La cartographie au pied de la lettre (numérique) : Le Plaisir de la côte / The Pleasure of the Coast de J.R. Carpenter

  • Cartography at its most literal (digital): J.R. Carpenter’s The Pleasure of the Coast / Le Plaisir de la côte

DOI : 10.35562/marge.767

Résumés

The Pleasure of the Coast ou Le Plaisir de la côte, de J.R. Carpenter, est le point de départ idéal pour interroger la littérature numérique francophone. Ayant recours au collage et à la génération de textes, l’autrice mêle des fragments de croquis du père de l’hydrographie, Beautemps-Beaupré et des citations issues du roman de Giraudoux, Suzanne et le Pacifique ou du Plaisir du texte de Roland Barthes. L’œuvre, de par son imparfait bilinguisme, interroge le langage, dynamite le rapport qu’il entretient avec l’espace en l’étrangéisant, en le fictionnalisant. Espace et temps sont brouillés par le dispositif numérique, qui mine ainsi le projet cartographique de Beautemps-Beaupré, et peut-être, le projet colonial. L’œuvre questionne la chronologie, l’histoire, à travers une forme de créolisation des temporalités, faisant ainsi émerger une véritable poétique du divers.

The Pleasure of the Coast or Le Plaisir de la côte, by J.R. Carpenter, is the ideal starting point for an investigation into French digital literature. Using collage and text generation, the author mixes fragments of sketches by the father of hydrography, Beautemps-Beaupré, with quotations from Giraudoux’s novel, Suzanne et le Pacifique or Roland Barthes’s Plaisir du texte. The work, through its imperfect bilingualism, questions language, dynamites its relationship with space, strangling it, fictionalizing it. Space and time are blurred by the digital device, undermining Beautemps-Beaupré’s cartographic project, and perhaps even the colonial project. The work questions chronology, history, through a kind of creolization of temporalities, and thus brings out a true poetics of diversity.

Texte

Une « cartographie du web littéraire francophone » ? Pourquoi la métaphore cartographique revient-elle obstinément à propos des littératures numériques ? À un espace perçu, au moins dans son imaginaire, comme insaisissable, mouvant, sans limites, il s’agit d’opposer le désir, le besoin peut-être, de dessiner, d’ordonner, de quadriller, de mettre en règle, et de faciliter le parcours, le voyage en des territoires méconnus, toujours à découvrir… La francophonie porte également la carte dans son imaginaire, fait d’exotisme et de pérégrination, du point de vue du cartographe, bien souvent lui-même colonisateur. Par leur imaginaire commun, la carte, la francophonie et les littératures numériques semblent donc faites pour se rencontrer.

Pour Dominique Combe, les études francophones « sont un laboratoire de la théorie littéraire. Réfléchir à la place et à la signification des littératures francophones, c’est réfléchir au statut de la littérature comme telle1 ». Il est tentant d’ajouter à une telle déclaration l’adjectif « numérique », et d’affirmer, à notre tour, que questionner la place de la « littérature francophone numérique », c’est bien évidemment réfléchir à l’intérêt de la littérature numérique, en général. Nous voudrions ajouter un outil supplémentaire à notre laboratoire, en observant la littérature numérique à l’aune, si l’on peut dire, de la notion de carte. J.R. Carpenter et son œuvre, Le Plaisir de la côte / The Pleasure of the Coast2 nous serviront de point de départ, et de dérive, pour interroger la littérature numérique et la francophonie dans leurs rapports à la langue, mais aussi à la réalité, à la fiction, au temps et, bien sûr, à l’espace.

La francophonie de J.R. Carpenter est, en quelque sorte, occasionnelle. Elle est canadienne, plutôt anglophone, et vit en Angleterre. En ce sens, elle fait davantage partie d’une « république des lettres numériques » mondiale, uniformisée par les mêmes langages informatiques, que d’une communauté francophone. The Pleasure of the Coast, ou Le Plaisir de la côte, est une œuvre commanditée par le groupe de recherche Monde, interfaces et environnements de l’université Paris 8, en partenariat avec les Archives nationales de Paris. L’autrice reprend les croquis de Charles-François Beautemps-Beaupré qui a navigué en 1791 sur la frégate La Recherche, affrétée pour partir à la recherche, comme son nom l’indique, de La Pérouse, disparu en 1788. Beautemps-Beaupré, qui avait vingt-cinq ans au moment de ce voyage, est connu pour être le père de l’hydrographie, l’équivalent maritime de la cartographie. Sur l’écran, se mêlent donc des croquis et des fragments issus des écrits de Beautemps-Beaupré, des éléments empruntés au roman de Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, et quelques phrases du Plaisir du texte de Roland Barthes, œuvre qui inspire le titre Le Plaisir de la côte (fig. 1). Dans la présentation qu’elle a proposée à Cork, lors des assises d’ELO, en juillet 2019, l’autrice définit ainsi son œuvre :

Ce travail interroge la façon dont le navire a rendu le monde mesurable et donc navigable pour l’impérialisme occidental. Il le fait par la réactivation et la réorganisation d’un ensemble de données vieux de 225 ans conservé aux Archives nationales : une collection d’élévations côtières et un projet de cartes marines dessiné par Charles François Beautemps Beaupré (1766-1854) lors d’un voyage de découverte dans le Pacifique Sud à la fin du xviiie siècle3.

Figure 1. Page de titre du Plaisir de la côte

Figure 1. Page de titre du Plaisir de la côte

J.R. Carpenter associe sans cesse dans son ouvrage la géographie et l’écriture, l’écriture plus que la langue d’ailleurs, l’écriture étant le mouvement, le geste de la langue et également sa trace, son inscription. Son œuvre pose ici de multiples questions : dans quelle mesure la colonisation impose-t-elle un langage à un espace, comment le langage transforme-t-il l’espace et comment le numérique rend-il compte du travail du langage sur l’espace ? Dans The Pleasure of the Coast, ou Le Plaisir de la côte, la première chose qui surprend, et ravit, est son « imparfait bilinguisme4 ». L’œuvre se propose aussi bien en français qu’en anglais, mais en scrutant les écrans de « garde », les sommaires (fig. 2 et 3), on constate que, si les titres des « chapitres » sont littéralement traduits, le sous-titre proposé par l’autrice est plus que sensiblement différent. En français, il s’agit d’une « bande dessinée », en anglais, on a affaire à un « hydrographic novel ». Le titre français fait référence à un genre, certes narratif, mais essentiellement visuel. Il évoque le matériau même sur lequel J.R. Carpenter a travaillé. Ce sont bien des bandes qui apparaissent à l’écran (fig. 4).

Figure 2. Sommaire français

Figure 2. Sommaire français

Figure 3. Sommaire anglais

Figure 3. Sommaire anglais

Figure 4. Bandes dessinées

Figure 4. Bandes dessinées

Le titre anglais est plus complexe : il mêle le genre fictionnel qu’est le roman « novel » et la réalité scientifique « hydrographic ». Par ailleurs, J.R. Carpenter avoue dans la présentation avoir joué sur les mots. La traduction de « bandes dessinées » pour elle est « graphic novel », et à partir de là, elle a fabriqué le terme valise d’« hydrographic novel ». Le titre anglais correspond bien davantage au projet de l’œuvre telle qu’elle a été commanditée pour les journées d’étude Des machines imaginantes médiatrices de fiction (Paris 8, décembre 2018). Cette justification du titre anglais, beaucoup plus inventif, n’est présente que dans la version anglaise des « infos » sur l’œuvre. Dans la version française, on ne peut lire aucune explication du titre. Ainsi, dès l’ouverture de l’œuvre, le lecteur/voyageur est amené à s’interroger sur la langue, sur ce passage, imparfait d’une langue à une autre, sur un voyage d’une langue à l’autre, chacune véhiculant des imaginaires totalement différents. La langue anglaise est ici davantage porteuse de l’aspect scientifique, hybride, la langue française étant peut-être plus en rapport avec une forme de matérialité, de geste graphique. J.R. Carpenter, à l’instar d’autres auteurs francophones, et comme souvent dans ses œuvres précédentes, oblige à penser la langue en fonction de la spatialisation. Le lecteur peut suivre deux espaces, anglophone et francophone, deux espaces parallèles mais imparfaitement équivalents… On reconnaît, dans ce dédoublement de l’espace et de l’espace de la langue, une forme de « déterritorialisation » au sens où Deleuze et Guattari l’entendent5 : « la traduction en somme “déterritorialise” la langue cible en faisant résonner l’écho de la langue traduite, et en introduisant de l’hétérolinguisme dans un texte supposé homogène »6 . Parfois exposées au premier plan, ostensibles, les imperfections (« On me présente un côte », « la côte est infini » / « the coast is infinite ») (fig. 5) révèlent l’hétérolinguisme et installent une « bâillance », une étrangeté, une incertitude dans la langue comme dans l’espace. La virtualité, le choix proposé au lecteur, de par la double version numérique, amplifie ce flottement. Le support numérique est bien, alors, ce qui permet à la langue de « bâiller ». Nous rejoignons Deleuze dans Critique et clinique :

Ce que fait la littérature dans la langue apparaît mieux : comme dit Proust, elle y trace précisément une sorte de langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir autre de la langue, une minoration de cette langue majeure, un délire qui l’emporte, une ligne de sorcière du système dominant7.

Figure 5. Une erreur ?

Figure 5. Une erreur ?

Cette étrangeté est propre au travail de la langue de l’autrice, mais s’inscrit également contre l’entreprise de Beautemps-Beaupré qui se voudrait, au contraire, quête et modèle d’exactitude. Les citations choisies par J.R. Carpenter dans le chapitre « la côte incrémentale » témoignent de cette exigence de fidélité au réel (fig. 6). Le projet du Plaisir de la côte, en remettant en cause cette relation au réel, devient éminemment disruptif, dérangeant. Pour J.R. Carpenter : « Le Plaisir de la côte tend à rompre la relation affirmée entre le symbolique et le réel. L’exactitude est évitée8. » L’autrice choisit délibérément pour sujet les espaces qui sont à la marge, à la frontière, dans des lieux qui par leur mouvance sont déjà des non-lieux. L’imprécision se mêle au « hasard » dans la génération de texte, qui est présente dans plusieurs chapitres. Le texte généré est l’occasion d’installer cette « bâillance » et d’interroger le réel tout en « floutant » les lieux. En mêlant trois écrits de natures extrêmement différentes, ceux de Beautemps-Beaupré, le roman de Giraudoux, la critique de Barthes, en proposant une version bilingue, mais imparfaite, J.R. Carpenter tend non seulement à subvertir la langue, mais également à dynamiter le rapport au réel. Elle parvient, non pas à créer une langue étrangère, mais plutôt un texte étranger, étranger dans son rapport au réel.

Figure 6. Exactitude

Figure 6. Exactitude

Comment l’autrice parvient-elle à ce résultat ? Interrogeons plus précisément le dispositif. Le rapport texte-image révèle un mécanisme lourd de significations. En effet, les images de J.R. Carpenter opposent un texte permanent, associé à l’image, texte manuscrit, dont l’auteur est Beautemps-Beaupré à la mouvance d’un autre texte à la présentation plus livresque, extrait peut-être ici du roman de Giraudoux. Ces textes se mêlent pour former une phrase qui se modifie au fil du temps, au fil de la lecture, si le lecteur s’attarde sur la page ou y revient. Par exemple, les mots « dit mademoiselle » peuvent être précédés de « L’équateur », « une tempête », « un incendie », « Adieu Chérie », « une révolte », « un fantôme ». La mouvance du texte est d’autant plus sensible qu’elle contraste avec la permanence des autres inscriptions textuelles. Face à un texte qu’il voit changer, varier, le lecteur est placé dans une position d’attente, de comparaison, voire d’incertitude. L’espace du texte est brouillé, le rapport au réel que le texte accompagne s’en trouve également altéré, tout comme s’en trouve modifié le rapport du lecteur au texte, texte qui a perdu l’exactitude, la « fixitude » propre à l’écrit imprimé.

On l’a dit, l’œuvre de J.R. Carpenter est, par certains aspects, un travail de sape du projet cartographique de Beautemps-Beaupré dans son exactitude revendiquée, et on peut se demander s’il ne s’agit pas, pour J.R. Carpenter de miner les origines du colonialisme dans ses rapports entre la langue et l’espace, de déconstruire le récit que la carte trace du réel. En proposant une œuvre double, J.R. Carpenter n’invite-t-elle pas le lecteur à comparer anglophonie et francophonie et, pourquoi pas, à mettre en perspective deux « systèmes » de colonisation ? La découverte de ces îles du Pacifique aurait-elle été différente si Beautemps-Beaupré n’avait pas été français ? L’œuvre numérique est l’occasion d’explorer, à rebours, les virtualités d’un passé qui devient alors fictionnel. Le passage d’une langue à une autre, la traduction inexacte, forcément inexacte, fictionnalise la matière première, les écrits de Beautemps-Beaupré. Cette « fictionnalisation » joue à plusieurs niveaux : le texte étant incertain, il installe une incertitude dans le rapport avec l’écrit, mais également avec le temps, l’époque, l’histoire peut-être.

Si l’on en revient aux affirmations de Dominique Combe « la pensée postcoloniale est fondée sur une réflexion géopolitique mais aussi géopoétique9 », et c’est bien au mélange des deux que nous convie J.R. Carpenter. La géopolitique est évidemment présente dans le choix, qui n’est certainement pas innocent, des travaux de Beautemps-Beaupré. L’autrice l’écrit elle-même dans la présentation de son œuvre, il s’agit d’interroger la réalité, dans un contexte également colonial. J.R. Carpenter écrit, à propos de son œuvre :

Epeli Hau'ofa observe que les Européens, en entrant dans le Pacifique après avoir traversé d’immenses étendues d’océan, avaient tendance à voir « des îles dans une mer lointaine » plutôt qu’une « mer d’îles » : « Les Européens et les Américains ont tracé des lignes imaginaires à travers la mer, faisant des frontières coloniales qui confinaient les peuples de l’océan à de minuscules espaces pour la première fois. Ces frontières définissent aujourd’hui les États insulaires et les territoires du Pacifique » (Hau'ofa 152-153). Le plaisir de la côte brouille les frontières coloniales en attirant l’attention sur le moment où elles ont été dessinées10.

Il est en effet difficile de penser la francophonie hors du contexte colonial et J.R. Carpenter, en prenant comme point de départ le voyage de cartographie de Beautemps-Beaupré, met ce contexte en exergue. En remontant aux origines de la colonisation, le travail de J.R. Carpenter est à son tour un travail d’exploration, autant dans l’espace que dans le temps. L’autrice remonte le temps à partir des archives d’où elle exhume les écrits et graphismes de Beautemps-Beaupré. La problématique de l’origine – origine de la colonisation, mais aussi origine de la personne, identité – se déplace vers la matérialité de l’espace-temps que la littérature numérique permet, davantage qu’une autre, de rendre sensible. Le numérique, par le dynamisme qui lui est propre, ainsi que celui que lui confère le lecteur, inscrit l’œuvre dans un espace et une temporalité plus matériels, donc plus sensibles, plus impliquants également.

L’écriture numérique subvertit la linéarité, bouleverse la conception chronologique du temps et de ce fait interroge le mécanisme de la colonisation dans sa constitution comme récit. Revenons sur le temps, tel qu’il est présent dans l’œuvre et tel que peut l’expérimenter le lecteur. Lorsque l’on fait défiler la bande du chapitre « la côte infinie » (fig. 7), on peut aller dans un sens comme dans un autre vers la droite ou la gauche, mais de toute façon, sans jamais arriver au bout, il s’agit bien d’une « côte » infinie. La « côte technique » (fig. 8) fonctionne de façon identique.

Figure 7. La côte infinie

Figure 7. La côte infinie

Figure 8. La côte technique

Figure 8. La côte technique

On retrouve ici un élément propre à la poétique de J.R. Carpenter : le travail de l’éloignement de l’horizon des œuvres. En même temps, et c’est là notre propos, on peut voir dans le déplacement, dans le mouvement, une figuration d’un temps autre que le temps chronologique, mais un temps qui se rapproche davantage d’un temps aiônique tel que le présente Deleuze11, c’est-à-dire un temps où l’on peut aller en avant comme en arrière en quelque sorte… Sur la « côte technique », la chronologie temporelle est indiquée, inscrite, les mois sont mentionnés, mais le lecteur, par son mouvement, son déplacement du curseur sur la barre horizontale, s’inscrit dans un temps qui est davantage celui de l’Aiôn que celui de Chronos puisqu’il peut aller d’avant en arrière. On voit bien le lien noué grâce au dispositif numérique entre le mouvement et la représentation du temps. Le numérique, grâce au mouvement du lecteur, permet d’échapper à la linéarité de l’écrit, à la représentation d’une chronologie. Les autres bandes ne suivent pas le même modèle. La « côte grammaticale » (fig. 9) n’est pas construite de façon circulaire, elle a un début et une fin, et est certainement la page qui pousse le plus loin la métaphore entre l’espace côtier et le texte. Le parallèle entre texte et espace cartographique12 est explicite avec la présence de deux phrases permanentes « la côte périme le texte » et « comment une côte qui est du langage peut-elle être hors du langage ». D’une certaine manière, cette « côte » reproduit la linéarité du texte. Toutefois cette linéarité, et donc cette chronologie, peut être bouleversée par les fragments insérés de façon générative qui amènent le lecteur à revenir en arrière, à relire un texte modifié. L’œuvre apparaît comme une superposition de textes possibles, multiples et divers, et ainsi matérialise une forme de langue – à l’image peut-être de la langue de la francophonie – qui serait à la fois superposition de tous les temps, mais aussi possibilité de tous les temps, de toutes les temporalités, et laisserait apparaître une forme de « créolisation », pour reprendre le terme d’Édouard Glissant13 cette fois. Ce mille-feuille de temporalités et d’espaces traduit le fait que la « réalité, dès qu’elle devient écrite peut se montrer narrative, et sans doute également fictionnelle. Le paysage est fait de mots14 ». Le numérique permet de souligner cette ambivalence réalité/fiction. Pour Édouard Glissant, la langue est inscrite dans le paysage et les mots sont éminemment liés, comme la terre, à l’identité. J.R. Carpenter, en choisissant de travailler sur les archives, sur les croquis annotés de Beautemps-Beaupré, semble prendre l’idée d’une écriture du lieu « au pied de la lettre », dans sa matérialité. Nous avons souvent remarqué que le numérique est souvent bien loin de l’abstraite virtualité qu’on lui prête parfois et tend, au contraire à affirmer sa matérialité. Celle-ci est donc présente ici par le graphisme, par l’image qui reprend les croquis de Beautemps-Beaupré. Elle réside également dans le déplacement proposé au lecteur, déplacement qui reproduit le voyage du cartographe. L’action du lecteur, sa lecture même, mime le déplacement. Si l’on revient sur la notion de « déterritorialisation » que nous avons évoquée plus haut, à propos du bilinguisme de l’œuvre, on peut se demander si, en incluant le lecteur dans le mouvement et le voyage, on n’assiste pas plutôt à une tentative de « reterritorialisation ».

Figure 9. La côte grammaticale

Figure 9. La côte grammaticale

L’œuvre numérique apparaît bien ici comme une forme de problématisation, d’expérience des limites et des contraires. Il s’agit donc de penser le rapport au lieu de façon différente, d’autant plus que, toujours d’après Dominique Combe, la littérature francophone a tendance à s’écrire en référence à un lieu natal tout autant qu’à la création de son propre espace littéraire :

Même s’il reste sans doute hanté par les paysages de son enfance, l’écrivain s’invente son propre lieu, sa chambre à soi, en même temps que sa langue… Quelle que soit la nature de ce lieu, il en appelle la description systématique, mobilisant les savoirs, géologie, botanique, zoologie, mais aussi urbanisme, architecture, technologie, économie15.

Dans le roman francophone, cette réalité précisément nommée ne l’est que pour traduire une identité, celle de l’auteur. Ce rapport personnel, au lieu comme à la langue, au lieu comme langue et à la langue comme lieu, est, au premier abord, absent de l’œuvre de J.R. Carpenter. La question de la francophonie ne saurait être celle de l’autrice. Il ne s’agit pas de sa francophonie à elle, mais de la mise en place d’une expérience de la francophonie, d’une problématisation de la francophonie, ou du moins de la colonisation. C’est sans doute pour cela qu’elle remonte « aux sources », comme on chercherait la source d’un problème… Le travail de J.R. Carpenter est à la fois modélisation, recréation d’une expérience et première expérience, retour aux origines. Le numérique et le dispositif permettent l’expérience, à tous les sens du terme – la tentative de recréation et de compréhension, comme l’expérimentation sensible du lecteur –, tout en éliminant la question de l’auteur et de son appréhension personnelle du « problème ». Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’autrice ait recours de façon assez systématique à la génération de textes à partir d’un corpus d’éléments soigneusement choisis en fonction de leur thématique. Le numérique aurait cette fâcheuse tendance à évacuer l’auteur en tant que tel. C’est ce que soulignait déjà George P. Landow, à la suite de Roland Barthes16.

Pourtant, J.R. Carpenter s’inscrit en faux contre cette assertion. La question de l’auteur et de son rapport d’identité à la langue est explicitée dans les « infos » qui accompagnent Le Plaisir de la côte :

Je me suis approprié, exagéré, détourné, corrigé et corrompu les traductions originales françaises et anglaises de ces textes. Qui est donc l’auteur de cette œuvre ? L’auteur n’est pas mort. L’auteur est multiple, multimédia, multilingue, multivocal. « Quel corps ? » Barthes demande : « Nous en avons plusieurs »17.

J.R. Carpenter affirme alors sa présence dans son travail sur les mots qu’elle a pu emprunter. On reconnaît dans les termes employés par l’autrice le vocabulaire de la créolisation qui est justement appropriation et également travail de sape, de corruption, pour mieux construire son propre récit tout en déconstruisant celui du colonisateur. On comprend alors l’importance accordée aux erreurs de traduction, de transcription, erreurs revendiquées et affichées par l’autrice. Ces erreurs sont le reflet de son appropriation, de son inscription à elle, appartenant à notre présent, dans l’écriture et le paysage du passé. En même temps qu’elle affirme sa présence, J.R. Carpenter permet au lecteur, qui anime de son mouvement l’œuvre, de participer à l’écriture, d’entrer dans une communauté de voyage, dans la langue, dans l’espace et dans le temps.

En conclusion, J.R. Carpenter procède finalement tout à fait à une entreprise de « créolisation » du langage au sens où l’entend Édouard Glissant. On retrouve dans Le Plaisir de la côte le multilinguisme, la conscience de la langue, des langues et de leur imaginaire. On retrouve le lien, présent ne serait-ce que dans les documents utilisés, entre le paysage, la bande et le langage, l’inscription du langage dans l’espace. Dans la démarche de Carpenter, comme dans le voyage du lecteur, on reconnaît cette dimension prophétique du passé qu’est pour Édouard Glissant l’écriture de la créolisation. Le procédé de génération de textes, de collage, mis en œuvre dans Le Plaisir de la côte entraîne l’émergence de la poétique du divers. L’œuvre n’est plus racine, mais bien rhizome. J.R. Carpenter, en retraçant les lignes de côte de Charles-François Beaupré-Beautemps a bien dessiné ses propres « lignes de sorcières ». Il reste au lecteur, à céder à la magie du texte et réécrire dans sa lecture sa propre sorcellerie.

Bibliographie

Barthes Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1973.

Carpenter J.R., Le Plaisir de la côte / The Pleasure of the coast [en ligne], URL : luckysoap.com/pleasurecoast/fr/index.html [consulté en juin 2023].

Carpenter J.R., « Grappling With the Actual: Writing on the Periphery of the Real », Electronic book review, 2020, DOI : https://doi.org/10.7273/b0wk-tm19.

Combe Dominique, Les Littératures francophones. Questions, débats, polémiques, Paris, PUF, 2010.

Deleuze Gilles, Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969.

Deleuze Gilles, Critique et clinique, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Paradoxe », 1993.

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1975.

Glissant Édouard, Introduction à une politique du divers, Paris, Gallimard, 1996.

Landow George P., Hypertext 2.0. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, John Hopkins University Press, 1997

Médard Sylviane, « La poésie à l’horizon du numérique : l’exemple de … and by islands I mean paragraphs de J.R. Carpenter », Komodo, vol 21, URL : https://komodo21.fr/poesie-a-lhorizon-numerique-lexemple-de-and-by-islands-i-mean-paragraphs-de-j-r-carpenter/ [consulté en juin 2023].

Notes

1 Dominique Combe, Les Littératures francophones. Questions, débats, polémiques, Paris, PUF, 2010, p. 23. Retour au texte

2 Carpenter J.R., Le Plaisir de la côte / The Pleasure of the coast [en ligne], URL : luckysoap.com/pleasurecoast/fr/index.html. Retour au texte

3 Nous traduisons : « This work asks questions about how the ship made the world measurable and thus navigable for western imperialism. It does this through the reactivation and reorganization of a 225-year-old data set held at the Archives nationales: a collection of sketches showing coastal elevations along with drafts of sea charts drawn by Charles-François Beautemps-Beaupré (1766-1854) during a voyage for discovery to the South Pacific in the late eighteenth century. » J.R. Carpenter, « Grappling With the Actual: Writing on the Periphery of the Real », Electronic book review, 2020. Retour au texte

4 L’autrice l’affirme dans le préambule à son œuvre « Cette œuvre est imparfaitement bilingue. Toutes les erreurs de traduction de transcription et d’interprétation sont les miennes. » www.luckysoap.com/pleasurecoast/fr/about.html. Retour au texte

5 Dominique Combe reprend principalement l’idée de « déterritorialisation » telle qu’elle apparaît dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1975. Retour au texte

6 Dominique Combe, op. cit., p. 133. Retour au texte

7 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 15. Retour au texte

8 Nous traduisons : « The Pleasure of the Coast aims to disrupt this assumptive relation between the symbolic and the real. Exactitude is eschewed. » J.R. Carpenter, « Grappling With the Actual », op. cit. Retour au texte

9 Dominique Combe, op. cit., p. 198. Retour au texte

10 Nous traduisons : « Epeli Hau’ofa observes that Europeans, on entering the Pacific after crossing huge expanses of ocean, tended to see “islands in a far sea” rather than “a sea of islands”: “Europeans and Americans drew imaginary lines across the sea, making the colonial boundaries that confined ocean peoples to tiny spaces for the first time. These boundaries today define the island states and territories of the Pacific” (152-153). The Pleasure of the Coast blurs colonial boundaries by calling attention to the moment that they were drawn. » J.R. Carpenter, « Grappling With the Actual », op. cit. Retour au texte

11 « Aiôn, c’est le passé-futur dans une subdivision infinie de moments abstraits, qui ne cesse de se décomposer, dans les deux sens à la fois, esquivant à jamais le présent. » Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 95. Retour au texte

12 On retrouve la même métaphore dans l’œuvre plus ancienne …and by islands i mean paragraphs : Sylviane Médard, « La poésie à l’horizon du numérique : l’exemple de …and by islands I mean paragraphs de J.R. Carpenter », Komodo, vol 21. Retour au texte

13 Édouard Glissant, Introduction à une politique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 16. Retour au texte

14 Dominique Combe, op. cit., p. 184. Retour au texte

15 Ibid., p. 160. Retour au texte

16 Avec de l'idée d'« erosion of the self », dans George P. Landow, Hypertext 2.0. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, John Hopkins University Press, 1997, p. 71-78. Retour au texte

17 www.luckysoap.com/pleasurecoast/fr/about.html. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Sylviane Médard, « La cartographie au pied de la lettre (numérique) : Le Plaisir de la côte / The Pleasure of the Coast de J.R. Carpenter », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 17 juillet 2023, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=767

Auteur

Sylviane Médard

Agrégée de lettres modernes, Sylviane Médard enseigne en lycée quand elle n’arpente pas les côtes japonaises. Sa thèse de doctorat en littérature comparée soutenue en 2022, intitulée De la matérialité des miroirs intempestifs : Étude de la figure du lecteur de poésie en milieu numérique, sous la direction d’Isabelle Krzywkowski (Université Grenoble-Alpes), explorait les relations entre l’écrit poétique, la réception et le milieu numérique. Sa réflexion actuelle l’amène à observer les variations de la constitution des imaginaires de l’espace et du temps.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Droits d'auteur

CC BY-NC-SA