volonté d'échouer mieux n'est-elle pas en réalité un moyen de parvenir finalement à s'accomplir dans l'échec ? Car dévier est toujours faire, quand bien même il s'agit de s'écarter de la voie. Beckett resserre donc la visée de ses pièces à l'essentiel : faire en sorte que « le noir se déchire68 », comme le dit le récitant de Solo. Marie-Claude Hubert évoque cet optimisme beckettien à propos de la pièce Catastrophe :

L'homme, quelle que soit sa condition, acteur manipulé par un metteur en scène, victime d'un univers concentrationnaire, ne peut être entièrement asservi, il finit toujours par relever la tête69.

Conclusion

          L'analyse des défaillances physiques et mentales chez Beckett, peut donc permettre de risquer l'hypothèse d'une célébration des déviances, par la conversion du pire en rire. Celles-ci seraient montrées, dans toute leur ostentation, comme un stigmate de l'humain incomplet mais parfait dans son incomplétude parce que révélateurs d'une humanité résistante, qui toute agonisante, est encore là, fut-elle couchée. Cette poétique de l'échec, omniprésente dans le théâtre de Beckett convertit la déviance en victoire, puisque l'échec devient l'expression de la persévérance. Beckett pratique en quelque sorte l'inversion des données. La déviance, en devenant la condition sine qua non de la survie des couples, en participant à l'avènement de la joie sur l'espace scénique, apparaît alors comme la seule chose qui donne du sens, une direction aux personnages. L'anormalité pourrait ainsi devenir la normalité, d'autant plus qu'ironiquement, le seul médecin du répertoire théâtral beckettien s'avère être un sérieux déséquilibré. L'extraordinaire, l'excentrique devient alors la règle dans le théâtre de Beckett. Les corps défaillants apparaissent peut-être d'abord comme des victimes expiatoires et en ce sens tragiques, mais surtout comme des passeurs pour dire l'humanité, l'universalité. Et Vladimir de dire : « Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non70 ». Ce glissement n'est possible que par le prisme du comique, qui vient gommer la pesanteur du tragique et proposer une autre voie, dans une certaine mesure, une « déviation », celle de la joie par les corps transcendés dans le jeu à deux et de la résistance affichée par une solidarité puissante. Ce sont leurs jeux maladroits qui loin d'aggraver le tragique, finissent par l'annuler, par excès, par caricature, par emphase. C'est finalement le rire qui l'emporte, même s'il est jaune et dans une certaine mesure, la joie et l'amusement réciproque dans la déviance constitue une résistance à la norme. La mise en scène de la déviance, loin d'être l'expression d'un pessimisme radical, traduit finalement la ténacité, des efforts que rien ne semble pouvoir décourager, et permet donc véritablement, selon la formule d'Alain Badiou, à « cet increvable désir71 » de se déployer.

Bibliographie

Alain Badiou, Beckett, l'increvable désir, Paris, Hachette Littérature, 2006.

Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952.

Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957.

Samuel Beckett, Tous ceux qui tombent, Paris, Éditions de Minuit, 1957.

Samuel Beckett, La dernière bande, Paris, Éditions de Minuit, 1959.

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Samuel Beckett, Cascando, Paris, Éditions de Minuit, 1963.

Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Éditions de Minuit, 1963.

Samuel Beckett, Comédie, Paris, Éditions de Minuit, 1972.

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Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

Samuel Beckett, Eleutheria, Paris, Éditions de Minuit, 1996.

Jacques Brenner in André Derval (dir.), Dossier de presse. En attendant Godot de Samuel Beckett : 1952-1961, 10/18, IMEC, 2007.

Llewellyn Brown, Voir et Dire. Beckett, les fictions brèves, Caen, Minard, 2008.

Jean Cau, « Portrait : Jean Genet », L'Express, 5 novembre 1959.

Marie-Claude Hubert. Dictionnaire Beckett, Paris, Honoré Champion, 2011.

Pascal Jacob, Le Cirque, un art à la croisée des chemins, Paris, Gallimard, 2001.

James Knowlson, Revue d'esthétique, Samuel Beckett, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990.

Tristan Rémy, Les Clowns, Paris, L'Arche, 1962.

Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, (Art et artistes), 2013.

Notes

1 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952, p. 9. Retour au texte

2 Ibid., p. 16. Retour au texte

3 Samuel Beckett, La dernière bande, Paris, Éditions de Minuit, 1959, p. 8. Retour au texte

4 Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 13. Retour au texte

5 Samuel Beckett, Comédie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 19. Retour au texte

6 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 9. Retour au texte

7 Samuel Beckett, Eleutheria, Paris, Éditions de Minuit, 1996, p. 7. Retour au texte

8 Samuel Beckett, La dernière bande, op. cit., p. 8. Retour au texte

9 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 46. Retour au texte

10 Ibid., p. 25. Retour au texte

11 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 19. Retour au texte

12 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 21. Retour au texte

13 Ibid. p. 30. Retour au texte

14 Ibid. p. 53. Retour au texte

15 Samuel Beckett, Cendres, Paris, Éditions de Minuit, 1959, p. 37. Retour au texte

16 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 109. Retour au texte

17 Ibid., p. 9. Retour au texte

18 Jacques Brenner in André Derval (dir.), Dossier de presse. En attendant Godot : 1952-1961, 10/18, IMEC, 2007, p. 16. Retour au texte

19 Llewellyn Brown, Voir et Dire. Beckett, les fictions brèves, Caen, Minard, 2008, p. 29-48. Retour au texte

20 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 116. Retour au texte

21 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit. p. 65. Retour au texte

22 Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 31. Retour au texte

23 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit. p. 30. Retour au texte

24 Ibid., p. 23. Retour au texte

25 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 25. Retour au texte

26 Ibid., p. 66. Retour au texte

27 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 10 et p. 30. Retour au texte

28 Ibid., p. 30 Retour au texte

29 Ibid., p. 29. Retour au texte

30 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 13. Retour au texte

31 Ibid., p. 33. Retour au texte

32 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 34. Retour au texte

33 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit. p. 84. Retour au texte

34 Samuel Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 31. Retour au texte

35 James Knowlson, Revue d'esthétique, Samuel Beckett, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, p. 286-287. Retour au texte

36 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 9-10. Retour au texte

37 Samuel Beckett, Tous ceux qui tombent, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 10 et p. 30. Retour au texte

38 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 33. Retour au texte

39 Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades, Paris, Éditions de Minuit, 1976. Retour au texte

40 Jean Cau, « Portrait : Jean Genet », L'Express, 5 novembre 1959. Retour au texte

41 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 25. Retour au texte

42 Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, (Art et artistes), 2013, p. 55. Retour au texte

43 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 39. Retour au texte

44 Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 30. Retour au texte

45 Ibid., p. 23. Retour au texte

46 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 59. Retour au texte

47 Ibid., p. 42. Retour au texte

48 Pascal Jacob, Le cirque, un art à la croisée des chemins, Paris, Gallimard, 2001, p. 145. Retour au texte

49 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 34. Retour au texte

50 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 98. Retour au texte

51 Tristan Rémy, Les Clowns, Paris, L'Arche, 1962, p. 146. Retour au texte

52 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 138. Retour au texte

53 Ibid., p. 106. Retour au texte

54 Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, op. cit., p. 55. Retour au texte

55 Samuel Beckett, Cendres, op. cit., p. 49. Retour au texte

56 Samuel Beckett, Cascando, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 48-53. Retour au texte

57 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 56. Retour au texte

58 Samuel Beckett, La dernière bande, op. cit., p. 12. Retour au texte

59 Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 58. Retour au texte

60 Ibid., p. 155. Retour au texte

61 Ibid., p. 63. Retour au texte

62 Samuel Beckett, La dernière bande, op. cit., p. 13. Retour au texte

63 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 133. Retour au texte

64 Ibid., p. 66. Retour au texte

65 Samuel Beckett, Oh les beaux jours, op. cit., p. 64. Retour au texte

66 Ibid., p. 113. Retour au texte

67 Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 81. Retour au texte

68 Samuel Beckett, Solo, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 11. Retour au texte

69 Marie-Claude Hubert. Dictionnaire Beckett, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 230. Retour au texte

70 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 59. Retour au texte

71 Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, Hachette Littératures, Paris, 2006, p. 112. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marjorie Colin, « Poétique de la déviance dans le théâtre de Samuel Beckett », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 4 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=380

Auteur

Marjorie Colin

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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