La neige est-elle (auto)traduisible ? ou le livre infini

À propos d’une expérience d’autotraduction

DOI : 10.35562/marge.617

Texte

« […] ce n’est pas un crime de savoir plusieurs langues, c’est plutôt un malheur », écrit Jean Paulhan1. Le multilinguisme mettrait en lumière « la misère de l’homme » en détruisant l’illusion que « les mots par quelque mystère nous révèlent la nature des choses ». Ces phrases, écrites dans l’immédiat après-guerre, paraissent anachroniques au lecteur d’aujourd’hui, pour lequel le multilinguisme est un instrument puissant d’intégration dans un monde globalisé. Elles nous disent pourtant quelque chose d’essentiel sur l’expérience de traduction, et plus encore sur celle d’autotraduction, à savoir, précisément, qu’elles préviennent contre la recherche de cette prétendue « nature » ou « essence » des choses. Sans être associée nécessairement au malheur (même si le bilingue incarne encore, pour certains, une figure de la perte, perçu comme un sans-patrie à l’identité indéfinie) et parfois, vécue comme jubilatoire, l’autotraduction procède à la dé-ontologisation, à la relativisation du sensible ou, pour le dire autrement, elle est une expérience sensible de l’arbitraire du signe. Le divorce du couple mot-chose est alors définitivement consommé.

L’autotraduction peut être motivée par toutes sortes de situations, je parlerai ici de celle que je connais, à savoir l’écriture dans une langue autre que maternelle, en l’occurrence le français. L’autotraduction vers la langue natale, ici le russe, peut alors être pensée en termes de « rétrotraduction », ou de « retour-amont »2 si l’on imagine que le texte de « départ », en français, est une traduction d’un texte russe imaginaire, existant dans un monde possible où l’auteur n’aurait pas quitté sa langue. Bien sûr, le simple bon sens invalide aussitôt cette hypothèse : c’est la langue, avec tout son ballast existentiel, qui crée l’écrivain. Disons que l’autotraduction est ici un théâtre du va-et-vient – retour par la langue vers l’autre soi, retour vers l’autre de l’autre, retour en boucle.

Tout est parti d’une série de photographies de Thierry Cardon, des paysages de neige. Vingt-quatre carrés blancs sur blanc. Enfin, pas tout à fait, puisque la blancheur a besoin de toutes les gammes de gris et jusqu’au noir, se déclinant en courbes, rondeurs, lignes brisées. Dans un premier temps, si l’idée de traduction m’est venue lorsqu’il m’a sollicitée pour accompagner ses images d’un texte, c’était par opposition à celle d’illustration : il s’agissait de chercher l’équivalent verbal du langage visuel. La blancheur pouvait se lire comme une langue de la modernité, avec la référence à Malevitch. Elle m’évoquait aussi la page blanche si importante dans l’œuvre de Chalamov, cette page de neige sur laquelle le témoin laisse une trace, à la fois matérielle – l’empreinte du corps du détenu qui s’enfonce dedans – et immatérielle, capture d’un état humain inédit, entre la vie et la mort. Elle était, enfin, un décor de mon enfance, puisque j’ai vécu mes seize premières années à Moscou.

La neige des photographies était une neige française : la montagne cerdane, un paysage qui m’est familier aussi. Mais la neige, lorsqu’on la fixe de près, n’a pas de visage national3, elle est de partout, elle parle en langues. C’est probablement pour cela que l’éditeur du livre a proposé de l’intituler Langue de neige4 et qu’il a souhaité rendre visible cette universalité en me demandant de traduire mon texte, déjà écrit alors, vers le russe. Cette traduction n’était pas a priori destinée au lecteur bilingue : elle devait être avant tout, pour un non russophone, l’image visible (graphique) de ce qui, dans ces « carrés blancs sur blanc », résiste à la compréhension, l’expérience d’une surface à laquelle se heurter, d’une limite du regard ; d’une carence de sens et de l’invention de sens nouveaux à partir de menus détails tels qu’une branche cassée, une trace d’animal, une herbe sèche qui dépasse. La traduction russe était vouée à matérialiser l’invisible qui pointe derrière l’image.

Pour moi, en revanche, il s’agissait d’un écrit « réversible », sorte de palindrome qui permet la lecture dans les deux sens non d’un mot, mais d’un texte entier. Autrement dit, chacun des deux textes, russe et français, est l’original et chacun est la traduction de l’autre. Ce qui met à mal l’idée d’un original existant en amont de l’acte de traduction, d’un mouvement à sens unique induit par les notions de « langue de départ » et de « langue d’arrivée ». Ce qui est original (originel) ici, ce n’est pas le texte, mais le geste qui préside à son écriture : en ce sens, le geste d’autotraduction peut être vécu comme post-moderne par excellence, car en dépit d’une apparente symétrie des deux textes, il introduit au contraire un mouvement de décentrement potentiellement infini. Par l’autotraduction, le « corps primaire » du texte source se voit privé de son autorité sur le « corps secondaire » de la traduction. En d’autres termes, le texte français, préexistant à la traduction russe, a perdu avec celle-ci son statut dominant, dérivant de sa traduction tout autant qu’elle dérivait de lui. J’ai signalé cette réversibilité des statuts à travers celle des genres : dans plusieurs fragments, le masculin (narrateur) devient féminin (narratrice) avec le changement de langue5.

En ce sens, l’autotraduction est aussi autodérision. Il est difficile de se prendre au sérieux lorsque la langue se charge de rappeler la contingence du vécu. Mon texte était initialement basé sur des associations libres, ce que les photographies des neiges évoquaient ou réveillaient dans le souvenir. Il y avait la neige comme phénomène : la perplexité de l’enfant devant une surface blanche qui semble n’avoir d’autre sens que celui d’être là et le renvoie à son « être-là » à lui, en carence de sens aussi. Alors, vite, on doit agir, la piétiner, la sculpter, en manger enfin. Tout ce que la neige peut faire et ce qu’on peut lui faire existe dans la littérature russe (entre autres), à travers les innombrables tempêtes de neige qui soufflent de siècle en siècle, de Pouchkine à Sorokine (Anne Coldefy-Faucard a eu la lumineuse idée de traduire la Metel’ de ce dernier par Tourmente), en passant par Tolstoï, Blok, etc. L’hiver russe est à la fois une réalité « infra-quotidienne » et une belle tarte à la crème (blanche, bien sûr, du reste, l’équivalent russe, « metanie torta », n’a pas connu la même fortune).

Dès lors, comment traduire vers le russe un texte qui parle de neige ? Tout lyrisme paysager devient risible eu égard à cette construction culturelle, grosse comme une maison (encore une expression que j’aurais du mal à traduire) qu’est la neige en russe. Cela m’oblige à me pencher sur le « discours de la neige » qui a façonné ma perception dès l’enfance (en russe, donc). Très tôt, le rapport phénoménologique à la neige (non verbal à la base) est recouvert de mots rabâchés à l’école, lus dans les livres de classe et répétés dans les sempiternelles compositions scolaires, où il faut décrire le scintillant manteau blanc qui enveloppe la terre, les joues rouges des enfants faisant de la luge, les promenades à ski sous les sapins dont les lourdes branches (on les appelle « pattes » en russe) s’abaissent dans leur habit blanc ; les trajectoires des boules de neige dans l’air et la carotte plantée dans la tête du bonhomme de neige en guise de nez, le lapin qui change de fourrure, la fête du Nouvel An et autres joyeusetés que l’institutrice trouvera avec quelques variations (manteau ou couverture ? покров ou одеяло) dans trente copies, bien fait pour elle !

Écrire à propos de la neige (l’enfance) supposait remettre sur le feu le chaudron où, parmi d’autres ingrédients, bouillaient ces formules toutes faites qui composent le menu verbal intérieur avec les bribes de chansons et autres « parasites » prompts à pénétrer les pensées. D’où un passage qui s’insère dans ma traduction vers le russe, absent initialement du texte français.

Нарисуй мне зиму.
Это такая игра – в русскую душу. По-французски мне ничего не стоит изобразить созерцание снежной безбрежности – северной равнины или южных гор, и то и другое – экзотика. По-русски же, если откинуть сразу кошмарный сон, в котором автор возвращается на родину, снег возникает из «Родной речи»: «Собрался по первой порóше охотник звериные следы считать» – до всяких крестьянин торжествуя, метелей и снежных масок.

Il s’agit d’introduire un métatexte dont l’original n’avait pas besoin. L’autotraduction permettant une liberté qui sape, on l’a déjà vu, l’autorité de ce prétendu original. Mais l’éditeur s’aperçoit de la supercherie (sans comprendre le russe, à partir de la mise en page) et me demande de traduire vers le français les passages ajoutés ou modifiés, le texte se dotant ainsi d’une mise en abyme du geste autotraduisant. Seulement, le paysan pouchkinien n’évoque rien au lecteur français. La rétrotraduction sera par la force des choses une adaptation :

Dessine-moi l’hiver.
On joue à l’âme russe. Il est facile de contempler l’infini neigeux en français : plaine du nord, montagnes du sud, sœurs en exotisme. En russe, du moment qu’on écarte d’emblée le cauchemar où l’auteur retourne dans sa patrie, la neige est fille de mon Livre de lecture :
« La première neige est tombée. Le chasseur sort pour lire les traces des animaux. » Quant à Pouchkine, avec son « Hiver. Triomphant, le paysan… », et aux « tourmentes » et autres « masques de neige » des classiques, je ne les découvrirai que plus tard.

Sans compter que « livre de lecture » n’est pas tout à fait la même chose que родная речь que je ne saurais rendre en français (langue natale ? mais c’est bien plus que cela) ; je ne connais pas l’équivalent français de пороша, à supposer qu’il existe. Cependant, le « discours scolaire » était déjà présent dans le texte initial, caché entre les lignes. Car il y avait aussi le cours de français qui débutait avec une sorte de « bulletin météo ». Au printemps, on devait dire « les ruisseaux murmurent » et à l’automne, « les oiseaux s’envolent vers les pays chauds ». Ce sont ces oiseaux français de mon enfance qui sont venus parler des courbes dessinées par la neige et dont la traduction vers le russe m’a révélé l’origine. « L’oiseau-angle s’est envolé aux pays chauds ». Une image inédite est ainsi née, encouragée par les photographies où les replis de neige prennent parfois la forme d’un oiseau. Mais peut-être pas si inédite que ça, car les oiseaux s’envolent en triangles. Бессонница, Гомер, тугие паруса… (« Homère, l’insomnie, les voiles gonflées »), les cigognes de Mandelstam (журавлиный клин) volent vers les frontières étrangères. En prononçant la phrase « les oiseaux s’envolent vers les pays chauds », je rêvais de m’envoler, moi aussi, vers ces frontières et de les franchir. Maintenant j’y suis : comment faire rebrousser chemin à ces oiseaux jusqu’au russe ?

В один прекрасный день все углы снялись и улетели.

Cette phrase exigeait à son tour une « traduction » vers la langue de l’enfance : il s’agissait d’ôter à ces angles leur caractère trop sérieux. Cela a donné deux quatrains ludiques :

Мы несмежные углы,
Мы бежим от снежной мглы,
От буранов и метели
В теплы страны улетели.

Из объятий снежных дуг
Упорхнула птица-звук.
Белизна лелеет тело
Птица-угол улетела.

Il a fallu ensuite traduire ces « enfantines » en français. S’est posée aussi la question du titre. La traduction littérale язык снега était, bien sûr, exclue. J’ai opté pour снегослово, qui pouvait en plus être déchiffré comme с него слово et suggérait la promesse (je lui ai fait promettre), rappelant qu’en russe, non seulement on donnait sa parole, mais on pouvait « prendre sa parole » à quelqu’un en gage de promesse. C’est cette parole donnée et prise, toujours en plus et toujours en moins qui, circulant entre les deux langues, résumait la promesse que recèle la traduction, promesse de carence mais aussi d’augmentation. Le titre légèrement khlebnikovien m’a ramenée à la photographie, à la blancheur, avec ces quelques lignes :

Вскричали щепки «Ну и ну!»
И мирно отошли ко сну.
И тут я понял: я же дровосек изну-

Три, я дерево рублю на три:
белизну, новизну, тризну,
В стволе я окопался
И топором машу почем зря,
Зрячим топором.

Je pourrais dire à propos de ces brindilles qui volent lorsqu’on coupe la forêt, qu’elles nous renvoient à la violence contenue dans l’histoire de la langue, aux répressions staliniennes, à la neige de Chalamov.

Diantre ! s’écrient les brindilles
Et s’éparpillent.
J’ai compris : bûcheron du dedans
Je suis ! Tapi dans le tronc, je bran-
Dis ma hache et vlan !
Le taille en trois :
Blancheur, fraîcheur, funérailles.
Je bûchaille, je hachouille,
Avec ma hache-œil.

Après quelques allers-retours, l’éditeur m’a demandé d’expliciter ma démarche d’autotraduction dans un bref commentaire à la fin du livre. En voici un extrait.

En français comme en russe, le mot contient la particule négative ne/не. Cueillir ce qui est : dans (derrière, sous) ce qui n’est pas. On dit que le blanc renferme en lui toutes les couleurs du spectre. En français comme en russe, le mot contient le gène/ген – de… l’altérité ? de la réversibilité ? Ce qui n’est pas – est : dans l’autre langue. Et inversement. Le dessin de l’imprononcé, de l’impensable. L’extraire de l’œil pour le donner à voir – à l’autre de soi.

Il a fallu traduire cette note vers le russe. La langue russe possédant le mot « nast », croûte de neige durcie, une association s’est imposée qui n’existe pas en français.

И в русском «снег», и во французском «neige» таится отрицание (не\ ne). Наст – несть. Белый цвет вбирает в себя весь цветовой спектр. «Несть» на другом языке переходит в свою противоположность: есть. И обратно. Как если б в словах «снег» и «neige» был заложен общий ген – неузнавания, неразличения.

En revanche, en russe, je n’ai pas réussi à extraire de l’œil quoi que ce soit. Une solution plus simple et peut-être plus juste est venue :

Покажи правому глазу то, что видишь левым, и поймешь, что значит перевод. (Montre à l’œil droit ce que voit l’œil gauche et tu comprendras ce que signifie traduire).

Le petit texte qui accompagnait les photographies (une dizaine de pages) devenait ainsi potentiellement infini, chaque rétrotraduction réveillant de nouveaux sens qui demandaient à être dits dans l’autre langue, ce qui nécessitait de surcroît un commentaire devant à son tour être traduit. Laissons ce texte en chemin comme une flèche lancée vers la langue cible (laquelle des deux ?) et qui, si l’on en croit le paradoxe de Zénon, n’atteindra jamais son but.

Bibliographie

Jurgenson Luba, Langue de neige/Снегослово, photographies de Thierry Cardon, Grane, Créaphis, 2021

Paulhan Jean, De la Paille et du grain, Paris, Gallimard, 1948.

Samoyault Tiphaine, Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020.

Simeone Bernard, Écrire, traduire, en métamorphose. L’atelier infini, Lagrasse, Verdier, 2014

Notes

1 Jean Paulhan, De la Paille et du grain, Paris, Gallimard, 1948, p. 19. Retour au texte

2 J’emprunte à Bernard Simeone cette qualification de la rétrotraduction avec les mots de René Char : Bernard Simeone, Écrire, traduire, en métamorphose. L’atelier infini, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 18. Retour au texte

3 Même si nombre de difficultés de traduction viennent de ce que la neige en français est surtout verticale (en montagne) alors qu’elle est surtout horizontale en russe. Retour au texte

4 Luba Jurgenson, Langue de neige/Снегослово, photographies de Thierry Cardon, Grane, Créaphis, 2021. Retour au texte

5 Je me réfère ici à cette réflexion de Tiphaine Samoyault : « Relever la faiblesse de la traduction pour en faire une force politique me conduit à revenir sur un imaginaire de la traduction qui lie traduction et féminin précisément parce que l’une et l’autre ne sont pas placés socialement au même plan. » Tiphaine Samoyault, Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020, p. 167. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Luba Jurgenson, « La neige est-elle (auto)traduisible ? ou le livre infini », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 03 mars 2023, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=617

Auteur

Luba Jurgenson

Luba Jurgenson est écrivain, chercheuse et traductrice du russe, professeur à Sorbonne Université, directrice du centre de recherches Eur’Orbem (Cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane), vice-présidente de Mémorial-France, branche française de l’Association Memorial (Prix Nobel de la paix 2022). Dans ses livres, elle consacre une place importante aux exils et migrations, aux identités plurielles ou « transfuges » ainsi qu’aux destins de Juifs européens. Derniers ouvrages sur ces thématiques : Sortir de chez soi, La Contre-Allée, 2023 ; Langue de neige, Créaphis, 2021 ; Au lieu du péril, Verdier, 2014 (prix Valéry Larbaud ; traduit en anglais par Meredith Sopher sous le titre Where There is Danger, Academic Studies Press, 2019) ; Trois contes allemands, Pierre-Guillaume De Roux, 2012 (auto-traduit en russe avec la collaboration de Leonid Guirchovitch, paru à Moscou aux éditions Tekst, 2021).

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