La question du « web littéraire », telle que formulée dans le projet où nous la rencontrâmes1, portait sur les littératures francophones ; elle procédait de l’intuition, vérifiée, que le web ouvre des possibilités d’expression littéraire nouvelles, et que se trouvaient dans ce redéploiement de techniques du texte des potentialités créatrices. Mais pour identifier celles-ci de façon aussi ouverte que possible et sans a priori, il fallait inévitablement affronter la question : qu’est-ce que le web littéraire ?
C’est prendre à revers notre culture des études littéraires, nourries par l’analyse de phénomènes particuliers du texte, que de s’emparer d’une question aussi vaste. Il s’agissait évidemment moins d’y répondre que de jouer avec elle et ce qu’elle recèle comme soubassements ou impensés. Au fur et à mesure de sa progression, l’enquête intéresse moins pour son issue que pour les perspectives qu’elle ouvre sur les représentations du littéraire, sur la fonction anthropologique du texte dans un moment de l’histoire des techniques aussi brusquement évolutif que le nôtre. À défaut de conclusions, nous donnons ici un aperçu synthétique de questions transverses que pose l’évolution technique à une réalité anthropologique profonde : le texte et dans celui-ci, la littérature.
Étape 1 : une recherche d’information
Si un « web littéraire » existe, « web » désigne son lieu d’apparition : il convient pour y enquêter d’utiliser les outils propres à ce lieu2. C’est ce que nous avons été invité à faire au commencement du projet de Cartographie du web littéraire francophone. Nous choisissions d’évacuer, avec toute problématisation a priori du littéraire, les critères axiologiques qui pourraient en résulter (le « bon littéraire » / « le mauvais ») afin d’effectuer ce qui, dans la logique des outils du web contemporain, relève d’une recherche d’information. Les moteurs de recherche sont les points d’entrée ordinaires du web pour l’utilisateur. La prolifération essentielle du web détermine l’existence de ces superstructures destinées à en sonder le contenu. Ils proposent un reflet pertinent de ce qu’est le web contemporain, puisqu’il n’existe pas d’instance neutre, indépendante, qui en classerait, en décrirait et en signalerait le contenu3. Travailler dans les moteurs de recherche avec des mots clefs pour trouver des auteurs de textes littéraires nous a donné un point de vue privilégié sur les représentations du littéraire contemporain. Deux observations distinctes s’imposent :
- le littéraire se dessine dans une dimension aspectuelle singulière : il est l’« accompli dans le présent » d’une variété de textes. Autrement dit : le terme renvoie d’abord à une historicisation du texte. Le littéraire se définit d’abord comme a posteriori, renvoyé à une histoire, à du passé. « Littéraire » est une certaine qualité de texte devenu autre chose et notamment un objet d’étude institutionnel. L’organisation largement diachronique des enseignements et spécialités littéraires (où médiévistes et spécialistes du xxie siècle occupent par exemple des terrains étanches) confirme cette dimension ;
- lorsqu’il concerne le présent, le littéraire en ligne se présente d’abord et avant tout comme la vitrine d’une activité qui se déroule ailleurs. Le web est alors l’espace d’exposition d’un champ spécifique de la vie économique et culturelle. « Littéraire » devient ainsi le label d’un certain pan du marché publicitaire où s’échangent de la visibilité (des livres, des auteurs, des librairies, des évènements, etc.), donc des produits, et, en sous-main, des données personnelles qui nourrissent l’économie de ces outils. Le produit phare du littéraire restant le livre, c’est principalement autour de lui que s’articulent les autres aspects. Sa « réification » institutionnelle permet aussi cette présentation du littéraire en « produit » : le délimiter nettement permet d’en faciliter la commercialisation.
Dans les moteurs de recherche, il est patent que ce concept de « web littéraire » renvoie d’abord aux champs soit de l’institution, soit du commerce. La recherche d’information donne accès ici à des représentations du littéraire qui reflètent directement la structure du web contemporain : structure avant tout commerciale, basée sur la publicité, fortement centralisatrice. Elle ne qualifie pas au premier abord ce que nous cherchions : une production écrite contemporaine publiée en ligne.
Étape 2 : la littérarité
Si elle veut s’intéresser au présent vivant du littéraire, notre enquête devait bifurquer d’une recherche d’information vers un questionnement épistémologique, autrement ardu. S’il existe une forme d’art fondée sur le texte, comment identifier ce type particulier de texte ? Question insoluble, mais qu’il reste fructueux d’affronter sur ce terrain mouvant des révolutions numériques. Tout d’abord quelques détours par les origines rappellent le retour incessant des techniques dans la création littéraire :
- la transparente étymologie de « littéraire » (lettera) renvoie à un ensemble de techniques de communication : lesquelles consistent à coder le langage (oral) afin de permettre la « transmission reportée d’information » (nous soulignons l’analogie possible avec les technologies informationnelles modernes) ;
- la pensée canonique de la poétique (marquant les contours de l’objet littéraire) héritée d’Aristote définit aussi un ensemble de techniques du texte : les genres littéraires en sont un élément central, ainsi que les combinaisons médiatiques (la façon dont le texte est « publié », écriture, oralité, chant, instrumentation, illustration, mise en scène, etc.).
Ces détours très en amont ou au-delà du « monde du livre » mettent en avant une variété considérable de situations du littéraire à travers les âges et les espaces. Cette variété évoque, en écho, la puissance d’hybridation des techniques contemporaines. Bernard Cerquiglini jadis, Elena Pierazzo plus récemment4, ont mis l’accent sur cette pluralité du texte, masquée momentanément (quelques siècles) par l’homogénéité que semble suggérer le livre imprimé : la combinaison d’un auteur unique associé à un éditeur et à une date d’édition permirent une mythologie du littéraire où le texte se fige dans une « incarnation » imprimée. Les historiens du document imprimé ont suffisamment montré les impensés de cette mythologie5, qui reste cependant vivace. Pour efficace qu’elle soit dans notre histoire récente, une telle mythologie échoue à délimiter au sein des textualités la spécificité du littéraire. Il suffit d’observer un corpus d’œuvres tenues pour littéraires par les institutions académiques pour toucher cette limite. Le programme de l’agrégation de lettres, pris sur quelques années, renverra ainsi du Roman d’Énée aux Pensées de Pascal, de la correspondance d’une Marquise aux mémoires d’un Cardinal, des relations de voyage d’un poète au dictionnaire d’un penseur : ni la notion d’auctorialité, ni l’« intention » littéraire, ni la finalité communicationnelle, ni aucun critère formel, énonciatif, discursif, générique ou technique n’est commun à ce corpus et suffisant pour l’identifier. Sous cet angle, l’univers du livre, décorrélé du littéraire, est rendu à la contingence de sa technique : le livre semble une brève parenthèse cohérente et productive dans les modalités d’apparition du littéraire.
De la même façon, les outils forgés récemment par l’analyse du discours6 pour saisir la spécificité des techniques numériques du texte ne peuvent guère rendre compte du travail particulier qu’une œuvre fait à la textualité. Ainsi, le concept de texte « nativement numérique », sur lequel nous crûmes pouvoir nous établir, s’avère difficile à appliquer rigoureusement dans le cas d’une œuvre littéraire. Un texte peut être « nativement manuscrit » puis transformé dans des outils numériques, ou non numériques, pour être finalement mis en ligne et appartenir de ce fait à un « web littéraire ». Quel est le moment charnière pour décider de son appartenance au web littéraire ? Quel niveau de maîtrise des techniques rend l’auteur réellement « auteur » de son texte : est-on auteur d’un post sur le fil d’un réseau social, alors que ce texte va s’intégrer à des technostructures discursives qui le remodèlent, le transforment, métamorphosent son environnement de lecture selon chaque terminal, chaque heure du jour, chaque configuration d’un système, etc. ? Marcello Vitali-Rosati interroge la pertinence même de la notion de littérature numérique7. Cette notion ne nous semble guère opératoire en tous cas pour cerner notre « web littéraire ». Sur le web, l’efflorescence et la créolisation médiatiques, le tremblement-effacement de l’auctorialité, l’incertitude générique et l’énorme accumulation textuelle alimentent plus que jamais les difficultés à saisir le sens et les limites de la nature « littéraire » d’un texte.
Étape 3 : réseaux
Si la « littérarité » échappe à toute définition essentielle, un critère mis en avant notamment par Todorov retient notre attention : le littéraire en tant que réalité à la fois linguistique et anthropologique8 : il n’y a pas de « structure » littéraire propre, mais peut-être une « fonction » littéraire qui est historique (variable) et relationnelle (propre à des réseaux de personnes dans des systèmes sociaux). Cette terminologie du « réseau » et du « lien » retient volontiers notre attention dans le contexte du web, où ces concepts jouent un rôle considérable. Séduisante, l’analogie présente le risque de faire écran à des réalités dissemblables ; plusieurs auteurs9 ont mis en avant la nécessaire critique du concept de réseau : il est tentant et piégeux de prendre des réalités techniques pour des faits sociaux ou culturels. Néanmoins, le lien étant à la fois la révolution technique intrinsèque à la textualité du web (hyperlien) et la condition d’existence du littéraire en tant qu’expérience collective du texte, il est crucial de saisir la possibilité d’un web littéraire sous l’angle de ses nombreuses modalités de mise en réseau. D’autant que la diversité des réseaux reflète en elle-même la variabilité des appréciations du littéraire, autant que la coexistence sur le web, de différents webs. Il est possible très synthétiquement de distinguer :
- les réseaux par hyperliens (site à site, blogs à blogs) : à la racine même du premier web, ils apparaissent, du côté du web littéraire, en perte de vitesse à mesure de la transformation centralisatrice croissante de la toile. Ils restent néanmoins cruciaux à observer, à notre sens, notamment pour ce qu’ils montrent précisément une activité créatrice, de l’ombre, que cachent justement les deux grandes faces visibles de l’iceberg littéraire (la face institutionnelle et la face commerciale) ;
- les réseaux très clos et spécialisés des forums et plateformes, où les phénomènes de socialités sont intenses et qui, en dépit où grâce à leur forclusion (source de force collective), ne sont pas sans communiquer avec l’extérieur (monde littéraire imprimé notamment) : les travaux à ce sujet10 le soulignent ;
- bien évidemment les grands réseaux sociaux généralistes, où s’observe la résurgence de l’activité progressivement déclinante des sites et blogs.
Il existe enfin un phénomène marquant enfin : ces différents réseaux s’interpénètrent et rejoignent tantôt les réseaux constitués au niveau local – ou selon d’autres logiques (éditoriales, thématiques) – et aussi d’autres réseaux exogènes à l’intérêt pour le littéraire ; le web agit sur le littéraire comme un formidable accélérateur de ces liaisons inhérentes à la création. Il complique l’observation de « cercles d’écriture » en activant plus que jamais la possibilité d’une existence en dehors de champs (librairie, édition, bibliothèques, etc.) nettement délimités du corps social.
Étape 4 : hypothèses et frontières
C’est bien dans des environnements sociaux spécifiques, dont nous avons observé quelques modalités en ligne, que prend sens le terme de « littérature » ; place du village, communauté locale ou cercle d’amis Facebook, forum d’écriture ou réseau international de chercheurs, l’équation du littéraire ne se résout que dans un système de reconnaissance qui cimente la possibilité d’une existence collective. Existe-t-il un liant commun à ce ciment par le texte ? Notre cheminement ici reste forcément inachevé : constatant le fleurissement de la masse de formes, échouant à clore notre catalogue d’hybridations médiatiques, discursives et communicationnelles, nous ne pouvons qu’approcher l’hétérogénéité des créations textuelles. « Littérature » est peut-être le nom de cette fonction textuelle par excellence porteuse d’une « différance » conceptualisée par Derrida, qui questionne la possibilité des concepts eux-mêmes et excède son support : « Le livre est la dissimulation d’une écriture illisible encore plus vieille que le livre [nous soulignons], porteuse d’une interrogation radicale : la différance11. »
Tout du moins pouvons-nous relever, avec la subjectivité que requiert l’incertitude épistémologique de notre sujet, quelques hypothèses quant aux orientations de l’écriture littéraire contemporaine en ligne :
Le texte comme soin ?
En nous inspirant de débats récents des lettres françaises, nous pourrions évoquer avec Alexandre Gefen une littérature destinée à « réparer le monde » : « La littérature d’avant la littérature cherchait à représenter le bien, la littérature d’après la littérature cherche à faire le bien […] ; recoudre, aller mieux, aider, guérir, sauver par les lettres, tels sont les mots d’ordre de la littérature du xxie siècle12. »
Ce point de vue « à l’opposée d’une postmodernité conçue comme un rapport nostalgique ou ironique à l’art13 », trouve des échos variés dans les formes que nous avons pu traverser : réparer les douleurs de l’adolescence (les plateformes d’écriture sont largement investies par de jeunes adultes), inventer des formes collectives, des liens, des ponts au moment où l’univers en expansion du web semble isoler les individus. Ces tendances sont indiscutablement à l’œuvre et trouvent notamment une source dans la notion même, au combien ancienne et « relationnelle », du forum. Il est permis de se demander si cette fonction ne se trouve pas réalisée à l’extrémité du spectre des productions créatives du web, dans les vidéos d’ASMR14. La satisfaction apportée par le texte récité (ou lu en silence) n’est-elle pas un fondement possible de structures formelles poétiques, épiques, narratives ou théâtrales ? Qu’on songe au bercement de l’alexandrin de Racine, au « bibelot sonore » de Mallarmé, au déroulement, presque mathématique ou musical, d’une intrigue romanesque… La génération automatique de poèmes produit aussi cet effet d’une langue hypnotique, d’un système d’attentes et de satisfactions sculpté dans l’interaction entre signifié et signifiant. L’hypothèse de Gefen, problématique en cela qu’elle évacue ce décalage essentiel du texte littéraire pour briser les perceptions attendues15, n’en est pas moins stimulante. Elle signale peut-être le premier terme de cet effort dialectique du texte littéraire, pour avancer de l’identité à l’altérité, reconstituer le lien, marche après marche, entre vertige de l’effort et équilibre retrouvé.
Le texte pour jouer
Il s’agit là d’une variété particulière de ce « soin » évoqué ci-dessus : les techniques du web semblent particulièrement efficaces pour activer la fonction ludique du texte. En témoignent une multitude de jeux inventés ou réinventés sur le web au service de la création littéraire : les forums littéraires sont friands de ces « défis » et autres threads à dimension ludique ; des initiatives comme le Nanowrimo ou les fanfictions sur forums ou plateformes stimulent une intelligence collective créatrice ; les jeux de rôles littéraires enfin, sur des plateformes dédiées16, des plateformes généralistes ou dans des forums ouvrent là encore des possibles d’une richesse infinie tant dans la forme que dans le positionnement énonciatif, l’immersivité, l’effacement des frontières et les masques.
Le texte comme sépulture ?
Notre seconde hypothèse recourt à la tradition prolifique établissant un lien entre les origines du signe et la mémoire des morts ; en littérature, ceci se traduit dans la tension entre la présence (suscitée par le texte) et l’absence (derrière le texte). Donnons-en rapidement une définition de « poéticien » : « Que parler soit s’affirmer, l’encoche la plus ancienne l’indique, sens qui se grave dans du non-sens ; et la tombe même le prouve, si consubstantielle à l’être parlant puisqu’elle préserve un nom, puisqu’elle dit la présence17. »
Nous sommes ici au cœur sans doute d’une fonction anthropologique très puissante du « littéraire » : le liant d’une communauté est bien souvent ce partage du texte qui rappelle une « histoire » commune, des « ancêtres », ou une tradition (fût-elle faite de ruptures), c’est-à-dire de l’absence, que rendent tangibles la parole, le souffle vivant, ou le texte écrit, gravé, performé, etc. Les moyens du web offrent alors mille manières d’actualiser cette fonction. Nous avons évoqué la puissance des croisements médiatiques texte/image (voix et images animées en option) pour creuser cette tension du présent et de l’absent, lui donner corps, l’intensifier. Un projet d’écriture illustre cette démultiplication des moyens : Général Instin. Sur une tombe du cimetière du Montparnasse, celle bien réelle du général Hinstin, un auteur, Patrick Chatelier remarque un « vitrail détérioré par le travail du temps, qui défigure le visage inscrit18 » : le ferment d’imaginaire retenu dans cette image fonde un vaste chantier littéraire in progress, collectif et largement ancré sur les possibilités offertes par le web. Ce projet rassemble quelques caractéristiques typiques du web littéraire tel que nous l’avons observé : sa dimension collective tout d’abord (une centaine d’auteurs investis) participe d’une remise en question de la figure auctoriale et des limites de l’œuvre (pas d’œuvre fixe identifiée, datable, pas d’auteur unique) ; son rapport étroit mais ambigu au réel (à l’origine, la « vraie » tombe d’un homme dont, ensuite, l’orthographe du nom est modifiée) ; la multiplicité des modes d’hybridation qu’il met en œuvre : suggéré par une photographie, il donne lieu à des textes, mais aussi à des performances, ateliers d’écritures, festivals, œuvres cinématographiques, plastiques, etc. Principalement objet d’un feuilleton, il se déroule en partie à partir de 2007 sur un site emblématique du web littéraire francophone, Remue.net, mais fait aussi l’objet de publication de livres imprimés. Que cette œuvre exemplaire d’un renouveau littéraire où le web joue un rôle crucial procède d’une image floue nous semble témoigner de la puissance de ses potentialités pour s’emparer de cette fonction littéraire ancienne liée à la présence par le texte. Dans des environnements et une technologie idéologiquement hantés par le « futur » ou le « progrès », et à rebours de ce scientisme technicien, le littéraire creuse l’absence, les origines ou leur manque, les failles propres à notre condition provisoire. Dans le trouble d’une image dévorée par le temps, c’est aussi la vision d’une mise au point qu’il n’est pas possible d’améliorer, d’une résolution imparfaite, faillible, d’un déchiffrement hors de portée des modalités computationnelles binaires. Du même coup, dans le texte, c’est la possibilité du silence en lieu et place du bruit informationnel.
Le texte comme trace
Partis pour chercher le littéraire à partir des sciences de l’information, nous voilà conduit à interroger les sciences de l’information du point de vue du littéraire. En effet, nous avons fait le constat d’une surproduction textuelle, d’une prolifération accélérée dans le web 2.0. Le succès de ces outils est, on le sait, lié à un modèle économique basé sur la monétisation des données constituées des traces laissées par la navigation des utilisateurs. Si la trace devient, en régime web capitaliste, une valeur essentielle, confronter cette notion à ce que nous évoquions ci-dessus comme fonction anthropologique du littéraire pourrait être fécond. Car l’utilisation par les algorithmes des plateformes et moteurs de recherche de ces traces esquissent « une vision particulière du sujet » : issue d’écoles de pensées anglo-saxonnes (utilitarisme, empirisme, libéralisme), elle tend à établir une régulation « naturelle » des échanges et postule une vision économique de l’individu, guidé par la recherche des plus grands bénéfices au moindre coût. Cette « théorie du choix rationnel » a permis de mettre au point nos outils modernes de recherche d’information et l’exploitation statistique des données produites par les traces numériques. À ces traces du comportement observé, peut-être le texte littéraire est-il celui qui, par excellence, oppose une réalité irréductible à leur utilité concrète ; le concept de « mimésis », dans ses évolutions historiques et surtout dans l’infini de ses manifestations littéraires, pourrait permettre une critique, à partir du texte, des données comme représentation hégémonique du monde : par son caractère d’exceptionnalité, par son incessant renouvellement critique du texte figé, par sa fonction symbolique ancrée dans une aspiration collective excédant la pure satisfaction d’un besoin clair, la littérature se voit peut-être échoir ce rôle, dans l’univers du web, de déjouer les logiques algorithmiques, de perturber la raison computationnelle. Restituant l’individu aux forces « illogiques » qui le constituent : son système de croyances, ses désirs, angoisses, produit d’une perception intime et d’une histoire unique percutée par les forces sociohistoriques, irréductibles aux « traces » d’un comportement, la littérature serait partie prenante d’un « humanisme numérique » appelé de ses vœux par Miled Doueihi19, où l’humain n’est pas une toute-puissance transparente, mais un territoire mouvant d’imaginaires en devenir. Sur ce territoire, nous aurons trouvé mille pistes : recherches, œuvres, fragments de textes de toutes sortes. Le texte « en pleine forme », en somme, jouant dans toutes les formes connues et inconnues. Le texte vivant, déjouant les théories du texte avec, en point de mire, une littérature rétive à nos plans de géomètres ou d’informaticiens, fugitive laissant des trous aux cartes et l’enquête grande ouverte.