Pendant l’été 1987, c’est la plage publique miteuse de Ladispoli, au bord de la mer Tyrrhénienne, qui m’a accueilli sur son sable noir comme dans une salle de lecture en plein air. Mes parents et moi avions quitté Moscou après presque neuf ans de vie dans les limbes, en tant que refuzniks, et nous attendions en Italie que les États-Unis nous délivrent nos visas de réfugiés politiques. C’était un été de transition, un été de nombreuses découvertes. En Italie, cet été-là, je me suis plongé dans des livres écrits par des exilés russes qui avaient dû choisir une autre langue d’expression. Le premier sur ma liste était Vladimir Nabokov, le grand écrivain russo-américain, auteur de Lolita et de Pnine, qui s’est forgé une nouvelle identité après s’être réfugié aux USA en 1940 pour sauver sa femme et son fils juifs. J’ai également apprécié les livres d’Elsa Triolet qui, après avoir débuté dans les années 1920 comme émigrée russe, est rapidement passée au français tout en restant l’un des principaux passeurs de la littérature russe en France. Enfin, je lisais les romans et les récits de Mark Aldanov, écrits en russe et traduits en anglais : dans les années 1940 et au début des années 1950, avant que n’explose la bombe Lolita, son succès commercial aux États-Unis dépassait celui de tous les autres écrivains russes. J’avais sur moi, dans un petit carnet relié en cuir, les deux tiers de ce qui allait devenir mon premier recueil de poèmes, publié à New York en 1990. Serais-je un jour capable d’écrire dans une autre langue ? Je me suis posé la question cet été-là. Quel serait le prix de la perte, du renoncement à ce que je pensais à l’époque être ma voix russe ?
Cinq mois plus tard, par un humide après-midi de novembre, je traversais le campus de l’université de Brown et frappais à la porte du bureau de John (Jack) Hawkes. Hawkes était un postmoderniste américain légendaire, l’écrivain le plus célèbre de la faculté de Brown. Il devait prendre sa retraite l’année suivante. Immigré de fraîche date, étudiant en littérature et en traduction littéraire, je voulais coûte que coûte suivre son dernier séminaire d’écriture de fiction.
Plein d’esprit, le verbe malicieux, l’homme à la chevelure argentée a écouté le récit décousu de mon départ de Moscou, mes expériences d’écriture de poésie et de fiction en russe, l’histoire de mon arrivée aux États-Unis : « Connaissez-vous Nabokov ? » Hawkes a mis l’accent sur le second « o » du nom de Nabokov en soulignant sa rondeur, comme s’il caressait la voyelle russe. « Nabokov ? » ai-je demandé, incrédule. « Bien sûr. » « Il est remarquable », a déclaré Hawkes. En 1965, son roman Seconde peau avait été en lice avec La Défense Loujine de Nabokov et La Brève Journée du vendredi (Short Friday [Yentl]) d’Isaac Bashevis Singer pour le National Book Award qui, pour finir, fut remporté par Herzog de Saul Bellow.
Hawkes ne s’intéressait pas à la politique soviétique, il faisait la sourde oreille aux angoisses des émigrés juifs. Pourtant, il m’a admis à son atelier d’écriture. Au printemps 1988, novice en translinguisme, entouré d’autres jeunes écrivains – tous nés aux États-Unis –, je me suis essayé à l’écriture en anglais. De nombreuses années se sont écoulées depuis. J’ai vécu à Boston bien plus longtemps que dans ma ville natale de Moscou. J’ai connu des périodes d’écriture intense en russe et d’autres, qui pouvaient durer des mois, où j’écrivais uniquement en anglais et pas une ligne dans ma langue maternelle. Depuis quelque temps, j’écris et je publie régulièrement dans les deux langues ; j’ai également cotraduit mes propres textes de l’anglais vers le russe.
Au cours de ces années, je me suis souvent demandé, tantôt avec joie, tantôt avec nostalgie, ce que signifiait vivre en écrivant dans une langue étrangère. J’ai appris que le translinguisme ne se limitait pas à une seule langue, que l’on pouvait travailler dans deux ou plusieurs langues, simultanément ou consécutivement. Dans le passé, les écrivains translingues étaient souvent isolés, artistes sans domicile fixe, apatrides de la culture. Pensez à la solitude de Rachel, née en 1890 sur la Volga et morte à Tel-Aviv en 1931, qui fut sans doute la première femme à écrire des poèmes en hébreu moderne. Elle a publié deux recueils de vers en hébreu et a laissé un volume inédit de poèmes russes. Pensez également à Paul Celan, Juif plurilingue du nord de la Bucovine dont la famille a disparu dans la Shoah et qui a continué à écrire et à publier une poésie incomparable en langue allemande. Il s’est suicidé à Paris en 1970. Pensez enfin à l’itinéraire moins malheureux mais toujours solitaire de Samuel Beckett, génial écrivain irlandais qui a passé la plus grande partie de sa vie adulte en France et a traduit la plupart de ses œuvres françaises en anglais. Peut-on dire que l’écrivain translingue ayant trouvé un nouveau sol sous ses pieds n’écrit plus dans un état de transe, ne vit plus en transit ?
Peut-être que le translinguisme littéraire signifie un « entre-deux », le fait d’être à la fois ici et ailleurs, comme pourrait le dire le poète américain Robert Frost, passionnément monolingue ? Si c’est le cas, que se passe-t-il lorsque nous découvrons une communauté littéraire de confrères translingues ? Qu’est-ce qui change lorsque nous nous percevons – et sommes perçus – comme une tendance, un mouvement littéraire, une école ?
Permettez-moi d’aborder brièvement l’histoire que je connais le mieux et que je perçois parfois comme étant la mienne, celle des ex-Russes et des ex-Soviétiques qui écrivent en anglais. Le diplomate russe Pavel Svinine, qui vivait et publiait à Philadelphie dans les années 1810, était à l’époque un cas unique. Lorsque le russophone et yiddishophone Abraham Cahan, le légendaire rédacteur en chef de Forward, émigré de l’Empire russe, apprenait à écrire des romans en anglais dans les années 1900, il avait lui aussi peu d’interlocuteurs. Le Saint-Pétersbourgeois Vladimir Nabokov n’avait que très peu de confrères, au sens étroit du terme, lorsqu’il est arrivé en Amérique en 1940.
Dans les années 1970 et 1980, de nombreux autres écrivains ont quitté l’URSS pour les États-Unis et le Canada, portés par la grande vague d’émigration juive. Ces nouveaux écrivains russo-américains, dont Joseph Brodsky est le plus célèbre, ont cherché à écrire en anglais à la manière russe, et il n’était pas rare que leur style et leur voix trébuchent lors de leur traversée de l’Hudson ou du Saint-Laurent à gué. Il a fallu au moins une génération aux émigrés soviétiques pour trouver leurs repères littéraires dans le Nouveau Monde, et peut-être davantage encore pour se créer un voisinage translingue – une communauté – à la fois à leurs propres yeux et aux yeux du courant culturel américain et canadien. Certains de ces écrivains translingues d’aujourd’hui ont quitté l’ex-Union soviétique dans leur enfance et leur jeunesse. Ils ont leur parentèle littéraire des deux côtés de l’Atlantique. Les représentants de cette nouvelle vague de translinguisme américain et canadien écrivent en anglais tout en prêtant l’oreille à la voix des grands auteurs juifs russes tels que l’incomparable nouvelliste Isaac Babel, ainsi que llya Ilf et Evgeni Petrov, coauteurs de romans satiriques populaires. Du reste, il n’est pas surprenant que ces jeunes écrivains russo-américains désignent également Bernard Malamud, Philip Roth et Mordecai Richler comme leurs ancêtres littéraires. Les Russes américains d’aujourd’hui ont trouvé des amours, des amitiés, un voisinage translingues. Un plus grand sens de l’ascendance culturelle commune et de l’unité thématique fait de cette proximité plutôt une affaire de famille russophone, mais aussi juive. Seul le temps nous dira si les auteurs translingues qui forment une communauté littéraire sont voués à perdre leur voix unique, translingue.
Au cours des années passées à vivre – et à écrire – loin de la Russie, j’ai traversé différentes périodes : tantôt je n’écrivais mes textes littéraires qu’en russe, tantôt uniquement en anglais, ou alors plus du tout, ou encore, de la poésie en russe et de la prose en anglais. Mais tout au long de ces années j’ai toujours été impliqué, en tant qu’émigré et sujet translingue, dans la pratique de l’autotraduction, sous une forme ou une autre. Mes premières expériences dans ce domaine étaient des tentatives de donner à des textes russes antérieurs une nouvelle vie en anglais (qu’ils l’aient ou non méritée) ; ensuite j’ai dû pratiquer une forme de réécriture de mes œuvres de fiction et de non-fiction rédigées en anglais, au moment où j’ai commencé à pratiquer des pèlerinages littéraires dans une Russie qui n’était plus mienne ; enfin je me suis attelé à une écriture parallèle de textes en anglais et en russe, forme de création que je trouve actuellement la plus stimulante.
« Dans quelle langue pensez-vous ? » Les gens me posent souvent cette question lors de lectures publiques et autres événements littéraires. Est-ce en russe ? En anglais ? Les deux à la fois ? Je réponds, honnêtement, qu’en un sens, cela n’a pas d’importance pour ce qui est du résultat de la création. Au fil des années, j’ai eu des rêves très marquants dans lesquels je donnais des conférences en français sur des questions sophistiquées de culture et d’histoire. À l’état d’éveil, ma maîtrise du français est assez limitée. Au printemps 1993, en séjour de recherches à Prague, j’ai fait des rêves dans lesquels je menais de longs débats sur la politique avec d’anciens dissidents tchèques. En réalité, mon tchèque est assez rudimentaire. Je le souligne parce que les rêves nous donnent accès aux mécanismes cachés les plus profonds de la production culturelle – des mécanismes qui agissent probablement de manière plus forte sur les écrivains translingues en révélant la texture de l’exil…
Pour revenir à mes débuts translingues, mon expérience de réfugié soviétique en Italie de 1987 a finalement servi de base à l’écriture de mon livre Waiting for America: A Story of Emigration (En attendant l’Amérique : une histoire d’émigration, 2006), dans lequel les découvertes de nouveaux mondes – et de nouveaux mots – sont mesurées à l’échelle brisée de la nostalgie. D’autres livres de fiction et de non-fiction littéraire ont suivi, notamment Yom Kippour à Amsterdam et Leaving Russia: A Jewish Story (Quitter la Russie : une histoire juive), écrit en anglais, puis recréé en russe. Trente-cinq ans après avoir quitté l’URSS, alors que je me sens moins étranger parmi les écrivains américains, je n’ai pas cessé de découvrir les plaisirs cachés de l’écriture en langues.