Introduction
Anne Carson est une poétesse, classiciste et traductrice canadienne dont les travaux sont célèbres pour leur expérimentation formelle et littéraire. Notamment récompensée par la bourse MacArthur et le prix T. S. Eliot, elle manie l’écriture avec souplesse, assemble et emmêle les formes, les significations et les influences. Souvent décrits comme marginaux et hybrides, les écrits d’Anne Carson ont des airs de chimères, où le genre se délite, où les voix se mêlent, où les mots se cognent pour dévoiler des associations inconnues. Le vers libre éclaire l’essai philosophique, la citation se meut en pastiche. À chaque nouvel ouvrage, Carson trouble un peu plus les canons rigides de la création littéraire.
Carson annonce déjà les obsessions qui jalonneront son œuvre future lorsqu’elle termine sa thèse en 19811. Dans celle-ci, elle explore le concept d’Éros chez les Grecs anciens, et notamment sa valeur « douce-amère », le glukupikron d’abord évoqué par Sappho. Éros catalyse le plaisir et la souffrance : il déchire l’esprit en deux ; il souligne la limite qui enferme l’être à l’intérieur de lui-même2. Il cristallise le manque qui caractérise notre humanité.
Dix-sept ans plus tard, lorsqu’elle publie Autobiography of Red3, Carson est toujours obnubilée par l’altérité, et par l’interstice qui sépare le soi de l’autre. Inspirée par la Géryonide [Geryoneis] de Stésichore4, elle met en scène Géryon, le monstre mythologique, dans un monde contemporain où il tombera amoureux et partira en quête de lui-même. C’est là que s’épanouit l’expérimentation textuelle, un puzzle poétique qui dévoile le manque et se nourrit de lui. De façon caractéristique, Carson multiplie les références intertextuelles, les formes dérivées de la traduction, les métacommentaires, et renverse les attentes de sa lectrice. Il s’agit, grâce à la réécriture du mythe, de réincarner des pensées « pures, plus vieilles, originelles5 », et de les dépasser en évoquant les possibilités qu’elles laissent entrevoir.
Dans cet article, je me propose d’examiner les formes et les marques du manque dans Autobiography of Red et d’analyser la façon dont Anne Carson les exhibe, les cultive et tente finalement de les subvertir.
Creuser le gouffre
Dans Autobiography of Red, Anne Carson souligne la présence d’un manque intrinsèque en multipliant les traces de la déviance. C’est sous les traits du monstre, de l’hybride, du non-sens et des glissements que se développe la présence d'un gouffre sémantique et métaphysique. L’objet textuel n’a pas de centre vers lequel convergeraient les axes d’une signification unique : au contraire, Anne Carson cherche à morceler la subjectivité, et à exploser le sens et la substance. La profusion, l’éclatement et la lacune font émerger l’altérité d’un univers où chaque objet doit affronter sa propre altérité.
C’est dans le titre de l'ouvrage que l'on trouve la première subversion. Autobiography of Red, A Novel in Verse est un paradoxe. Le terme d’« autobiographie » suppose une confession, mais son sous-titre (Un roman en vers) la conteste : le « roman », traditionnellement rédigé en prose, est une fiction ; le « vers » nous entraîne dans la sphère ambiguë et intime de la poésie, où le « je » confessionnel du poème est universel. Autobiography of Red est écartelé, dès la première page, entre ces trois pôles.
Et pour cause, le texte est hybride. Inclassifiable, il allie la pseudo-traduction, la réécriture mythologique, le commentaire de traduction, l’analyse académique, le bildungsroman, le roman picaresque, l’essai philosophique ou encore le poème surréaliste. Si le titre et le résumé annoncent un « roman », l’histoire de Géryon et d’Héraklès ne commence en réalité qu’en sixième partie, à la page 23, intitulée « a Romance / une Romance6 », à l’instar d’une ballade médiévale. Elle est précédée par un commentaire à la fois philosophique et herméneutique du style de Stésichore, puis par ce que Carson décrit comme une traduction de la Géryonide, mais que la lectrice reconnaîtra comme une adaptation très personnelle, déjà parsemée d’anachronismes. Carson souligne malicieusement le jeu de la mystification lorsqu’elle utilise à plusieurs reprises la métaphore de la lyre, qui, en anglais, est l’homophone de liar, le menteur.
Le poème principal est précédé par trois annexes, non pas comme des suppléments, mais comme des introductions indépendantes qui influenceront la lectrice. Ces annexes gravitent autour du poète-menteur, Stésichore, l’inspiration d’Autobiography of Red, un alter ego si puissamment admiré qu’Anne Carson l’amalgamera tout à fait à elle-même dans la septième et dernière partie, où elle le met en scène dans un entretien avec elle-même. Dans ce dernier acte de dévoration créative, lorsque Carson prête des mots nouveaux à l’auteur de l’hypotexte puis lui répond, elle figure grâce à l’écriture une autre chimère dotée de deux voix distinctes.
Briser l’ordre établi est un effort assumé dont les marques émergent tout particulièrement lorsqu’Anne Carson fait pression sur la langue : la forme et le fond de son écriture démantèlent consciemment le cliché, qu’elle trouve limitatif7. Pour Autobiography of Red, Anne Carson a décidé de fracturer son expression après une rédaction initiale en prose. Elle raconte qu’en lisant son propre texte, elle s’interroge : « et si je brisais un peu ces lignes ? Peut-être qu’elles bougeraient mieux8. » L’enjambement devient outil de la déviance, une nouvelle façon d’ouvrir la signification. Ainsi, Carson confesse une décision consciente de défaire la normativité grâce à l’effraction et la brisure ; le texte est éclaté, son style est morcelé. Sharon Wahl écrit : « les mots semblent se cogner les uns contre les autres. Les noms, verbes et adjectifs migrent […] on peut les sentir se muer les uns dans les autres9. » Dans ce vers remanié, les discours direct et indirect libre se mêlent à la narration sans typographie contrastée ; l’enjambement se lit comme une ouverture vers d’autres systèmes sémantiques :
There was a steady rushing sound
perhaps an electric fan down the hall
and a fragment of human voice tore itself out and came past, it seemed
already long ago, trailing
a bad dust of its dream which touched his skin. He thought of women.
What is it like to be a woman
listening in the dark ? Black mantle of silence stretches between them like geothermal pressure10.
Traduction littérale
Il y avait un son constant pressant
peut-être un ventilateur électrique au bout du couloir
et un fragment de voix humaine se déchira et passa tout proche, il semblait
déjà parti depuis longtemps, traînant avec lui
la mauvaise poussière de son rêve qui touchait sa peau. Il pensa aux femmes.
Qu’est-ce que cela fait d’être une femme
qui écoute dans l’obscurité ? Un manteau noir de silence s’allonge entre eux comme une pression géothermique 11.
Ici, le bruit s’incarne, tangible, né d’une hyper-réalité discordante (le ventilateur électrique, la pression géothermique), et de la réflexion intime qu’il évoque. La synesthésie est omniprésente dans le texte (« sound / son », « voice / voix », « touched / toucha », « silence » …), mais la sensation n’est qu’une porte ouverte au flux de la conscience : l’image, hallucinatoire, est stimulée par le gouffre typographique et émotionnel. Le son du ventilateur et l’écho d’une conversation lointaine se transforment, dans l’œil mental de Géryon, en figure quasi-mythologique, serpentiforme, qui mue hors de sa peau (« tore itself out ») et dépasse (« came past ») le seuil de sa chambre, « trailing / traînant[e] ». Sous les yeux de la lectrice, le monstre apparaît dans le vers/ver qui, sur quatre lignes, forme le lacet d’un corps qui glisse. La sensation est absorbée pour être mieux transgressée : dans le monde d’Autobiography of Red, le silence est noir. La peur est féminine. Le rêve pleut sur Géryon comme une poussière. La langue est une expérimentation et la perception du mot est souple, trouée de mystères subjectifs.
Fragmentée, la poésie de Carson fait directement écho à la substance qu’elle évoque. Parce que Carson cherche le décentrement, le texte n’est pas un système figé. Autobiography of Red est construit sur des unités de langage qui, comme des plaques mouvantes, se disloquent, s’emboîtent, et s’éloignent constamment ; mais, si elles marquent un tumulte créatif, ces phrases ouvrent également des gouffres où l’interprétation et la création peuvent s’épanouir :
She listens
to the blank space where
his consciousness is, moving towards her12.
Traduction littérale
Elle écoute
l’espace vide où
existe la conscience [de l’autre], qui avance vers elle.
L’espace vide (et ses déclinaisons), nous le verrons, est une surface qui fascine Carson. Ici, elle utilise le vide pour créer une « textualité distordue13 », typiquement monstrueuse, où le sens (et les sens) éclot. Le gouffre, l’interstice, leurs dérivés typographiques ou sémantiques forment à la fois la frontière qui sépare la déviance de la norme, et un nouvel espace où cette déviance peut s’épanouir.
La figure de Géryon, déjà exploitée dans le canon littéraire, souligne bien l’ambiguïté de cet interstice, à la fois souffrant et fertile. Géryon apparaît d’abord dans le mythe antique des douze travaux d’Héraklès, dans lequel il représente une sorte d’entité barbare que le héros civilisé se doit d’occire. Géryon est un monstre ailé, rouge, doté de trois têtes. Il vit seul sur une île de Méditerranée et garde paisiblement son bétail rouge lorsqu’Héraklès vient lui voler14. Stésichore renverse le motif du monstre avec la Géryonide : l’histoire du dixième labeur d’Héraklès, cette fois, est relatée à travers le point de vue de Géryon. Elle souligne la cruauté de la civilisation contre ceux qui existent à sa marge. Le langage de Stésichore est poignant ; la mort de Géryon n’est plus épique, mais tragique. Et, si Géryon reprend le masque de l’étrangeté alarmante dans ses autres incarnations (il est notamment l'allégorie du mensonge dans l’Enfer de Dante15), c’est bien sûr la subversion de Stésichore qu’Anne Carson préfère et étoffe.
Le monstre, Julia Kristeva l’explique dans Pouvoirs de l’horreur16, c’est le revers de l’humain, la facette abjecte que l’individu voudrait dissimuler mais qui refait toujours surface ; à l’extérieur des normes sociales, le monstre est marginalisé, stigmatisé, terrifiant car il est étranger. Du latin monstrum (présage divin, aberration) et monstrare (montrer), le monstre suppose nécessairement une exhibition de la déviance, un mystère que la norme craint de regarder en face. Et pourtant, comme Erik Leif Schenstead-Harris l’explique, « la monstruosité émerge de nous comme une incarnation de l’altérité. Elle ne nous semble pas être nous-mêmes, mais pourrait bien nous changer17. » Et de fait, le Géryon d’Autobiography of Red, à la fois monstrueux et terriblement humain, devient un miroir intime, une personnification du manque. Toujours rouge, toujours doté d’ailes, toujours laissé pour compte par une société qui ne l’accepte pas, le Géryon carsonien regarde le monde depuis la marge qu’il habite. L’extérieur ne lui appartient pas ; il trouve refuge dans les « choses de l’intérieur », la photographie, l’écriture, autant de prismes subjectifs qui lui permettent de transformer la réalité. En quête de sa propre identité18, il décide de produire son autobiographie parce qu'il ne parvient pas à se saisir lui-même. Bientôt, il croise le chemin d’Héraklès et en tombe amoureux. Leur rupture se traduira par un gouffre émotionnel où Géryon s’échappe à lui-même, « fasciné par les fractures et les fissures de sa vie intérieure19 », et où la vie est « engourdie, arrêtée entre la langue et le goût20 », littéralement figée dans le gouffre qui sépare le désir de son assouvissement.
Du gouffre au manque : l’impulsion créatrice
Ainsi, Autobiography of Red se caractérise par les marques stylistiques, sémantiques et génériques d’un gouffre multiforme. Grâce aux figures de l'hybride et de la fracture, Carson développe une écriture marginale, dont l’enjeu est de repousser la limite sémantique, générique, et créative. Suspendue entre deux pôles, celui d’une réalité insuffisante et d’un objectif inatteignable, la création est une poursuite, déterminée par la tentative et, il me semble, mue par le manque.
Anne Carson est consciente que le gouffre tient une place importante dans sa pulsion créatrice. Elle explique : « les textes classiques [que je traduis], comme ceux de Sappho, sur leurs morceaux de papyrus avec cet espace blanc et enchanteur autour d’eux, dans lesquels nous pouvons imaginer toute l’expérience de l’antiquité, qui flotte, mais que nous ne pouvons pas exactement atteindre… J’aime ce genre de surface21. » C’est la surface qu’elle choisit en traduisant et en réécrivant la Géryonide, un texte qui ne lui parvient que sous forme fragmentaire, littéralement trouée de vides. Puisqu’elle ne peut pas détenir ce qui a été, elle décline des échos de ce qui aurait pu être à travers un éventail d’expérimentations textuelles.
L’« enchantement » du vide, avec son attraction quasi-mystique, traverse Autobiography of Red comme un leitmotiv : on le retrouve notamment dans le regard des protagonistes (« his eyes terrible holes / ses yeux des trous terribles22 ») et dans la figure obsessionnelle du volcan, ce gouffre dont l’activité bouillonne sous la surface. Incarnation du manque, le gouffre devient métaphysique lorsqu’il suscite des interrogations sur la nature de l’amour, dont l’expérience douce-amère est nécessairement transformatrice. Chez Carson, l’impulsion de la poursuite, directement influencée par Le Banquet de Platon23, n’est jamais plus puissante que devant l’aimé. Je désire, mais je ne peux posséder. Soudain freinée par mes propres frontières, j’en découvre tout à la fois l’existence et l’inéluctabilité. Mû par le besoin de fusionner avec l’autre, le désir quitte l’amant pour atteindre l’aimé, mais ricoche sur ses frontières individuelles. Ainsi, l’amant, parce qu’il connaît désormais son propre gouffre, comprend ce qui lui fait défaut et perçoit ce qu’il aurait pu être, s’il avait été complet, idéal, délivré de ses limites.
Dans Autobiography of Red, si Héraklès est l’aimé de Géryon et attise le manque érotique, c’est Stésichore qui représente l’aimé ou l’admiré de Carson, un modèle idéalisé dont elle s’inspire. Et pour cause, elle chante les louanges de Stésichore dès son introduction : c’est lui qui a « libéré l’être » à travers son écriture, et produit un « chef d’œuvre24 ». Stésichore et ses travaux fragmentaires lui échappe, mais Carson, en choisissant la réécriture et la traduction, essaie de le re-posséder25.
Directement parallèle à son autrice, Géryon est aussi porté par le manque : à la recherche d’une place dans la société qui le rejette, en quête d’identité, il commence son autobiographie car il ne se possède pas lui-même. Géryon est hanté par une autre forme de poursuite impossible, celle de l’expression. Il se tourne vers l’écriture dans l’espoir de combler le manque qu’il ressent en lui-même et de répondre à ses propres interrogations. À travers le cheminement frustré de son protagoniste, Carson semble narrer sa propre conscience de l’échec du langage. Comme l’écrit Lyn Hejinian dans The Rejection of Closure, « dans le gouffre entre ce que l’on veut dire (ou ce que l’on perçoit qu’il faudrait dire) et ce que l’on peut dire (ce qui est exprimable), les mots proposent à la fois une collaboration et une désertion. Nous savourons notre aventure sensuelle avec les matériaux du langage, nous nous languissons de lier les mots au monde – de refermer le gouffre entre nous-mêmes et les choses –, et nous souffrons, incertains et anxieux, car nous en sommes incapables26. » Comme Carson, Hejinian souligne l’impact émotionnel et intellectuel d’un gouffre qu’il n'est pas possible de combler : ici, le manque provoqué par les limites linguistiques. La pensée ne peut être traduite par le mot, et l’autre ne comprendra jamais exactement ce que j’ai voulu dire. Le mot ne suffit pas à l’expression, et donc ne suffit pas à la connaissance. Géryon ne peut pas attraper la « signification » dans sa complétude, car la signification est enchaînée à la subjectivité individuelle et limitée par une terminologie arbitraire. Il met en scène sa méfiance face au langage dans des scènes de lutte et de défaite :
Hot unsorted parts of the question
were licking up from every crack in Geryon
he beat at them as a nervous laugh escaped him. Herakles looked.
Suddenly quiet.27
Traduction littérale
Les parties brûlantes mélangées de la question
venaient lécher chaque fissure en Géryon
il tenta de les éteindre à grands gestes alors qu’un rire nerveux lui échappait. Héraklès le regardait.
Soudain silence.
et un peu plus tard :
but the words came out wrong.28
Traduction littérale
mais les mots n’étaient pas justes.
Géryon est assailli par ce qu’il désire exprimer : la question, non explicitée, est une flamme dévorante qu’il veut étouffer. Dans cette strophe, Géryon, passif, subit le langage : il est léché par les flammes ; le rire nerveux lui échappe ; sous le regard d’Héraklès, il n’y a que le silence, et lorsqu’une réponse est enfin articulée, elle lui semble incorrecte. Le seul verbe actif est celui de l’effort avorté : « he beat at them / il tenta de les éteindre. » Impuissant, Géryon se débat contre l’attaque du langage, mais ne trouve ni d’issue, ni de réponse. Le vers libre de Carson, qui ne rime que très rarement, lie Géryon à l’interrogation en faisant rimer son prénom avec la « question » qu’il ne parviendra pas à articuler.
Géryon reconnaît rapidement l’échec de son propre langage et l’abandonne : « [Geryon] had recently relinquished speech / [Géryon] avait récemment renoncé à la parole29 ». Il se tourne vers les arts visuels, comme le collage, la peinture et la photographie, pour produire son autobiographie. Le poème se transforme petit à petit en une sorte d’hypotypose surréaliste où l’image est reine. Ces images ne sont jamais figurées, mais décrites. Carson est plus avancée que Géryon dans sa réflexion linguistique : si elle a accepté l’intrinsèque limitation du langage, elle cherche néanmoins à la bousculer, à assouplir une frontière qui voudrait l’emprisonner.
C’est l’individualité qui limite la conscience, et par conséquent l’utilisation du langage et de la création. À l’instar de l’amant dont le corps est une barrière à la fusion, le sujet écrivant est emprisonné par sa propre subjectivité. En poursuivant le décentrement, Anne Carson semble rechercher ce qu’elle appelle l’« ekstasis30 », littéralement « être à l’extérieur de soi. » Il s’agit de passer à travers soi, dans un état d’abandon où les limites établies n’auraient plus lieu d’être, où le soi ne se ferait plus obstacle. Le manque n’existerait plus car les frontières de l’être, de l’autre, du monde seraient effacées. Bien sûr, l’ekstasis est un état idéal : Anne Carson le compare notamment à la perte de l’individualité dans l’union avec Dieu chez les mystiques comme Marguerite Porete31. Et pourtant, c’est dans l'écriture, et tout particulièrement dans l’ambiguïté du poème, que l’autrice et sa lectrice peuvent entrevoir la convergence des subjectivités et ses conséquences sur la création ; Carson ne peut se dépouiller du désir (et du manque qui lui est attaché), mais elle peut le pacifier dans l’effort de l’écriture. Il n’est pas vraiment question de « sortir » de soi, mais au moins de l’élargir, de l’assouplir.
Géryon se caractérise par la même pulsion. Coincé à l’intérieur de lui-même, il stagne en état de « stasis » pendant la majeure partie de la « Romance » : « In this work, Geryon sets down all inside things […] he coolly omitted all outside things / Dans cet ouvrage, Géryon intégra toutes les choses de l’intérieur […] il omit froidement toutes les choses de l’extérieur32 ». Cependant, l’angoisse du monde extérieur ne freine pas la poursuite de la délivrance. Géryon cherche d’abord à s’échapper à lui-même dans l’acte d’amour qui incarne si bien le désir de fusion à l’autre. C’est un échec ; les traces de la disjonction entre les deux amants imprègnent le poème, l’amalgame est illusoire jusque dans la sensualité :
Geryon liked to touch in slow succession each of the bones on Herakles’ back
as it arched away from him into
who knows what dark dream of its own33
Traduction littérale
Géryon aimait toucher en lente succession chaque vertèbre sur le dos d’Heraklès
alors qu’il s’arquait loin de lui, et sombrait
dans il ne savait quel intime rêve sombre
La liberté de Géryon, éphémère, n’apparaît qu’au pénultième chapitre, lorsqu’il accepte enfin les potentialités de sa propre déviance. Les ailes qu’il cachait sous sa veste sont soudain déployées, et Géryon prend son envol :
but why not
be a black speck raking its way toward the crater of Icchantikas on icy possibles34
Traduction littérale
mais pourquoi ne pas
être un petit grain noir descendant à pic vers le cratère d’Icchantikas sur des éventualités glacées
Pour la première fois, Géryon se dépouille de la couleur rouge qui le définit et le marginalise : il n’est plus que l’absence de couleur, un point noir (« black fleck / grain noir ») qui descend sans hésiter vers le cratère (une nouvelle occurrence du gouffre), porté par la force des « possibles / éventualités ». L’extrait, qui représente une révélation pour Géryon, semble figurer le processus créatif de son autrice : quand je crée, comme lorsque je désire, « je perçois ce que je suis, ce qui me manque, ce que je pourrais être35. » C’est accepter ce qu’il me manque qui permet de faire pression sur les limites de l’être et d’envisager enfin une forme de liberté créative.
Réaction : vers une autre écriture ?
Sous le couvert d’un langage chaotique, troué de gouffres, traversé par les images de la déviance et de l’intériorité, Carson met en exergue la présence d’un manque inéluctable. Et pourtant, c’est le manque (cet interstice, frontière infranchissable à l’assouvissement) qui met en branle la recherche d’une nouvelle création. Carson, face à l’échec, au vide et au stigmate, défie les truismes et les limites génériques, canoniques et linguistiques qui enclavent l’écriture contemporaine.
C’est notamment dans l’acte traductif qu’Anne Carson décentre sa propre subjectivité. Sans se soucier des normes éditoriales ou éthiques qui régissent aujourd’hui la traduction littéraire, Carson obéit à une fidélité toute personnelle. Elle semble être guidée par l’esprit du texte, un concept ambigu et ouvert qui lui permet de traiter la traduction comme un genre littéraire à part entière plutôt qu’un exercice à contraintes. Il ne s’agit pas de disparaître derrière l’auteur du texte source : au contraire, la traduction est une valeur ajoutée, une pellicule qui vient enrichir les deux textes produits ainsi que l’écriture de l’autrice.
Carson est d’abord lectrice, influencée par le prisme de sa propre expérience ; elle est aussi écrivaine, dont l’individualité ne peut être entièrement diluée. Le texte cible est nécessairement influencé par sa lecture du texte et par sa voix auctoriale36. Mais Carson va plus loin : elle se propose de réincarner Stésichore. La pseudo-traduction des fragments et la réécriture du mythe sont toutes les deux encadrées par le pantomime de la résurrection : Carson analyse les marqueurs du style de Stésichore dès son premier chapitre, avant de le mettre en scène dans un dialogue avec Hélène de Troie, puis dans un entretien avec elle-même. La figure de Stésichore, empreinte d’imaginaire, est absolument absorbée, appropriée. La relation avec l’auteur est symbiotique : Carson en devient la main, la bouche et la complice, le vaisseau d’une nouvelle parole.
Cette collaboration intime est nécessairement transformatrice. Elizabeth Robinson a raison de souligner le lien entre le rapport érotique et le rapport créatif / traductif : « Pour l’amant comme pour la traductrice, le jeu d’intimité altère irrévocablement l’identité37. » La création carsonienne s’arrache à la subjectivité unique car elle existe entre lecture et écriture, entre déconstruction et réinvention, dans un monde du milieu où Carson vient à posséder l’auteur et à être possédée par lui.
Le frottement des deux voix influe donc sur l’écriture traductive, puis auctoriale d’Anne Carson. Au début d’Autobiography of Red, elle explique que Stésichore est le libérateur de l’adjectif : il abandonne les associations pré-établies et entreprend de décrire le monde comme il le voit, comme il le ressent. Elle relate que « Stésichore a commencé à ouvrir les verrous du langage. Stésichore a délivré l’être. Soudain, plus rien n’empêchait les chevaux d’être chaussés de vide. Ou une rivière d’être argentée comme une racine. Ou un enfant sans blessures. Ou l’enfer aussi profond que le soleil est haut. Ou Héraklès fort comme un supplice38… »
À son tour, Carson entreprend d’ouvrir les verrous de l’écriture, notamment en défiant les règles génériques. Autobiography of Red nous permet d’entrevoir la façon dont la traduction carsonienne, déjà extrêmement libérale, se meut en écriture auctoriale. Tout d’abord, Carson introduit le roman en vers avec une traduction de la Géryonide de Stésichore :
XIV. Herakles’ Arrow
Arrow means kill It parted Geryon’s skull like a comb Made The boy neck lean At an odd slow angle sideways as when a Poppy shames itself in a whip of Nude breeze.39
Traduction littérale
XIV. La flèche d’Héraklès
Flèche veut dire tuer Elle a scindé le crâne de Géryon comme un peigne Fait pencher le cou Du garçon À un angle étrange lent de côté comme un Coquelicot s’incline [humilié] sous le coup d’une brise Nue.
Carson traduit Stésichore sans ponctuation, et l’extrait est à la fois elliptique et féroce. Ma traduction littérale ne fait pas justice à son ambivalence ; la syntaxe anglaise, délivrée de toute ponctuation ou subordination, évoque différentes représentations au fur et à mesure de la lecture : dès la première image, il semble que la flèche meurtrière ordonne « tue-le » (« kill it »), réduisant Géryon à un objet monstrueux (« it » plutôt que « he »), avant que la suite n’éclaire une autre signification (la flèche veut dire tuer ; elle a séparé le crâne…) ; l’ambiguïté linguistique souligne la sauvagerie du meurtre. De même, « The boy neck lean », qui semble être une unité indépendante parce qu’elle commence (« The ») et est suivie par une majuscule (« At »), les marqueurs traditionnels d’un début de phrase, suggère la jeunesse et la grâce du monstre (« le cou du garçon, svelte ») ; mais l’image se réalise à retardement, lorsqu’il devient clair que la majuscule du « At » n’est qu’un leurre : « the boy neck lean / At an odd angle », « le cou du garçon penché / À un angle étrange », brisé par le coup porté à sa tête.
Mais c’est un peu plus tard dans l’ouvrage, dans la réécriture versifiée du mythe, que l’on trouve une nouvelle subversion générique, cette fois entièrement auctoriale :
The smell of the leather jacket near
his face […]
sent a wave of longing as strong as a colour through Geryon.
It exploded at the bottom of his belly.
Then the blanket shifted. He felt Herakles’ hand move on his thigh and Geryon’s
head went back like a poppy in a breeze40
Traduction littérale
L’odeur de la veste en cuir près
de son visage […]
transperça Géryon d’une vague de manque aussi puissante qu’une couleur.
Elle explosa au fond de son ventre.
Puis la couverture remua. Il sentit la main d’Héraklès bouger sur sa cuisse et Géryon
rejeta la tête en arrière comme un coquelicot dans une brise.
Ici, un glissement s’opère, de la traduction à la recréation, et de thanatos à éros. Géryon, la fleur délicate, le coquelicot incliné dans la brise, passe du meurtre à la petite mort. Carson tisse un réseau méticuleux d’échos et de références : la douleur du manque (« a wave of longing […] exploded / une vague de manque […] explosa ») rappelle celle de la blessure fatale de la traduction (« it parted Geryon / elle a scindé [le crâne] de Géryon »). La flèche de l’Héraklès stésichorien renvoie au symbole de la flèche homoérotique pour l’Héraklès carsonien ; sa victoire se métamorphose, de l’arme meurtrière à la main caressante, de l’attaque à l’extase. Dans le parallèle presque parfait de l’image finale, où la brise incline le cou des deux Géryons, la disparition de l’adjectif « nude » souligne une autre nudité tendre, non plus de la brise, mais des amants. Enfin, l’abandon érotique de Géryon, si similaire à sa mort, fait office de prolepse, annonçant déjà la rupture amoureuse, le manque qui l’attend.
Ainsi, Carson figure le cheminement de sa création. De l’inspiration du texte source à la transcréation, déjà empreinte de sa subjectivité et de sa plume si distinctives, elle atteint ensuite l’adaptation personnelle, délivrée des limites des genres.
Inspirée, ou transformée, par l’émancipation linguistique de Stésichore, Carson fait aussi pression sur les limites du langage. Rapidement, Géryon abandonne le discours et décide de se définir à travers la photographie. Pourtant, il n’y a pas d’illustrations : Autobiography of Red dépeint la réalité de Géryon à travers la description textuelle d’une succession d’images. Ces portraits sont hallucinatoires, transfigurés par le prisme surréaliste de Géryon, dont la sensibilité exacerbée déforme le monde qui l’entoure.
Cette profession de l’abandon de l’écriture est une nouvelle transgression, une réponse directe à l’échec et les frustrations du langage. À la surface du texte, Géryon refuse d’utiliser le mot pour se définir ; en deçà, néanmoins, Carson bouleverse le sens premier de son propre message en continuant d’écrire, et en proposant un poème qui n’a plus ambition de raconter, mais d’évoquer. Si le mot ne peut exprimer tout ce que l’individu veut dire, Carson veut le transformer en expérience substantielle. La « Romance » d’Autobiographie of Red est profondément synesthétique : le mot dépasse sa propre abstraction. Il est sensuel. Symbolique et inattendu, il tente de véhiculer « la perception immédiate du monde extérieur par les sens41. » Voyons par exemple une des descriptions des photographies de Géryon :
The last page of his project
was a photograph of his mother’s rosebush under the kitchen window.
Four of the roses were on fire.
They stood up straight and pure on the stalk, gripping the dark like prophets
and howling colossal intimacies
from the back of their fused throats.
Traduction littérale
La dernière page de son projet
était une photographie du rosier de sa mère sous la fenêtre de la cuisine.
Quatre des roses étaient en feu.
Elles s’élevaient raides et pures sur la tige, accrochant les ténèbres comme des prophètes
et hurlant des intimités colossales
du fond de leurs gorges fondues.
Dans cet extrait, la réalité se transforme abruptement en vision fantasmagorique : « quatre des roses étaient en feu. » L’imagerie inattendue du mysticisme, avec l’apparition des flammes et la comparaison aux prophètes, la mention de la noirceur et de la pureté, semblent renvoyer à une illustration d’hérésie médiévale, choquante dans le contexte rassurant du noyau familial et du foyer (« his mother’s rosebush under the kitchen window / le rosier de sa mère sous la fenêtre de la cuisine. ») Dans la photographie, les choses s’animent. Malgré l’immobilité qu’on attendrait d’un cliché, l’utilisation des gérondifs « howling » et « gripping » confère aux objets un dynamisme impossible : ils sont figés en mouvement. Et cet étrange paradoxe est encore rehaussé par des termes sibyllins qui invitent à une interprétation active et subjective. Ainsi, la couleur des fleurs n’est jamais mentionnée, mais peut être envisagée dans l’image du feu et le son imaginé de leur hurlement. L’intimité, mentionnée à la ligne 5, évolue dans un réseau étrange d’oxymores, dans lequel elle est hurlée (donc ouverte, offerte), mais emprisonnée (du fond de la gorge), et néanmoins plurielle (car fusionnée) : « howling […] from the back of their fused throats. » Enfin, dans la même phrase, on retrouve l’ascétisme d’une fleur « straight and pure / raide et pure », étreignant néanmoins (« gripping / accrochant ») les ténèbres, à son tour comparée à la présence sainte des « prophètes ». Ces tourbillons picturaux ouvrent une vertigineuse myriade d’associations et de significations ; c’est une nouvelle sorte de liberté textuelle. La lectrice est forcée de combiner les indices du texte à sa propre sensibilité, et à former une interprétation personnelle, sensuelle et éphémère (toujours renouvelée).
Il y a, dans Autobiography of Red, la notion que les mots ont le pouvoir d’enrichir la réalité. Grâce au mensonge, qui est la racine de la fiction ; à l’intertextualité, qui catalyse le dialogue et l’inspiration littéraire ; et par la subversion du langage qui, s’il reste restrictif, peut du moins être assoupli, Carson semble révéler les rouages de sa création. Elle ne refuse pas les conventions littéraires : au contraire, elle les examine avec intérêt, et c’est en apprenant ce qui les limite qu’elle peut les absorber et les contourner. Ici, comme dans chaque aspect d’Autobiography of Red, c’est la connaissance et l’acceptation du manque qui permet d’activer et de libérer, un tant soit peu, l’écriture. Entre plusieurs voix, entre lecture et création, dans un espace hybride, Carson flirte avec l’interstice qui la passionne. L’universalité est impossible ; la complétude est fallacieuse ; mais l’écriture permet néanmoins d’élargir les possibilités de l’expression, et avec elle, celles de la pensée. Carson comme Géryon, pour répondre au manque, tendent la main vers l’intérieur, vers le secret, vers le subjectif. Avec Autobiography of Red, Carson dévoile le gouffre, partage la quête, et offre à sa lectrice les hypothèses de ce qui pourrait être :
I am a drop of gold he would say I am molten matter returned
from the core of earth to tell you interior things— Look !42
Traduction littérale
Je suis une goutte d’or disait-il je suis la matière en fusion revenue
du noyau de la terre pour te dire les choses de l’intérieur – Regarde !