Dans un article du Moniteur daté du 16 mai 1823, on fait l’annonce d’une nouvelle édition de 200 exemplaires du Voyage historique et pittoresque de l’Espagne1, d’Alexandre de Laborde (1773-1842), qui avait paru en quatre volumes entre 1806 et 1820. L’annonce détaille longuement le contenu de ces exemplaires, dont une planche d’après un dessin de Louis-François Lejeune (1775-1848) :
La manière de voyager en Espagne, d’après un tableau du général Lejeune, gravé par Bovinet. On y représente la manière de voyager des pèlerins, des moines, des militaires ; sur le devant on remarque le coche de Colleras attelé de six mules, espèce de berlingos, tels qu’ils étaient sous Louis XIV ; au fond des charrettes à roues pleines, telles qu’elles étaient du temps des Romains, etc., etc.2
Le dernier volume de l’ouvrage de Laborde, soit la seconde partie du second tome, publiée en 1820, comporte en effet cette Manière de voyager en Espagne, gravée par Edmé Bovinet (1767-1832) et Jean Duplessis-Bertaux (1750-1818) d’après Lejeune (fig.1), accompagnant une description de la Castille. Cette planche semble être un point fort de l’ouvrage, le nom de Lejeune utilisé ici pour faire la publicité des nouveaux exemplaires, trois ans après la première publication. Officier lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, Lejeune est surtout connu pour ses peintures de batailles, batailles auxquelles il a lui-même participé, pour la plupart. Une recension de toutes les mentions de Lejeune dans la presse de l’époque démontre qu’il était une figure médiatique relativement connue, surtout dans les années 1820.
La planche présente une scène pittoresque, animée de personnages de différentes classes sociales et de différentes occupations, devant se déplacer par des moyens de transport variés, et l’explication de la planche détaille trois de ces « manières de voyager en Espagne », reprises par l’annonce du Moniteur3. Cette planche est d’autant plus curieuse qu’elle va au-delà de la simple représentation d’un paysage, faisant intrusion dans la production paysagère de Lejeune. Ce dernier est en effet initié au paysage par Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819), formation qui imprègne le rendu des décors de ses scènes de bataille ainsi qu’une production de paysages indépendants. Le ton et le style de la composition s’avèrent être assez révélateurs de la versatilité de Lejeune, au tournant des années 1820, après la fin de l’Empire.
C’est justement sur cette versatilité que cet article souhaite attirer l’attention. En plus de la Manière de voyager en Espagne, c’est sept autres vues que Lejeune produit pour l’illustration de la seconde partie du second tome de l’ouvrage de Laborde, soit deux vues de Pampelune, accompagnant la description de la Navarre, et cinq de Saragosse, accompagnant la description de l’Aragon. Ces vues de Saragosse permettent plus particulièrement de considérer un pan très peu étudié de l’œuvre de Lejeune, ainsi que d’avancer certaines hypothèses quant à l’origine et à la singularité de la contribution de ce dernier à l’ouvrage de Laborde. La littérature sur Lejeune concerne majoritairement ses peintures de bataille, et l’étude de sa production paysagère a surtout été circonscrite à son œuvre peint. Sa production dessinée a été très peu considérée et s’est surtout limitée à ses dessins ou esquisses pour ses tableaux, en plus du contenu de ses agendas ou de ses carnets4. Sa contribution à certaines entreprises illustrées, comme celle de l’ouvrage de Laborde, a été largement ignorée jusqu’à maintenant. Si l’ouvrage de Laborde a lui-même été l’objet de considération académique, l’implication de Lejeune dans l’illustration de l’ouvrage reste non documentée, et ses vues, très peu reproduites depuis le 19e siècle5. C’est bien malgré la numérisation par l’INHA, dès le milieu des années 2000, des volumes de l’ouvrage, mais aussi de 255 dessins originaux qui ont servi à l’illustrer et qui sont conservés dans la collection Jacques Doucet. Dans cette collection de l’INHA, sont conservés trois dessins originaux de Lejeune, non datés6.
La contribution de Lejeune à l’ouvrage de Laborde
Il est possible que Lejeune ait rencontré Laborde alors que ce dernier était en ambassade avec Berthier en 18097. Lejeune venait d’assister aux sièges de Saragosse par l’armée française. Si ses mémoires, Souvenirs d’un officier de l’Empire,8 ne sont parus qu’après sa mort, il publie son compte-rendu des Sièges de Saragosse de son vivant, en 18409 : ce texte témoigne à plusieurs endroits de la familiarité qu’a Lejeune avec la géographie de la ville et de ses environs10. Il fait par ailleurs un tableau11, présenté au Salon de 1827, représentant l’assaut du couvent de Santa Engracia du 27 janvier 1809. Ce même couvent fait l’objet de deux vues de Lejeune dans l’ouvrage de Laborde, une intérieure (fig.2) et une extérieure (fig.3), vues d’intérêt, considérant que le couvent a été détruit pendant les sièges.
Par ailleurs, avec une vue d’ensemble des planches produites pour l’ouvrage, on ne peut éviter de remarquer que ses vues ont impliqué des graveurs qui se sont démarqués dans la représentation militaire. Si la plupart des graveurs employés pour l’ouvrage ont réalisé un ensemble de planches, Duplessis-Bertaux et Bovinet (qui grave la Bataille d’Aboukir de Lejeune, en 1808, pour le compte du Dépôt de la Guerre), n’ont contribué qu’à La manière de voyager en Espagne. Leur participation à un tel ouvrage ne semblerait expliquée que par ce lien avec Lejeune. De même, contrairement aux autres dessinateurs du quatrième volume – Dominique Vivant Denon, F. Liger, Dutailly, Six, etc. – Lejeune ne contribue pas à l’illustration des autres volumes. La ponctualité de sa participation à l’ouvrage de Laborde s’expliquerait ainsi par sa connaissance de l’Aragon et des régions traversées lors de la campagne d’Espagne, décrites dans ce volume.
Lejeune et l’Espagne
Rien n’indique que Lejeune ait revisité l’Espagne après les guerres napoléoniennes. Ces vues ne seraient donc le résultat que de son expérience militaire des lieux. Que Lejeune s’inscrive alors dans une représentation pittoresque et romantique12 d’un pays qu’il a connu et traversé par la guerre mérite particulièrement d’être investigué. En effet, le couvent de Santa Engracia se retrouve ici représenté par Lejeune, alors qu’il a lui-même contribué à sa destruction en tant qu’officier de l’Empire, jetant un nouvel éclairage sur sa relation avec la capitale aragonaise.
Lejeune a à l’occasion dessiné des compositions destinées uniquement à la gravure, comme c’est le cas pour ses représentions du champ de bataille d’Eylau13 et de la rencontre de Napoléon et du tsar Alexandre à Tilsit14, deux dessins produits pour être gravés au Dépôt de la Guerre. Ces deux dessins à l’aquarelle (1807) ont probablement été réalisés à l’instigation du maréchal Alexandre Berthier (1753-1815), alors ministre de la Guerre, de qui Lejeune était l’aide de camp de 1800 à 1812. Les vues destinées à l’ouvrage de Laborde sont toutefois entièrement produites hors du contexte commanditaire napoléonien, et ne sont, de surcroit, pas des représentations de nature militaire.
Cette production particulière au sein de l’œuvre de Lejeune permet ainsi de réfléchir à des aspects fascinants de sa relation avec l’Espagne, et avec Saragosse tout particulièrement : entre destruction, pendant les sièges, et conservation, avec ses vues et ses mémoires.
Fig. 1 – Louis-François Lejeune (dessiné par), Edmé Bovinet et Jean Duplessis-Bertaux (gravé par). Manière de voyager en Espagne. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820
Bibliothèque nationale de France. SMITH LESOUEF R-1043. Photo : Béatrice Denis
Fig. 2 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et [M.A.] Benoist (gravé par). Vue intérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820
SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis
Fig. 3 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et Robert Daudet (gravé par). Vue extérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris : P. Didot l’Aîné, 1820
SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis