Entretien avec Camille Bordas, autrice de How to Behave in a Crowd / Isidore et les autres

DOI : 10.35562/marge.650

Plan

Texte

Introduction

Née à Lyon en 1987, Camille Bordas est romancière et traductrice. Elle passe une partie de son enfance au Mexique puis fait des études d’anthropologie et d’histoire de l’art à Paris avant de se consacrer à l’écriture. Publiés chez Joëlle Losfeld (Gallimard), ses deux premiers romans, Les treize desserts (2009) et Partie commune (2011) sont salués par des prix littéraires. Puis l’autrice part aux États-Unis, où elle vit depuis une décennie avec son mari américain et où elle enseigne la création littéraire (elle est professeure à l’université de Floride). Pour son troisième roman, How to Behave in a Crowd (Tim Duggan Books, 2017), elle passe à l’anglais. Dans cet entretien, Camille Bordas raconte comment elle a été amenée à écrire un roman dans sa langue adoptive, puis à livrer une version du même texte dans sa première langue : Isidore et les autres (Inculte, 2018). Elle explique le processus de la création d’une œuvre bilingue, les rôles respectifs de ses collaborateurs, et son rapport à chacune de ses langues, ainsi qu’à ses manuscrits, et à sa réception en France et aux États-Unis. Elle évoque également les questions de paratexte, de la génétique des textes, de la traduction de ses textes dans d’autres langues, et de sa position comme autrice bilingue et expatriée.

Motivations

Anthony Cordingley : Pourquoi avez-vous commencé à écrire en anglais ?

Camille Bordas : C’est mon mari, Adam Levin, qui a insisté, peu après que je me suis installée à Chicago avec lui, pour que j’essaye. Vraiment, je ne m’en sentais pas capable, mais un matin que je n’arrivais à rien en français, j’ai commencé par écrire quelques phrases, un long paragraphe en anglais, sur un garçon à qui on venait d’offrir un perroquet, et qui était très déçu par le cadeau. Mon mari a demandé à voir, et j’avais un peu honte, mais il a bien aimé. Il m’a encouragée à continuer, et j’ai écrit une quarantaine de pages du point de vue de ce garçon. Ça me semblait très artificiel au début d’écrire dans une langue que je ne maîtrisais pas complètement (même si j’avais un très bon niveau, disons), très présomptueux aussi, mais le temps a fait son affaire. Vivre à Chicago entourée de gens qui ne parlent pas un mot de français, ça aide à progresser ; à trouver sa voix et une forme de naturel dans une langue étrangère, découvrir qui on est dans cette nouvelle configuration.

AC : Avez-vous toujours eu l’intention de faire une version française de How to Behave in a Crowd ?

CB : Non. J’avais dans l’idée que peut-être quelqu’un d’autre traduirait le livre un jour, mais certainement pas moi.

AC : Avez-vous l’intention de traduire en anglais vos travaux précédents écrits en français ?

CB : Je n’en serais pas capable…

Processus

AC : Pourriez-vous décrire le processus de l’écriture de How to Behave in a Crowd ? Quand et dans quelle langue avez-vous commencé à écrire ce livre ?

CB : J’ai commencé à écrire le livre en français, en 2010 peut-être… J’ai écrit les trois/quatre premières pages à l’époque, quelque chose comme ça, et puis j’ai laissé ça de côté. Ça m’arrive souvent de me lancer dans un projet et d’abandonner très vite, au bout d’une semaine ou deux. J’adore commencer. J’ai énormément de débuts. Quand je suis arrivée aux États-Unis, en 2012, j’ai commencé à écrire en anglais un tout autre livre, comme je le disais, sur lequel j’ai complètement bloqué au bout de quarante pages. C’était un blocage immense, je n’arrivais plus à rien. Pourtant, j’avais envie de continuer à essayer en anglais. Mais je n’avais pas l’énergie de me lancer vraiment dans un nouveau projet, de m’investir dans autre chose (je pensais encore que je trouverais le moyen de « débloquer » le livre que j’avais commencé), alors je me suis dit que je n’avais qu’à traduire quelque chose que j’avais déjà en stock, juste pour dérouiller la machine, et en relisant le début d’Isidore (qui s’appelait déjà Isidore), ce vieux début de deux/trois ans plus tôt, je me suis dit que je n’avais qu’à traduire ça, pour le fun, pour m’améliorer… Mais après avoir traduit les trois/quatre pages que j’avais, en à peine une heure ou deux, j’ai continué à écrire l’histoire… Et j’ai complètement laissé tomber le projet précédent.

AC : Est-ce que le fait d’écrire en anglais a changé votre écriture ?

CB : Absolument. J’ai beau avoir un bon niveau d’anglais, il me semble parfois que je n’aurai jamais que « mon » anglais, que je serai toujours limitée, d’une certaine façon, du fait de n’avoir pas grandi en parlant la langue, pas grandi dans la culture, dans le slang américain. Je suis très ancrée dans le français. Mon père était bourguignon, ses parents avaient un accent à couper au couteau et des expressions que je n’ai entendues nulle part ailleurs. Ma mère est de Tarascon, mais ses parents étaient espagnols, elle et ses frères ont un français très littéraire du fait de leurs études, mais aussi très populaire et très provençal, du fait de leurs origines, et très unique aussi, quand ils se retrouvent tous ensemble, un vrai mélange de tout. Moi, je suis arrivée à Paris à 10 ans, et j’ai commencé à lire énormément de romans à ce moment-là puis les années suivantes, de tout, mais toujours en français (original ou traduction), Hugo, Henry Miller, Melville, Garcia Marquez… J’ai été éduquée dans les collèges et lycées bourgeois du cinquième arrondissement, et en même temps, j’ai entendu beaucoup de français « provincial » en famille. Je sais qui dirait « toubib », qui dirait « crevard », « jacter », « c’est une brèle », « morfler », « fada », « grognasse », qui dit chocolatine et qui dit pain au chocolat, ce qu’un Français entend quand on dit « Tu t’es vu quand t’as bu ? » Mon français est plein par rapport à l’anglais. Je connais plein de mots de slang en anglais, mais je ne les utilise jamais ou presque, parce que je ne suis pas complètement sûre de qui dirait quoi, du sous-texte, de quand on peut dire « fuzz » pour « police », par exemple, ou « kvetch » pour « se plaindre »… Du coup, je reste simple. Écrire en anglais, ça m’a permis d’aller à l’essentiel, tout de suite, d’aller au cœur de mes scènes sans trop m’encombrer de grands mots et de synonymes, ce qui était extrêmement libérateur. Maintenant, mon anglais est bien meilleur, donc ça devient de plus en plus compliqué…

AC : Combien de temps sépare la version anglaise et la version française de How to Behave in a Crowd / Isidore et les autres ?

CB : J’ai fini la version anglaise en octobre 2015 (le livre est sorti en août 2017), et j’ai commencé à la traduire pour Inculte en janvier 2018, je crois. Donc deux ans à peu près.

AC : Pourriez-vous décrire le processus de sa traduction en français ?

CB : Douloureux ! J’écris très lentement. Je ne suis pas quelqu’un qui déroule une intrigue, mais qui la découvre au fur et à mesure, par le biais des personnages, de leurs interactions, de ce qu’ils voient et leur façon d’y réagir. Je me concentre beaucoup sur les rythmes, les sons, la voix. Je peux passer une semaine sur cinq phrases. Alors, avoir à y revenir, pour dire la même chose autrement… C’est une torture.

AC : Pensiez-vous déjà à la traduction lorsque vous écriviez l’original de How to Behave in a Crowd ?

CB : Oui et non. Je n’y pensais que très vaguement, à des moments où je cherchais en anglais des équivalents d’expressions françaises que je ne trouvais pas. Je me disais, « tiens, je saurai comment traduire ça en français, si l’occasion se présente », avant même de trouver l’équivalent anglais.

AC : En traduisant, on peut avoir envie de changer son texte. Vous permettez-vous de le faire ?

CB : Oui, comme je le disais, pour que ça sonne mieux, il m’arrive de changer certains mots, certaines images. Le français a besoin de plus de mots que l’anglais pour dire certaines choses, aussi, alors il m’est arrivé parfois d’ajouter en anglais quelques petits groupes de mots pour laisser au lecteur le temps de respirer, pour ponctuer, que j’ai coupés en français par la suite. Rien d’important, juste pour garder le même rythme, plus ou moins.

AC : Quelles sont les différences majeures entre les versions anglaise et française du texte ?

CB : Rien de majeur… Le plus difficile était de trouver la voix d’Isidore, une forme de naturel… Une fois que j’ai trouvé ça, c’était bon.

AC : Vous êtes également traductrice. Est-ce que vous percevez une grande différence entre votre pratique comme traductrice et comme autotraductrice ?

CB : Évidemment. Quand je traduis un autre auteur, je découvre sa façon de penser. Je ne connais que trop la mienne !

AC : Avez-vous l’intention de continuer votre pratique de l’autotraduction ?

CB : Bonne question ! Je viens de le refaire, en fait, en traduisant certaines de mes nouvelles écrites en anglais en français (pour les éditions Inculte, toujours). Je trouve vraiment ce travail difficile. J’aimerais ne pas avoir à le refaire, mais je suis toujours contente, au final, d’être passée par là.

AC : Quels sont les avantages et les inconvénients de traduire ses propres textes ? Est-ce que vous percevez votre pratique de l’autotraduction plutôt comme un avantage ?

CB : Les avantages : je suis beaucoup plus libre de faire des petits ajustements qu’un autre traducteur, qui se sentirait peut-être plus contraint par le texte original que je ne le suis.
Inconvénients : on ne voit plus que les défauts du texte, on déteste tout. Mais au final, comme je le disais, il faut en passer par là, je crois, pour avoir un résultat satisfaisant. J’avais demandé à mon éditeur si on pouvait faire traduire mon livre par un « vrai » traducteur, et il a été catégorique : hors de question ! Du coup… Pas le choix.

Langue

AC : Est-ce que vous avez une préférence pour la version anglaise ou française de How to Behave in a Crowd / Isidore et les autres ? Pourquoi ?

CB : Je n’ai pas de préférence. Je trouve presque que ce sont deux livres différents, même si je suis sans doute la seule à pouvoir penser ça !

AC : En tant qu’Australien, je trouve l’anglais de How to Behave in a Crowd très américain. Est-ce que cela vous semble évident ? Et, si oui, est-ce que cela a soulevé des questions lors de l’écriture en anglais ? Est-ce que vous n’avez jamais pensé à écrire dans un anglais plus « international » ou moins marqué ?

CB : Non, je n’avais pas du tout conscience d’écrire dans un anglais particulièrement américain, mais l’anglais que j’avais appris, à l’époque où j’ai commencé à écrire en anglais, venait essentiellement de tous les films américains que j’avais vus en grandissant (des centaines, j’étais très très cinéphile), donc forcément, ça s’explique comme ça ! C’était l’anglais que j’avais. Je n’ai étudié la langue que deux ans, au lycée, les deux années avant le bac, pour avoir des points en plus ! (J’ai fait allemand LV 1, Chinois LV 2, et suis à peu près nulle dans ces deux langues). J’avais une super prof en première, Mme Stevenson, qui nous a fait lire Carson McCullers. Je n’avais jamais lu en anglais avant ça, je ne savais même pas que je pouvais, que le cinéma m’avait appris assez d’anglais pour que je puisse comprendre un livre dans cette langue. J’ai lu beaucoup en anglais depuis, mais à l’époque où j’ai commencé à écrire en anglais, je restais sur un niveau de langue qui était celui des films que j’aimais, qui n’était pas excessivement littéraire, disons. Très parlé.

AC : Pourquoi avez-vous choisi la voix d’un jeune garçon plutôt qu’une fille ?

CB : Je ne sais pas. Je crois que beaucoup de filles ont rêvé un jour ou l’autre d’être des garçons. La fiction me permet d’essayer. Pourquoi m’en priver ?

Collaboration

AC : Dans les remerciements, vous remerciez Adam Levin. Pourriez-vous nous décrire son rôle dans l’écriture ?

CB : Il est à l’origine du projet, puisque c’est à cause de lui que j’écris en anglais, puisque c’est lui qui a insisté pour que j’essaye. Il a lu le manuscrit à trois étapes différentes de l’écriture, quand j’avais besoin d’être rassurée, de savoir que je n’allais pas droit dans le mur.

AC : Est-ce que d’autres « native speakers » vous ont relue ? Avaient-ils des divergences d’opinions ou des désaccords pendant ce processus ?

CB : Oui, je l’ai fait lire à un autre écrivain, un ami d’Adam, Christian TeBordo, qui a été très encourageant aussi. Après ça, je l’ai envoyé à un agent qui m’a dit banco (tiens, une autre expression que je ne saurais pas traduire en anglais…).

AC : Connaissez-vous d’autres écrivains qui se traduisent eux-mêmes ? Et si oui, lesquels ? Les avez-vous sollicités pendant l’écriture ?

CB : Non, je n’en connais pas personnellement. Il y a Sébastien Doubinsky, dont j’ai lu quelques livres que j’aime beaucoup, mais je ne sais pas trop s’il s’autotraduit ou s’il écrit parfois dans une langue et parfois dans une autre… Jhumpa Lahiri vient de traduire son propre roman de l’italien à l’anglais aussi. Jonathan Littell, je ne sais pas s’il se traduit lui-même en anglais… J’avais adoré Les Bienveillantes.

AC : Diriez-vous que la maison d’édition, votre éditeur ou correcteur a joué un rôle dans l’élaboration du texte. Si oui, comment ?

CB : Non. Les corrections étaient assez minimes (et comme j’ai gardé tous mes tapuscrits depuis, j’en ai la preuve !).

Traduction dans d’autres langues

AC : Vous êtes également hispanophone. Avez-vous déjà écrit en espagnol ? Pensez-vous intégrer un jour l’espagnol dans votre pratique d’écriture ou d’autotraduction ?

CB : Je n’ai jamais écrit en espagnol, non. Je le parle bien, mais l’écris très, très mal. Je n’ai jamais pris de cours, malheureusement, donc je ne connais même pas les règles d’accentuation à l’écrit.

AC : Vous êtes également traduite dans d’autres langues. Comment avez-vous vécu le fait d’être traduite par autrui ? Est-ce que vous avez déjà collaboré avec vos traducteurs ?

CB : J’ai dû relire un peu la traduction espagnole pour faire la promotion du livre en Espagne, ça m’a paru pas mal ! Mais aucun traducteur n’a été en contact avec moi, à part pour la question du titre, dont le choix, en traduction, appartient toujours en fait davantage à l’éditeur et l’équipe marketing qu’au traducteur lui-même.

AC : Pensez-vous que ce choix du texte source a une conséquence sur la qualité de la traduction ? 

CB : Sans doute… Enfin, sur la qualité de la traduction elle-même, je ne pense pas, mais de traduction en traduction certaines choses finissent par se perdre ou par être comprises différemment, j’imagine. Comme une rumeur, ou un jeu de téléphone arabe. Il y avait ce numéro de la revue McSweeney’s qu’ils avaient entièrement dédié à la traduction (numéro 42) : ils mettaient une nouvelle en anglais, puis une traduction de ladite nouvelle en italien, disons, puis de l’italien vers l’arabe, puis de l’arabe à nouveau vers l’anglais, puis de cette traduction anglaise vers le japonais, du japonais vers l’allemand, et à nouveau vers l’anglais. Sur trois versions anglaises d’une même nouvelle au final, il y avait énormément de différences.

AC : Auriez-vous préféré que la traduction se fasse à partir du texte anglais ou français ?

CB : Pour moi, ça ne fait pas grande différence. Les deux textes (anglais et français) sont de moi, et je les vois l’un comme l’autre comme des originaux, en fait. Ils disent la même chose. Maintenant, si on me disait demain qu’un éditeur allemand veut traduire mon livre à partir de la version hollandaise, là, j’y verrais un problème, vu que je ne peux pas savoir exactement ce que dit la version hollandaise !

AC : Comment ça se passe au niveau des droits ? Comme vous êtes l’auteur des deux versions, est-ce que chaque maison d’édition pourrait vendre les droits à la traduction ? Y avait-il des discussions ou un accord entre les maisons sur ce point ?

CB : Tous les droits m’appartiennent, je crois (c’est l’immense avantage d’avoir un bon agent !). Quand quelqu’un achète les droits de traduction, ils sont pour moi (et mon agent) et pas pour mes éditeurs (américain comme français). Les seuls droits qu’Inculte peut vendre, il me semble, sont les droits poche de la traduction française, et pareil pour tout autre éditeur d’une traduction étrangère.

Paratexte

AC : Le titre a changé entre les versions anglaise et française. Pourquoi ?

CB : L’éditeur français trouvait qu’une traduction littérale de How To Behave in a Crowd avait un petit côté livre de développement personnel, ce sur quoi j’étais assez d’accord. On a échangé pas mal d’idées, et c’est lui qui a fini par trouver Isidore et les autres, que j’aime beaucoup. Il y a un petit côté Rohmer.

AC : Pourriez-vous commenter le choix de la mise en page des deux éditions ?

CB : Je ne dois pas être très sensible à la mise en page, parce que je n’ai pas noté de différence significative entre les deux versions ! En tout cas, ce que je peux dire, c’est que l’éditeur américain a demandé mon avis à chaque étape de la mise en page (et que, n’y connaissant pas grand-chose, je me suis souvent rangée à son instinct), et la maison française, pas du tout.

AC : Isidore et les autres ne s’affiche pas comme autotraduction, à l’exception des mots sur la page de garde « initialement publié en anglais ». Pourquoi ?

CB : Il faudrait poser la question à mes éditeurs. Pour moi, ça n’a pas grande importance. Je crois que s’il y avait eu la mention « traduit de l’anglais par », il aurait fallu classer le livre en littérature étrangère, ce que mon éditeur français devait trouver absurde.

AC : Sur la quatrième de couverture on lit qu’« Isidore et les autres… a déjà été publié dans dix pays. » Mais est-ce Isidore et les autres ou How to Behave in a Crowd qui a été traduit ? Est-ce que la traduction de votre livre vers d’autres langues s’est faite à partir de la version anglaise ou française ?

CB : À l’époque de la sortie du livre en France, tout avait été traduit de l’anglais, évidemment, vu que la version française n’existait pas encore. Les Hollandais, je crois, sont tombés sur la version française avant la version anglaise, quelques mois après la publication par Inculte, mais je ne sais pas pourquoi ils ont décidé au final de traduire à partir du français… Je n’étais pas dans leurs bureaux… Peut-être que c’est une traductrice du français qui leur a apporté le projet, et que du coup ils ont voulu travailler avec elle.

Génétique

AC : Est-ce que vous conservez vos bouillons, vos jets, vos tapuscrits, etc. sur disque dur ou sur papier ? Pourquoi ?

CB : Je n’ai rien gardé (ou pas grand-chose) avant 2012. Un autre effet secondaire de ma rencontre avec mon mari, qui est un gardeur de manuscrits frénétique, c’est que j’ai commencé à tout stocker à partir de là, mais ça a un côté angoissant, je trouve. Je suis le contraire d’un Diogène. Je déteste l’encombrement. Si ça ne tenait qu’à moi, je jetterais tout.

AC : Pensez-vous qu’il est important pour un·e écrivain·e ou traducteur/traductrice de garder les traces de son travail ?

CB : Pas particulièrement, mais assez de gens le pensent pour me forcer à le faire ! Ce qui est sûr, c’est que je ne regarde jamais les brouillons de quelque chose que j’estime avoir fini. Une fois que la chose est publiée, je n’y pense plus, je ne la relis pas. Je n’ai pas relu mes deux premiers livres depuis qu’ils sont sortis. Isidore, vraiment parce que j’étais obligée, pour le traduire !

Réception

AC : L’autotraduction est-elle traduction ou écriture ?

CB : Écriture. Réécriture. Les problèmes rencontrés ne sont que (ou quasiment que) des problèmes de rythmes et de sonorités. Je ne me suis jamais demandé en me traduisant « mais qu’est-ce que l’auteur a bien pu vouloir dire par là ? »

AC : Comment ressentez-vous le fait d’être accueillie comme une autrice anglophone ?

CB : Je ne le ressens pas vraiment, pour être honnête. La critique de How To Behave in a Crowd dans le New York Times est apparue sous l’onglet « European Books. » Et je pensais en faisant la promotion d’Isidore en français que je serais accueillie comme une traîtresse à ma propre langue, mais pas du tout ! En fait il s’est passé l’inverse de ce que j’avais envisagé : je croyais que la critique aux États-Unis parlerait surtout du fait que j’écrivais dans une deuxième langue, et se concentrerait sur ce « détail » paratextuel et « marketing » plutôt que sur le livre lui-même, et que la critique française en ferait de même, mais finalement, l’une comme l’autre n’ont parlé que du texte, ce qui est hyper satisfaisant. Je dis ça et je le pense pleinement, mais pour être honnête, je dois dire que la critique du New York Times dans la section New European Books m’a rendue un peu triste à l’époque. J’étais déçue ce jour-là, parce que je vivais déjà aux États-Unis depuis six ans, je n’écrivais plus qu’en anglais, et j’avais envie de faire partie des nouveaux livres américains critiqués dans le Times ! Mais c’était une section à part, que les lecteurs regardent moins, parce que moins de gens lisent en traduction que dans l’original, et ce que les gens comprennent quand ils lisent « European Books », c’est « Translated Books »… Alors que le mien justement n’était pas une traduction ! Bref. C’est vraiment un détail. Je crois que ça m’avait attristée à l’époque parce que le livre n’avait pas encore trouvé d’éditeur en France, et que je me disais qu’on ne me considérerait plus comme une autrice française en France, et jamais comme une autrice américaine aux États-Unis… J’avais l’impression de n’être à ma place nulle part et que personne ne voulait de moi. Un vrai moment Caliméro, en somme. Il faisait froid et moche en plus ce jour-là. Mais je m’en suis remise dès le soir même. C’était une bonne critique !

AC : Comment a-t-on perçu/catalogué le livre en Europe, en France ?

CB : Honnêtement je ne sais pas… J’ai vu Isidore classé en littérature française dans beaucoup de librairies. Je l’ai vu en littérature étrangère dans des librairies en Espagne… Mais ailleurs… D’ailleurs, ça me rappelle que j’étais à une lecture de Valeria Luiselli une fois, en 2014, et elle expliquait que, bien qu’elle écrive en espagnol, elle préférait que l’étranger se serve de la traduction anglaise de ses livres comme base, parce qu’elle travaillait ces traductions très étroitement avec sa traductrice et qu’elle avait toujours l’impression que la dernière mouture d’un texte était la plus aboutie. Elle avait du mal à convaincre les éditeurs étrangers de la traduire de l’anglais et pas de l’espagnol… Elle écrit en anglais maintenant, je crois, donc elle n’a plus ce problème. Mais j’imagine qu’elle est quand même classée en littérature hispanique. Je ne sais pas.

AC : Quelle est votre perception en tant qu’autrice plurilingue des « classements » dont vous faites l’objet ?

CB : Honnêtement à ce stade, je ne sais pas si j’ai mûri, mais je m’en fiche un peu. Il y a tellement de catégories dans les librairies ici, « General Fiction », « Literary Fiction », « Historical Fiction », « Women’s Literature », « Black American Fiction », « Asian American Books »… Je vais dire un truc un peu cucul, mais je ne comprends pas pourquoi on ne nous met pas tous ensemble sur une grande étagère. L’obsession de sociologiser la littérature en fonction de la provenance de ses auteurs ou des sujets qu’ils traitent me perturbe un peu. Je trouve ça un peu contraire au projet initial d’essayer de toucher le plus de monde possible.

AC : Ressentez-vous une reconnaissance de la part de la communauté universitaire, aux États-Unis ou ailleurs, pour votre travail ?

CB : Oui, vraiment. C’est évidemment lié au fait que l’écriture est, aux États-Unis, une discipline universitaire. Les écrivains sont souvent, ici, profs d’écriture à la fac, et c’est mon cas maintenant. J’ai la chance d’enseigner dans un des meilleurs masters en écriture du pays, à l’université de Floride, où l’on n’admet que 6 étudiants par an qui reçoivent une bourse généreuse, donc on a ici un vrai vivier de jeunes talents. C’est assez excitant. Moi, évidemment, ayant grandi en France, je ne savais pas qu’il était possible de faire des études supérieures pour « devenir écrivain », donc c’est assez bizarre tout ça, ce concept d’écrivains universitaires… Mais on s’y fait !

Citer cet article

Référence électronique

Camille Bordas et Anthony Cordingley, « Entretien avec Camille Bordas, autrice de How to Behave in a Crowd / Isidore et les autres », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 17 avril 2023, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=650

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Camille Bordas

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