Au contre-jour de l’histoire : Joë Bousquet

DOI : 10.35562/marge.456

Abstract

Ancien combattant valeureux de la Grande Guerre, grièvement atteint, paralysé à vie, Joë Bousquet incarne un itinéraire existentiel et poétique des plus singuliers, qui déroute les lectures historiennes. En revenant sur son expérience martiale ainsi que sur le travail conjoint de son écriture et de sa blessure, l’article tente de comprendre pourquoi son œuvre résiste aux analyses habituelles. À partir du cas Bousquet, il réfléchit aux conditions de possibilité d’un dépassement des antagonismes entre étude historique et lecture littéraire. Plutôt que d’opposer les deux démarches, il cherche ce qui, dans la lecture littéraire, peut enrichir l’étude historique et ce que la littérature peut offrir à l’histoire quand elle est autre chose qu’une simple source. Malgré les divergences épistémologiques et méthodologiques, trouve-t-on des carrefours où se nouent avec fruit les deux points de vue ? L’œuvre de Bousquet se prête parfaitement à cette quête.

Outline

Text

Demain le 27 mai, il y a dix-huit ans que je suis blessé.
J’aurai dix-huit ans demain.

(Note du 26 mai 1936, Traduit du silence, 1941)

Pour éclairer les relations de l’histoire et de la poésie, je traiterai l’histoire comme cadre événementiel et comme méthode d’investigation intellectuelle en prenant appui sur la Grande Guerre et sur le cas singulier de Joë Bousquet. Me consacrant de longue date à la poésie de ce conflit dans une perspective interdisciplinaire, je me suis aperçue que Bousquet, plus qu’aucun autre poète, plus qu’Apollinaire, par exemple, ne me permettait pas de tenir les deux fils, littéraire et historique. Je voudrais interroger les raisons de cette résistance et envisager les conditions de possibilité d’un dépassement des antagonismes.

Contrairement à beaucoup de ses contemporains combattants, Bousquet n’a pas écrit de livre de guerre : pas de témoignage, pas de fiction sur son expérience ; pas de poésie de guerre non plus. Rien n’est nettement visible dans La Connaissance du soir (1945), par exemple, à moins qu’une lecture attentive, imbue d’un imaginaire de la guerre comme la mienne, ne vienne déceler, ici ou là, les traces de sensations ou de réminiscences de cet ordre. En revanche, la guerre est présente dans nombre de ses écrits : dans la prose autobiographique Le Meneur de lune (1946), dans la correspondance, dans les pages de notes et les livres de mémoires1. Elle est pour ainsi dire partout. Or, si la guerre revient – ou plutôt demeure – dans l’œuvre de Bousquet, c’est par le prisme de la blessure matricielle, essentielle, subie le 27 mai 1918. Simone Weil, qui écrit au poète le 12 mai 1942, l’a bien senti : « vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez mûr pour la connaître2. » Bousquet est tout entier sa blessure comme il est tout entier son écriture. La blessure est partout mais, paradoxalement, elle fait refluer l’histoire, quand bien même Bousquet se livre, comme il le fait fréquemment, à une inlassable relation des faits, pourvue de dates, de précisions et d’analyses. Ce n’est donc pas tant le travail de la guerre et de l’histoire qui m’intéresse, que le travail conjoint de la blessure et de la poésie qui déroute l’histoire et les historiens.

Lectures historiennes

Une lecture historienne de l’itinéraire personnel et poétique de Joë Bousquet est tout à fait possible. Elle permet de documenter l’expérience combattante collective par le biais d’un cas particulier. Du point de vue méthodologique, c’est ce que l’on appelle de la microhistoire.

En janvier 1916, un jeune Languedocien de 19 ans, mauvais garçon issu d’une famille bourgeoise, devance l’appel de quelques mois et demande le 156e régiment d’infanterie, une unité de choc composée de fortes têtes et d’individus en rupture de ban. Bousquet sert dans la 3e compagnie du 1er bataillon, sous les ordres d’un officier charismatique, le lieutenant puis capitaine Houdard, jésuite. Il passe dans la Somme, combat à Verdun et en Picardie. Il enchaîne les blessures, les coups d’éclat et les prises de risque. Il est cité à l’ordre de l’armée, promu sous-lieutenant, reçoit la Médaille militaire. Voici une première série de pistes pour l’historien : les conditions de vie et de combat d’un jeune officier dans une unité de choc sur le front occidental ; l’analyse anthropologique de la situation de combat.

Le 27 mai 1918, à Vailly-sur-Aisne, Bousquet est blessé à la moelle épinière et évacué par ses hommes. Il ira ensuite d’hôpitaux en faux espoirs, jusqu’au moment où il comprendra qu’il est irrémédiablement paralysé et décidera de s’enfermer dans sa chambre, rue de Verdun, la bien nommée, à Carcassonne. Voici une deuxième série de pistes historiographiques : les lettres de Bousquet, notamment à son amie Marthe, la femme par qui le scandale arrive3, l’autoportrait et les souvenirs du Meneur de lune ainsi que diverses notes autobiographiques permettent de connaître l’expérience du grand blessé, de suivre la chaîne de soins de l’extraction du champ de bataille aux hôpitaux de l’arrière et d’analyser le discours médical et l’action des médecins dans un cas comme le sien.

Une lecture conjointe de la vie et de l’œuvre permet, quant à elle, d’étudier la guerre des écrivains. En l’occurrence, c’est la méthode de l’histoire culturelle. Elle consiste à interroger les motivations de l’engagé volontaire, lesquelles peuvent se mesurer à celles d’Apollinaire ou de Jean de La Ville de Mirmont. Une telle lecture peut également éclairer la dialectique de l’action et de l’écriture, puisque Bousquet s’est mis à écrire après sa blessure. C’est aussi le cas de Maurice Genevoix, que la guerre a rendu écrivain, mais, en l’espèce, Bousquet se comparerait plus judicieusement à Cendrars dans l’opération palingénésique engendrée par la blessure. Par les textes de Bousquet, on peut aussi analyser les représentations de la violence et la posture de l’ancien combattant à l’intérieur du groupe social des écrivains, voire des intellectuels et des artistes, auquel il appartient. Si l’on veut, en outre, pousser du côté de l’histoire et de l’analyse littéraires, on explorera la place de la guerre et de la blessure dans l’œuvre de Bousquet, de même qu’on pourra situer le poète par rapport au mouvement dont il était le plus proche sans jamais y avoir adhéré, le surréalisme. Son attitude tranche ainsi avec le déni de la guerre qu’on trouve chez Breton et chez le jeune Aragon, ou encore avec l’expérience martiale de Max Ernst et d’André Masson.

Déroute de l’histoire

Dans toutes ces lectures, on voit bien cependant qu’il n’est jamais véritablement question de poésie. La poésie demeure secondaire par rapport aux faits. Les textes restent des documents. La méthode ne suppose pas que la poésie produise d’effets de connaissance et d’intelligibilité particuliers, dans la mesure même où elle est poésie. De fait, la relation d’intériorité par le truchement de l’écriture, pour reprendre la définition de Jérôme Thélot4, n’est pas l’objet de l’analyse. C’est aussi que la culture, partant l’histoire culturelle, se fonde sur la capacité de représenter et de se représenter. Or la représentation n’est pas la pierre de touche de l’œuvre de Bousquet. En ramenant cette dernière aux dénominateurs communs des représentations, la lecture historienne manque la clé de son expérience et le sens de son chemin. Blanchot dénonce à juste titre cet abus de langage qui consiste à vouloir « exprimer par l’analyse les effets d’une véritable irisation intellectuelle5 ».

Je m’explique. Bousquet ne livre pas de témoignage, ne parle pas en témoin, ne se désigne pas comme tel. Il ne souscrit pas à la démarche d’attestation individuelle et collective qui fonde le témoignage combattant. Il ne vit pas son expérience comme historique. En faire un témoin serait donc le trahir. Il ne se lance pas non plus, à mon sens, dans une véritable entreprise mémorielle ou commémorative, consistant à ranimer le passé, le partager, lui donner sens ou le soustraire à l’oubli. Comment, d’ailleurs, Bousquet pourrait-il oublier ? Quand il déclare qu’il s’efforce de naturaliser sa blessure, ce n’est pas seulement pour s’y acclimater durablement, c’est surtout pour conserver à ses dépouilles leur apparence naturelle et devenir lui-même la cause des conséquences qui lui sont imposées6 :

J’aurai mis toutes mes forces à « naturaliser » l’accident dont ma jeunesse a été la victime. J’ai voulu qu’il cessât de me demeurer extérieur ; et que toute mon activité intellectuelle et morale en fût le prolongement nécessaire ; comme si, dans une existence entièrement restaurée, je pouvais effacer le caractère matériel dont il était revêtu, éliminer de mes pensées l’impression qu’un hasard avait pu s’appesantir sur moi sans démêler ma vie de celles des choses. Il ne s’agit pas pour moi d’écrire, mais de rendre à ma vie sa hauteur inévaluable ; et pour cela de la faire indifférente à ce qui se produisit en elle sous le jour de l’accident.

Bousquet veut que son corps devienne un « berceau », que la vraie vie naisse de ses plaies. La blessure n’est donc pas un terme, mais une matrice. Plus encore, l’événement est permanent, toujours actuel, mais une interprétation sous le seul angle traumatique n’en épuisera pas les formes et les significations.

En outre, tout le travail de Bousquet consiste à se dépouiller de son moi pour trouver son je : ce travail de purification, de dénudement, ne touche pas le moi social, mais la vie intime en tant qu’elle est conçue sous l’angle de l’être7. De surcroît, Bousquet met en œuvre une poétique de l’événement qui trouble la démarche historique et sa conception de l’événement :

Je ne sais par l’effet de quel besoin l’homme raconte ou écrit des histoires. Son esprit lui inspire de rendre aux faits le mouvement qu’ils ont perdu. Et c’est son erreur de les ranimer avec de la pensée au lieu de leur rendre à eux-mêmes leur souffle.

[Le sens ordinaire] n’est pas le bon : il ne fait qu’anatomiser l’événement et l’expliquer, analyser sa façon de se produire. […] Or tout événement doit parler au cœur en même temps qu’à la pensée8.

L’essentiel ne se trouve donc pas dans les faits, qui relèvent de la contingence, de « l’accident », mais dans le devenir philosophique et moral, spirituel et poétique de l’événement, ou, pour suivre Deleuze, dans le processus de « contre-effectuation » qu’opère Bousquet9. La blessure est aussi une gnose ; elle engage le poète à la double vision, à vivre et voir les choses par leur envers.

Prenons l’exemple des bottes rouges, dont Bousquet se chausse au front au mépris du règlement militaire. L’interprétation psychologisante et superstitieuse considère ces bottes comme un talisman ou comme la manifestation de la vanité de leur propriétaire. L’interprétation « romantique » en fait l’expression d’un panache chevaleresque, une manière d’épithète homérique qui construit le personnage du guerrier. Tout cela est juste, mais une version tardive, intime, du même épisode invite à une autre lecture :

Toute mon adolescence et ma courte jeunesse, j’ai accordé une grande attention à mes souliers. Bizarre attachement qui préfigurait peut-être la longue mélancolie de vivre nu-pieds. Peut-être le goût fétichiste que mon existence expie et ne suffit même pas à expier entièrement puisque je rêve d’eaux claires où purifier mes pieds nus.

Mais ne s’agit-il pas de mes souliers, un peu plus que de moi-même ? Savent-ils moins bien que moi l’événement qu’ils contiennent et dont je ne suis resté tributaire que par hasard ?

[…] Je ne montais cependant jamais en ligne que botté ; et n’ai pas compris la raison qui me déterminait. Les faits sont impénétrables. Ils sont le secret de notre vie, mais pas notre secret : ils se cachent derrière l’objet qu’ils emploient pour nous fasciner.

Des bottes de cuir rouge ont disposé de mon sort. Je croyais ne me chausser que par un souci d’élégance. Or, je ne les regardais même pas. Étendu après le choc, dans la toile de tente où l’on m’emportait, je croyais les voir pour la première fois : elles paraissaient bourrées de coton, gonflées de vent, entrées déjà dans une vie où je ne les suivrais point. […]

Des bottes, un maillot de bain, une pierre couleur d’œil perfide. Sait-on jamais avec quelle partie de notre corps nous voyons ces choses, à travers quelle obscure raison de notre histoire ?

Le rêve est plus réel que la vie éveillée parce que l’objet n’y est plus jamais négligeable : le revolver, l’aiguille et la pendule y résument des événements qui, sans eux, ne seraient pas. L’événement et l’objet y sont rigoureusement interchangeables, […] frisson de l’homme entré par le biais de rapports fictifs dans la plus exacte et la plus nécessaire de ses fonctions10.

Dans un esprit positiviste, on pourrait conclure que le recul fait évoluer l’introspection, que l’analyse progresse au fil du temps vers une conclusion éclairante. Cela est sans doute vrai. Ce qui s’impose toutefois avant tout, peu à peu, c’est le travail continuel d’introspection et d’écriture. C’est le continuum qui compte, non le résultat, de même qu’importe le continuum de la réalité et de la vérité du rêve. Blanchot affirme encore : « Il ne faut pas regarder les mots comme les fragments d’une explication, mais la clé d’un chemin où l’explication n’a plus de sens11. »

Ce que dit le poète

Je ne cherche pas à opposer l’analyse historique et la lecture littéraire en montrant que la première est lacunaire, hétérogène, voire déformante, et la seconde plus pertinente, en un mot, plus « vraie ». J’essaie de trouver ce qui, dans la lecture littéraire, peut enrichir l’analyse historique en apportant des nuances, des subtilités, des incertitudes fécondes et signifiantes, bref, ce que la littérature peut offrir à l’histoire quand elle est autre chose qu’une simple source. Je cherche surtout à savoir si, malgré les divergences épistémologiques et méthodologiques, il existerait des carrefours où se nouent les deux points de vue.

Je pars du principe que la poésie consiste à réduire l’écart entre les sensations et les représentations. Je m’y autorise non seulement parce que les pensées d’Yves Bonnefoy et de Jérôme Thélot12 m’en convainquent, mais aussi parce que la démarche est au cœur même de l’ambition de Bousquet, qui cherche à identifier le logos et la psyché13 : « Trouver une poésie qui rapproche la parole de l’impression. Incorporer le parlé à la sensation », est-il écrit dans Papillon de neige14. Il ne s’agit pas d’incorporer la sensation au parlé comme on le conçoit habituellement, mais bien de l’inverse. Dès lors, la phrase dit quelque chose et le mouvement de la phrase donne la sensation de la présence15. Pour reprendre la pensée de Deleuze et de Guattari, on pourrait dire que le texte « incarne » l’événement de la souffrance toujours renouvelée à travers des « sensations persistantes16 ».

Comment se manifeste cette physique de l’écriture ? Voici trois versions de l’extraction du champ de bataille. La première est le témoignage au présent d’un camarade de Bousquet :

[U]ne seconde patrouille se lève à trente mètres. Le lieutenant Bousquet me fait signe de tirer dessus. Hélas ! au même instant il me tombe dans les jambes en disant : « Je vais mourir ici, j’ai accompli mon devoir. » […] Immédiatement, je déroule ma toile de tente […] nous le relevons, l’enveloppons tant bien que mal dans cette toile et nous disons : « Nous serons sans doute tués, mais il ne restera pas entre leurs mains. »

Le lieutenant Bousquet respire encore, il faut absolument faire très vite. Malgré sa terrible blessure, nous sommes obligés de le secouer et ainsi d’augmenter ses souffrances. Notre marche est rendue souvent très pénible, les obus éclatent autour de nous, mais nous continuons. Il y va de la vie de notre chef17 […].

La deuxième version, de l’écrivain cette fois, marque une dissociation du je, qui se voit regardant :

J’ai été emmené malgré moi, complètement inerte déjà. Car le choc avait immédiatement paralysé mes jambes. Je vois encore le regard que je tournais vers mes jambes soudain désarticulées et que je ne reconnaissais plus avec ces bottes rouge sombre qui semblaient compléter la toilette d’un mort18.

La troisième version retrouve le regard initial pour dépasser la dissociation du corps et de l’esprit :

Au péril de leur vie des hommes m’arrachaient au champ de bataille. Tenant chacun un coin de la toile de tente où j’étais étendu, ils utilisaient avec présence d’esprit les accidents de terrain, s’entendaient d’un regard pour se glisser avec leur fardeau sous les abris de feuillage et n’en mettaient pas moins tous leurs soins à m’éviter les chocs d’un transport sous le feu. Je regardais mes bottes sans y reconnaître la vie. Mon corps était avec moi, comme un chien mort. Un souvenir, une sensation ne suffisaient plus à y véhiculer la vie, la voix d’un camarade n’y était plus qu’une voix ; un pas n’y était plus qu’un bruit de pas, dans une autre nuit où la nuit me donnait accès s’était formé un silence pour accueillir le mien et se confondre avec lui19.

Le rythme de la dernière phrase, qui n’est autre que celui de la conscience poétique, instaure une temporalité asynchrone qui désoriente la chronologie et la chaîne ordinaire des causes et des effets. Ici, ce n’est pas la pensée qui se développe dans le temps, mais le temps qui se développe dans la pensée20, ou plutôt qui se replie pour être pur présent. Cette phrase opère, au sein même de la dissociation, un retournement : en n’étant plus qu’une voix, qu’un bruit, la voix et le bruit sont les choses mêmes, sans médiation. En progressant, la phrase passe de la nuit obscure du malheur à une « autre nuit », celle des sens et des sentiments dont parle Jean de la Croix, celle de la vie intérieure, et fait passer cette nuit au jour, comme le dit Jérôme Thélot, non pas au grand jour de l’histoire, mais « dans la nuit de la vie intérieure, dans la nuit de l’intériorité où la résistance individuelle s’est faite indifférente au jour des apparences21 » ; d’où cette sensation, chez le lecteur, de clair-obscur, ou plutôt de « contre-jour », irradié par l’immobilité du blessé, un contre-jour « qui change les valeurs et grossit les plans, la clarté de la tombe se donnant pour une aube d’outre-tombe22 ». C’est une lumière qui dévoile, au lieu d’éclairer.

Bousquet nous invite ainsi à partager sa propre conversion du regard. Aux dires de Simone Weil, cette conversion, d’ailleurs, est encore à venir : « Vous, une fois hors de l’œuf, vous connaîtrez la réalité, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l’irréalité même23. » L’expérience martiale et poétique de Joë Bousquet et l’expérience philosophique et mystique de Simone Weil leur permettent de « découvrir que les choses et les êtres existent24 », non pas sous leur forme ordinaire, dont le caractère onirique dénonce « le peu de réalité », mais dans le mystère même de leur existence.

Telle est la quête de la parole et de l’écriture : les choses mêmes. On est loin, on le voit, de l’objet historique. L’enjeu inverse aussi la problématique commune aux témoins et aux commentateurs, celle du silence et de l’indicible. Il s’est en effet fixé dès la guerre une sorte de théologie négative, encouragée par la convergence des expériences et les analyses postérieures de Walter Benjamin, qui écrit dans « Le Narrateur » : « Ne s’est-on pas aperçu à l’armistice que les gens revenaient muets du front ? non pas enrichis mais appauvris en expérience communicable25 ? ». Depuis lors, on postule à l’origine de tout texte sur la guerre l’impossibilité de parler, de raconter. Bousquet ne le voit pas ainsi. Le silence, la nudité, l’indicible et l’ineffable sont les points d’arrivée et non de départ : le poète n’entend pas les surmonter, ni même les exprimer, mais les faire entendre, les rendre présents : « contrécrire », comme il est dit dans Traduit du silence, « dégager toujours, sous la forme d’une vérité très simple, ce qui va consacrer l’inutilité du plus grand nombre de paroles26. »

Néanmoins, je vois que je m’arrête à l’orée du problème. Pour concilier la poésie et l’histoire sous l’angle qui est le mien, il me faut de nouvelles médiations : celle de Deleuze, de la phénoménologie, de la philosophie. Bousquet m’apprend que le dialogue de l’histoire et de la littérature ne peut rester duel, mais doit s’ouvrir. Il me faudra donc partir de questions transversales, communes à l’historiographie, à l’analyse littéraire, à la philosophie et à l’œuvre elle-même, en l’occurrence, celles de l’événement, de la temporalité et de la fabulation27.

Une tendance historiographique récente tend à penser la vérité historique à partir de la fiction, contre elle ou avec elle28. Or on voit bien que la tentative s’inscrit dans le même cercle herméneutique. L’exemple de Bousquet nous invite à aller plus loin, à nourrir l’analyse historique et littéraire des concepts de perception et de sensation, comme on le fait déjà avec les émotions29, à l’enrichir aussi d’un questionnement éthique et spirituel, voire métaphysique. C’est peut-être paradoxal, car, ce faisant, nous sortons à nouveau de l’histoire entendue comme discipline pour la retrouver dans son acception philosophique, puisque la guerre nous pose inlassablement les mêmes questions fondamentales : celles de la finitude, de l’existence du mal et du malheur humain.

Bibliography

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Notes

1 La poésie étant l’activité souveraine par excellence, selon Bousquet, sous quelque forme qu’elle s’exprime, je suspends la question des frontières génériques et sors du cadre strict du genre poétique, pour interroger l’ensemble des textes ayant trait à la guerre et à la blessure. Return to text

2 Simone Weil et Joë Bousquet, Naissance mutuelle, Paris, La Dame d’onze heures, coll. « Calice », 2010, p. 53. Return to text

3 Joë Bousquet, Lettres à Marthe : 1919-1937, Paris, Gallimard, 1978. Return to text

4 Jérôme Thélot, Le Travail vivant de la poésie, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2013, p. 20. Return to text

5 Maurice Blanchot, Joë Bousquet par M. Blanchot, suivi d’Un essai de J. Bousquet sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 16. Le texte de Blanchot a paru dans Le Journal des débats en 1941, à la suite de la parution de Traduit du silence ; il a été repris dans Faux Pas en 1948. Le texte de Bousquet a été publié dans Confluences en 1943, à l’occasion de la publication d’Aminadab. Dans la présente citation, c’est Blanchot qui souligne. Return to text

6 Joë Bousquet, Traduit du silence, Paris, Gallimard, 1941, p. 11. Return to text

7 Joë Bousquet, Lettres à Poisson d’or, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1988, p. 41. Return to text

8 Joë Bousquet, Traduit du silence, op. cit., p. 101. Return to text

9 Gilles Deleuze, « 21e série : de l’événement », in Logique du sens, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 174-179. Return to text

10 Joë Bousquet, La Neige d’un autre âge, Paris, Le Cercle du livre, 1952, p. 22. C’est Bousquet qui souligne. Return to text

11 Maurice Blanchot, op. cit., p. 24. Return to text

12 Voir notamment Jérôme Thélot, Le Travail vivant de la poésie, op. cit. et Yves Bonnefoy, Breton à l’avant de soi, Tours et Paris, Farago et Léo Scheer, 2001. Return to text

13 Joë Bousquet, Lettre du 1er novembre 1934, in Lettres à Jean Cassou, Mortemart, Rougerie, 1970, p. 107. Return to text

14 Joë Bousquet, Papillon de neige. Journal 1939-1942, Lagrasse, Verdier, 1980, p. 24. Return to text

15 Joë Bousquet, Traduit du silence, op. cit., p. 80. Return to text

16 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 2005, p. 177. Return to text

17 Témoignage du 2e classe Alfred Ponsinet, publié dans L’Indépendant du 11 novembre 1965, cité dans René Nelli, Joë Bousquet. Sa vie et son œuvre, Paris, Albin Michel, 1975, p. 227-229. Return to text

18 Joë Bousquet, Lettre du 3 mai 1936, in Lettres à Carlo Suarès, Mortemart, Rougerie, 1973, p. 157. C’est Bousquet qui souligne. Return to text

19 Joë Bousquet, Le Meneur de lune, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2005 [1946], p. 14. Return to text

20 Joë Bousquet, Traduit du silence, op. cit., p. 208. Return to text

21 Jérôme Thélot, Le Travail vivant de la poésie, op. cit., p. 25. Return to text

22 Joë Bousquet, Lettre du 30 août 1930, in Lettres à Jean Cassou, op. cit., p. 38. Return to text

23 Simone Weil, Lettre à Joë Bousquet du 12 mai 1942, in Simone Weil et Joë Bousquet, Naissance mutuelle, op. cit., p. 52. Return to text

24 Simone Weil, Lettre à Joë Bousquet du 13 avril 1942, ibid., p. 36. Return to text

25 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » [1952], in Écrits français, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1991, p. 265. Ce texte, souvent mésinterprété, est l’objet d’une analyse lumineuse dans le chapitre V de Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, p. 99-113. Return to text

26 Joë Bousquet, Traduit du silence, op. cit., p. 32-33. Return to text

27 « La mort est le diamant des vertiges… Et tout ce que l’on se prépare à énoncer, maintenant, tend à se vivre dans des fables. » Joë Bousquet, Il ne fait pas assez noir, in Œuvre romanesque complète, t. 1, Paris, Albin Michel, 1979, p. 141. Pour la fabulation, voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 171 et suivantes. Return to text

28 Par exemple, Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2014. Return to text

29 Le cadre heuristique de l’émotion sert de plus en plus aux analyses transversales en littérature, histoire et philosophie. Return to text

References

Electronic reference

Laurence Campa, « Au contre-jour de l’histoire : Joë Bousquet », Nouveaux cahiers de Marge [Online], 5 | 2022, Online since 11 octobre 2022, connection on 27 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=456

Author

Laurence Campa

Professeur de littérature française, Centre des sciences des littératures en langue française (CSLF), université Paris Nanterre ; 200, avenue de la République, 92000 Nanterre.
Les travaux de Laurence Campa portent essentiellement sur les interactions entre littérature et histoire au XXe siècle, en particulier sur l’écriture des guerres (Poètes de la Grande Guerre, expérience combattante et activité poétique, Classiques Garnier, 2012/2020). Membre du Centre international de recherches de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, elle codirige, à l’EHESS avec Stéphane Audoin-Rouzeau, le séminaire Écrire la Grande Guerre et, à l’université Paris Nanterre avec Mathilde Bernard, le programme de recherches Polemos, écrire les guerres du Moyen Âge à nos jours. Ses travaux portent aussi sur les relations de la littérature aux arts plastiques et, plus globalement, sur la poésie dans la première moitié du XXe siècle (Guillaume Apollinaire, Gallimard, « NRF biographies », 2013).

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