Philosophe, essayiste et romancière italienne basée à Paris, Michela Marzano écrit en italien et en français. Si sa carrière universitaire en tant que spécialiste de bioéthique et des philosophies du corps se déroule en France1, son engagement politique s’inscrit dans son pays d’origine, où elle a été députée du Parti démocrate de 2013 à 2018.
Entre son arrivée à Paris en 1998 et 2010, elle écrit principalement en français des ouvrages de philosophie. Les traductions en italien, lorsqu’elles sont réalisées, sont confiées à des traducteurs professionnels2. C’est aux alentours de 2010 qu’elle commence à écrire en italien, d’abord en tenant une rubrique dans le quotidien La Repubblica, puis avec la publication de l’essai Sii bella e stai zitta (2010) et du récit autobiographique Volevo essere una farfalla (2011), portant sur son expérience de l’anorexie. Ce dernier texte retentissant est paru en France dans une traduction allographe3, tout comme son premier roman L’amore che mi resta (2017), publié chez Grasset dans une traduction de Lise Caillat avec la mention « revu et adapté par l’auteur »4.
La plupart de ses ouvrages philosophiques ont continué à paraître en italien dans une traduction allographe.
Au cours des dernières années, cependant, un certain nombre de textes de Marzano ont été publiés dans les deux langues, sans mention d’autotraduction. L’amore è tutto: è tutto ciò che so dell’amore/Tout ce que je sais de l’amour, à mi-chemin entre autobiographie et réflexion philosophique, en est un exemple5. Autrement dit, le pacte autotraductif6 étant absent, chaque version du texte se comporte dans le champ philosophique et intellectuel comme un original7.
Pourquoi ce choix, assez tardif, d’une autotraduction non déclarée ? Y a-t-il des différences entre la version italienne et la version française d’un même texte ? Enfin, qu’est-ce que l’autotraduction permet à l’autrice de gagner par rapport au recours à des traducteurs professionnels ?
Pour répondre à ces questions, je me focaliserai sur un texte où ces enjeux sont particulièrement visibles, en raison de son ancrage dans l’actualité aux moments de sa double publication. Il s’agit d’un essai contribuant au débat sur le genre (gender), paru sous des titres presque identiques en Italie et en France : Papà, mamma e gender (2015) et Papa, maman, le genre et moi (2017)8, sans mention d’autotraduction. Dans cet essai qui se veut accessible au grand public, Marzano essaie d’éclairer les concepts fondamentaux des études de genre, en se confrontant – c’est là son apport le plus original – à des lectures et interprétations des adversaires de l’« idéologie du genre » qui, circulant surtout sur internet, influencent jusqu’aux responsables religieux et politiques. L’engagement de l’essayiste émerge principalement à travers une défense des droits des homosexuels et des familles homoparentales, défense qu’elle relie directement à son expérience personnelle9.
J’examinerai d’abord le changement de contexte de publication et les différences dans le paratexte des deux ouvrages (notamment la quatrième de couverture et la préface) ; je montrerai ensuite dans quelle mesure le texte lui-même change d’une version à l’autre ; j’avancerai enfin quelques hypothèses sur l’identité énonciative de l’essayiste autotraductrice, ainsi que sur son positionnement dans les deux champs intellectuels dans lesquels elle se situe.
S’il est évident que la double appartenance de l’autrice lui permet de s’adresser avec pertinence à deux publics nationaux, la présence d’une perspective transnationale de la réflexion reste à interroger.
Contexte de publication et paratexte
Alors qu’il n’y a pas de forte distance dans le choix des éditeurs – UTET en Italie et Albin Michel en France étant tous les deux des éditeurs historiques, à caractère généraliste, qui ne méprisent pas les débats sur l’actualité –, une première différence entre Papà, mamma e gender et Papa, maman, le genre et moi apparaît dans le paratexte.
La quatrième de couverture italienne présente trois questions directes au lecteur : « Uomini e donne si nasce o si diventa? È giusto che nelle scuole si parli di sesso, identità di genere e orientamento sessuale? Esiste un’ideologia gender10 ? » Si la première question fait implicitement appel à la « théorie du genre » dont Marzano retrace la genèse dans l’essai (et qu’elle fait commencer, comme beaucoup d’autres, avec Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir), les deux autres questions évoquent le débat italien sur la question qui touche essentiellement au problème de l’enseignement du gender à l’école et de l’existence supposée d’une idéologie de celui-ci. C’est donc dans ce débat que le livre se situe immédiatement.
Le rabat de la quatrième de couverture présente en revanche un texte très long, qui mérite d’être reproduit en entier :
Le discriminazioni e la violenza contro le donne e le persone omosessuali e transessuali sono oggi, almeno a parole, unanimemente condannati in Italia. Una frattura profonda divide invece il Paese quando si discute dei mezzi per combattere questi mali. Al centro del durissimo dibattito c’è la cosiddetta “teoria del gender”. Da un lato, i sostenitori sentono tutta l’ingiustizia di una società in cui una persona può ancora essere considerata inferiore a causa del proprio diverso orientamento sessuale, del proprio sesso, della propria identità di genere. Dall’altro, gli oppositori vedono nella teoria una pericolosa deriva morale, il tentativo di scardinare i valori fondamentali del vivere umano. È una questione sulla quale esiste, come diceva il cardinale Martini, un “conflitto di interpretazioni” perché ha a che fare con “le caverne oscure, i labirinti impenetrabili” che ci sono dentro ognuno di noi. Sulla questione, Michela Marzano spiega al lettore la genesi e le implicazioni dell’idea di gender e, senza mai rinnegare le sue radici cattoliche, decostruisce le letture che ne danno oggi molte associazioni religiose. Soprattutto non esita mai a mettersi in gioco direttamente, raccontando se stessa e identificandosi nell’esperienza di chi ha vissuto da vittima innocente il dramma dell’esclusione11.
Ce texte inscrit l’essai, encore plus nettement que les questions de la quatrième de couverture, dans le débat national sur ce qu’on appelle la « théorie du genre », débat tout de suite décrit comme profondément clivé. Le cardinal Carlo Maria Martini (1927-2012), connu pour ses positions progressistes qui en ont fait l’idole des catholiques de gauche en Italie, est évoqué ici plutôt comme une figure tutélaire que pour son apport au débat : en effet, comme le lecteur va le découvrir, il s’agit de l’un des points de référence de la réflexion de Marzano12. La fin du texte insiste sur la contribution de l’essai à un débat interne à la religion catholique et sur la dimension personnelle de la réflexion de Marzano.
L’autre rabat contient une photo et une biographie de l’autrice fortement centrée sur sa carrière italienne (études, doctorat, publications), mais qui mentionne tout de même qu’elle est professeure de philosophie à l’Université Paris Descartes.
Le paratexte français présente des enjeux assez différents. Le bandeau du livre – « Pour en finir avec les discours d’Onfray, Finkielkraut, Zemmour, etc… » – situe l’essai dans un débat on ne peut plus français, avec un positionnement bien précis. Voici le texte de la quatrième de couverture :
La question du « genre » embrase et divise depuis quelques années la société française. D’un côté, ceux qui voient dans cette question une idéologie visant à détruire les fondements de la famille et donc de la société. De l’autre, ceux qui font de la lutte contre les discriminations une priorité absolue. Mais si le sujet cristallise toutes les passions, de quoi parle-t-on réellement ?
La philosophe Michela Marzano décrypte la question en dénonçant les nombreuses confusions des militants et des intellectuels entre : différence des sexes, identité de genre, orientation sexuelle, pratiques sexuelles. Elle rétablit, avec une intelligence fine et lucide, la vérité sur un enjeu de société.
Par rapport au rabat italien, on remarque trois différences importantes : d’abord, cette quatrième de couverture situe l’essai dans le débat national d’un « enjeu de société », la nation en question étant ici évidemment la France ; deuxièmement, on observe la disparition de la référence catholique ; enfin, à partir du prédicatif « la philosophe » devant le nom de l’autrice, la question du genre est placée directement dans le débat philosophique, avec une insistance sur la dimension de décryptage et d’analyse conduite avec les instruments théoriques et moins, voire pas du tout, sur la dimension personnelle de l’essai.
Cette variation dans le paratexte en dit peut-être plus sur les différences dans l’édition d’essais dans les deux pays que sur l’autrice elle-même ; néanmoins, on peut déjà observer l’absence totale d’une perspective transnationale de la réflexion : à travers ces deux discours d’escorte, Marzano adresse son essai à deux publics nationaux ignorant tout l’un de l’autre.
Cette conclusion est confirmée à la lecture de la « Premessa » et de la « Préface », très différentes dans les deux versions. La « Premessa » italienne s’ouvre sur une référence au contexte immédiat de la parution de l’essai : la deuxième édition du Family day, une manifestation qui, née en 2007 comme forme de protestation contre un projet de loi visant à reconnaître juridiquement les couples homosexuels, suscite désormais (en 2015, année de parution du livre) les inquiétudes de nombreux parents d’élèves face à la possibilité que la supposée « idéologie du gender » soit enseignée à leurs enfants.
Cette prémisse est très courte et elle énonce clairement l’objectif du livre : démonter les interprétations fantaisistes du gender ; « nommer » correctement les choses ; comprendre (et combattre) l’hostilité à l’égard des études de genre. L’autrice conclut en se référant à la pensée de la fêlure (« la crepa ») qui anime l’ensemble de sa réflexion philosophique (version italienne [VI], p. 16), pensée de la complexité et de l’imperfection.
L’essayiste prend parti dans le débat national, virulent, sur la question : « Per mesi, non ho realizzato che si stava pian piano creando una frattura profondissima nel nostro Paese13 », écrit-elle notamment (VI, p. 13), pour ajouter, un peu plus loin : « Non si tratta, in realtà, di un problema solo italiano. In Francia ad esempio – dove nel 2012 è nato il movimento della Manif Pour Tous – circolano libri e pamphlet inutilmente polemici contro il gender14 » (VI, p. 14). C’est la seule comparaison explicite avec la France dans la version italienne de l’essai ; l’autrice n’affirme par ailleurs jamais que c’est le pays où elle vit15. Seuls le lieu et la date à la fin de ce texte d’ouverture (« Parigi, agosto 2015 », VI, p. 17) évoquent le fait qu’elle écrit en France.
La « Préface » de l’édition française est spéculaire : elle s’ouvre sur une référence à l’actualité politique et sociale des questions de genre, cette fois dans une perspective française : « Juillet 2017 : la question du “genre” recommence à hanter la société française » (version française [VF], p. 11). Le livre étant publié à la rentrée 2017, la préface resitue l’œuvre dans son contexte immédiat, celui du débat sur la PMA, à laquelle le Comité consultatif national d’éthique venait de donner un avis favorable.
La généalogie de l’inquiétude française pour le « genre » est ensuite retracée, à partir de 2011 et surtout de 2012 (le mouvement de La Manif pour tous). Après avoir rappelé, ici aussi, le clivage du débat national sur la question, l’autrice énonce le projet du livre qui est de déconstruire le discours pseudosavant sur le genre, qui se diffuse surtout par des textes et des vidéos circulant sur internet, et de donner des définitions claires et accessibles des concepts clés des études de genre.
Il y a, dans la première partie de cette préface, deux références à l’Italie : « Ces inquiétudes [sur le genre] ne sont pas limitées à l’Hexagone, et on retrouve des arguments quasi similaires en Italie, par exemple, où je vis une partie de l’année » (VF, p. 13) ; et un peu plus loin :
Ce mouvement [« La Manif pour tous » de 2012] fera des émules en Europe, en particulier en Italie où l’opposition au ‘genre’ se radicalise autour du projet de loi sur les unions civiles des personnes du même sexe, en 2015-2016. L’Italie, pays du Vatican, va devenir avec la France l’un des principaux pôles de résistance et un abcès de fixation sur cette question (VF, p. 13).
Ces références laconiques à l’Italie16 se font sous l’angle de la similarité des arguments et de la continuité entre les mouvements d’opposition au « genre », sans aucune mention des différences dans l’approche à la question dans les deux pays.
Dans la deuxième partie de l’introduction, absente de la « Premessa » italienne (VF, p. 20-31 ; comme on le verra, cette section constitue le chapitre 3), l’autrice se définit comme une philosophe catholique et pratiquante qui s’intéresse aux questions de l’homosexualité, des unions civiles et du mariage gay. Partant de l’hypothèse que les théories anti-genre ne sont qu’un écran de fumée devant l’homophobie de ceux qui les formulent (VF, p. 25), elle propose une défense des études de genre parce qu’elles fournissent les instruments pour dire qui l’on est et ce que l’on ressent (VF, p. 19-20), et elle entend la pensée de la sexualité comme une pensée de la fragilité et de l’imperfection humaine (VF, p. 30).
L’ancrage personnel, familial, de la réflexion est revendiqué : l’autrice fait mention de sa formation au sein d’une famille catholique traditionnelle, de ses problèmes d’anorexie et de l’homosexualité de son frère, mal acceptée dans la famille ; autant d’expériences qui ont influencé sa réflexion.
La préface se conclut avec une citation (qui donne le titre au chapitre 3 de la version italienne), traduite par l’autrice : « Et maintenant “venez, avancez donc, gens au nez courtaud”, comme dit la chanson de Guccini » (VF, p. 28). Cette référence au premier vers d’une chanson italienne, « Cirano » de Francesco Guccini (1996), privée de son contexte et sans note explicative, est certainement incompréhensible à la majeure partie des lecteurs français, malgré le fait que la chanson en question soit une réécriture d’une œuvre très populaire de la littérature française.
Si dans la « Premessa » italienne, la mention de Paris comme lieu d’écriture trahissait la double inscription de l’ouvrage, dans les contextes français et italien, la citation de Guccini est un signe isolé d’altérité, dans cette préface qui, par ailleurs, situe le texte dans un débat on ne peut plus national.
Adaptation du texte
Focalisons-nous maintenant sur l’ensemble de l’essai. À quel point l’autotraduction en français s’éloigne-t-elle de la version italienne ? Quelle est la part du travail de réécriture ? En quoi les deux textes s’adaptent-ils à deux publics différents ?
En confrontant les deux versions, on constate rapidement qu’on n’est pas face à une « simple » autotraduction de l’italien au français (priorité qu’on établirait, d’ailleurs, par la seule chronologie des publications). Les deux textes sont en effet assez différents : les opérations de réécriture y sont nombreuses. On observe des suppressions, des ajouts et, surtout, de nombreux déplacements de parties de textes d’une version à l’autre. Ce tableau présente synthétiquement les différences entre les deux essais :
Version italienne | Version française | ||||
Premessa Correspond à la première partie de la Préface | Préface Beaucoup plus longue. Elle englobe les considérations personnelles du Capitolo 3 | ||||
Capitolo 1. #nogender
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Chapitre 1. « De quoi le genre est-il le nom ? » Paragraphes de définitions, en grande partie repris du Capitolo 4 | ||||
Capitolo 2. Capire l’ideologia gender in meno di tre minuti Correspond exactement au Chapitre 2 | Chapitre 2. Comprendre l’idéologie du genre « en moins de trois minutes » ← |
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Capitolo 3. Venite pure avanti, voi con il naso corto Chapitre « personnel », englobé dans la préface avec quelques coupes | Chapitre 3. Qui suis-je ? Identité et orientation sexuelle Correspond grosso modo aux paragraphes 1 et 3 du Capitolo 1 | ||||
Capitolo 4. In principio era il gender
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Chapitre 4. Les querelles du genre Correspond aux paragraphes 4 et 5 du Capitolo 4 | ||||
Capitolo 5. La #buonascuola fa la differenza Correspond au Chapitre 5 | Chapitre 5. Le genre à l’école. Danger ? ← Le paragraphe « Mais qu’est-ce qu’une famille naturelle ? » reprend le paragraphe 2 du Capitolo 1 (« E le famiglie? ») |
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Epilogo Correspond exactement à l’Épilogue | Épilogue ← |
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Glossario Correspond exactement au Glossaire | Glossaire ← |
Il apparaît que le changement le plus important est celui que l’autrice (et ses éditeurs français) ont apporté à la disposition du texte. S’il n’y a pas beaucoup de différences ni dans le contenu ni dans le plan général (qui consiste toujours en cinq chapitres, avec une préface, un épilogue et un glossaire), l’agencement des contenus au sein des chapitres, et donc la progression de l’argumentation, changent sensiblement. On voit que seuls deux chapitres (le 2 et le 5), ainsi que l’épilogue, sont traduits sans grands changements ; le contenu de deux chapitres de la version italienne (le 1 et le 4) est démembré pour être placé à des positions différentes dans le texte français ; enfin le chapitre 3 italien, comme on l’a vu, est légèrement coupé17 et englobé dans la longue préface de la version française. Les suppressions et les ajouts sont relativement peu nombreux. Des digressions ou exemples sur l’Italie sont parfois supprimés et des « équivalents » français viennent les remplacer18. De nombreuses transitions, dérivant du déplacement de paragraphes ou chapitres entiers, sont des ajouts de la version française.
On peut dès lors se demander s’il s’agit encore du même texte, d’une version à l’autre. Il me semble que, si les deux textes sont assez différents au premier regard, il y a, en définitive, peu de création de nouveaux contenus, la très grande partie des interventions concernant, comme on l’a vu, le montage d’un même matériel textuel. On peut encore parler d’autotraduction, puisque l’essai demeure le même dans ses deux éditions différentes.
À quelle nécessité répondent les changements opérés ? On peut faire l’hypothèse que le chapitre 3 de la version italienne, au contenu fortement personnel, est placé dans la préface de la version française afin de placer le livre sous le signe de l’expérience directe de l’autrice. Pour le reste, en effet, la disposition du texte français semble se tenir plus près des conventions universitaires : notamment, le chapitre consacré aux définitions se trouve en première position, alors que le premier chapitre de la version italienne, dans lequel l’autrice s’attelait à démonter un spot publicitaire d’une association anti-gender, plaçait le texte dès le départ dans une démarche polémique et le ton était dans l’ensemble moins académique et plus personnel.
Un autre changement dans l’organisation du texte, concernant l’usage de la typographie, vient soutenir cette hypothèse. La version italienne contient des sections écrites dans une police différente du reste du texte, placées soit au sein du chapitre soit à la fin. Ces insertions ont souvent un ton plus « intime » et contiennent des digressions, des approfondissements ou des exemples tirés de la vie de l’autrice. Dans la version française, ce dispositif typographique est abandonné et les pages mises en exergue par l’usage de la police sont parfois supprimées, mais le plus souvent intégrées à l’argumentation en tant qu’exemples, parfois transformées en sous-chapitres à part entière.
Identité énonciative
Il convient désormais de s’interroger sur l’identité énonciative de l’autrice au sein de ses deux pays d’appartenance. Nous avons vu que Michela Marzano prend position en Italie et en France de manière indépendante, en s’adressant de façon distincte à chacun de ses deux publics potentiels et en ayant le souci de se situer à chaque fois dans un débat national, sans jamais prendre en compte la possibilité d’un débat transnational sur la question.
Il faut observer que dans l’échiquier politique des deux pays le livre ne peut pas occuper la même position. En effet, si en France la question du genre inquiète essentiellement la droite, en Italie ce qu’on appelle le gender préoccupe aussi le centre gauche qui gouverne le pays au moment où Marzano écrit, et qui comprend également une composante catholique modérée. C’est pourquoi bien que l’identité catholique de l’essayiste soit revendiquée dans les deux versions du texte, dans la version italienne les références à des penseurs catholiques (in primis le cardinal Martini) et les citations qui s’y rapportent, ainsi que les digressions personnelles où l’autrice évoque son catholicisme, sont plus nombreuses. Le public de centre gauche, animé par ses différentes composantes, et notamment par celle catholique, me semble le véritable destinataire de la version italienne de l’essai. Aussi, dans ce texte, la dimension d’intervention politique me semble plus marquée.
Nous avons vu aussi que la version française correspondait plus – tout en restant un ouvrage grand public avec une empreinte personnelle qui s’exprime surtout dans la préface – aux exigences argumentatives de l’écriture universitaire, alors que la version italienne, plus « désordonnée », plus libre en quelque sorte, pouvait rester l’œuvre d’une écrivaine prenant position dans les débats politiques et sociaux de son pays ; cette différence s’observe aussi au niveau de l’éthos discursif, plus académique dans le texte français, plus engagé et subjectif dans la version italienne19.
De ce point de vue, le texte semble confirmer le partage, construit au fil des années, qui fait que l’autrice s’adresse au public italien plutôt en tant qu’écrivaine20 et au public français en tant que philosophe. Cependant, c’est précisément à travers des textes ni philosophiques ni romanesques (tel que celui-ci, mais aussi, dans un autre registre, L’amore è tutto: è tutto ciò che so dell’amore, entre récit autobiographique et réflexion philosophique) que Marzano brouille cette distinction entre ses deux identités énonciatives pour s’adresser à chacun de ses publics sans passer par la médiation de la traduction. L’autotraduction dessert ainsi le projet de devenir une autrice (écrivaine et philosophe) bilingue. J’entends ici, avec Rainier Grutman, le bilinguisme littéraire comme une « communication dédoublée » qui « permet de communiquer avec les lecteurs de deux communautés linguistiques et, le cas échéant, de fonctionner à l’intérieur de deux systèmes littéraires, voire d’être reconnu comme un auteur à part entière dans deux littératures distinctes21. »
L’« opacité » de l’opération d’autotraduction22 ne contribue pas, dans ce cas, à l’assimilation d’une autrice périphérique dans un centre, dans la mesure où on ne peut pas parler de centre et de périphérie pour les champs littéraires italien et français ; elle permet en revanche à Marzano de « fonctionner » dans deux « centres », dans deux contextes non hiérarchisés, en adaptant du mieux possible le texte à ses deux publics.
Les limites de cette opération résident dans le manque d’une perspective transnationale, ou binationale : les deux pays – leurs lois en matière de genre, leurs traditions intellectuelles, leurs mouvements anti-genre… – ne sont jamais soumis à une comparaison qui pourrait se révéler fructueuse23. Au contraire, les différences, aussitôt évoquées, sont minimisées, comme dans cet extrait évidemment absent de la version italienne :
On pourrait croire que ce genre de pratiques et de propos [homophobes de la part d’enseignants et éducateurs] ne seraient propres qu’à l’Italie où le poids de l’Église catholique est encore très fort, et qu’ils seraient aujourd’hui impossibles en France, État laïc. Mais, à partir du moment où des associations de parents d’élèves s’insurgent contre le fait qu’on puisse enseigner à leurs enfants l’équivalence entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, n’est-ce pas la démonstration du fait que certains continuent en France aussi à penser que l’homosexualité est une déviance (VF, p. 91) ?
En conclusion, l’œuvre de Marzano poursuit, pour l’instant, un double chemin dans les deux pays de l’autrice, chemin où l’autotraduction joue, dans les dernières années, un rôle de plus en plus important en direction de la constitution d’une œuvre bilingue.
Dans le cas d’un ouvrage s’insérant dans le débat intellectuel et d’actualité, tel que Papà, mamma e gender / Papa, maman, le genre et moi, on aurait pu s’attendre à l’instauration d’un dialogue entre les deux pays. Néanmoins, malgré les ajustements mis en place, l’autrice choisit de s’adresser simultanément à deux publics sans mettre en place une perspective transnationale ; Marzano aboutit ainsi à créer deux œuvres jumelles pour deux publics qui ignorent tout l’un de l’autre.