Saragosse lieu de siège, Saragosse pittoresque : les vues de Saragosse de Louis-François Lejeune pour le Voyage pittoresque et historique en Espagne

  • Saragossa, siege site, picturesque Saragossa: Louis-François Lejeune’s views of Saragossa for the Voyage pittoresque et historique en Espagne

DOI : 10.35562/theia.178

Résumés

Louis-François Lejeune (1775-1848), officier du génie pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, est surtout connu pour ses peintures de bataille. Sa curieuse contribution, par des dessins originaux, à l’illustration de l’ouvrage d’Alexandre de Laborde (1773-1842), Voyage pittoresque et historique en Espagne (1806-1820), révèle toutefois une production paysagère méconnue. Par cette contribution, Lejeune participe paradoxalement à la représentation visuelle du territoire espagnol qu’il a connu par la guerre. Ses vues de Saragosse, notamment, présentent des monuments détruits lors des sièges de la ville (1808-1809), auxquels Lejeune a assisté. Cet article revisite, malgré une documentation lacunaire, la genèse de cette contribution.

Louis-François Lejeune (1775-1848), an engineer officer during the Revolutionary and Napoleonic wars, is best known for his battle paintings. His curious contribution of original drawings to the illustration of Alexandre de Laborde’s (1773-1842) Voyage pittoresque et historique en Espagne (1806-1820), however, reveals a little-known body of landscape work. Through this contribution, Lejeune paradoxically participated in the visual representation of the Spanish territory that he had come to know through war. His views of Zaragoza, in particular, show monuments destroyed during the sieges of the city (1808-1809), which Lejeune attended. Despite a lack of documentation, this article revisits the genesis of this contribution.

Plan

Texte

Dans un article du Moniteur daté du 16 mai 1823, on fait l’annonce d’une nouvelle édition de 200 exemplaires du Voyage historique et pittoresque de l’Espagne1, d’Alexandre de Laborde (1773-1842), qui avait paru en quatre volumes entre 1806 et 1820. L’annonce détaille longuement le contenu de ces exemplaires, dont une planche d’après un dessin de Louis-François Lejeune (1775-1848) :

La manière de voyager en Espagne, d’après un tableau du général Lejeune, gravé par Bovinet. On y représente la manière de voyager des pèlerins, des moines, des militaires ; sur le devant on remarque le coche de Colleras attelé de six mules, espèce de berlingos, tels qu’ils étaient sous Louis XIV ; au fond des charrettes à roues pleines, telles qu’elles étaient du temps des Romains, etc., etc.2

Le dernier volume de l’ouvrage de Laborde, soit la seconde partie du second tome, publiée en 1820, comporte en effet cette Manière de voyager en Espagne, gravée par Edmé Bovinet (1767-1832) et Jean Duplessis-Bertaux (1750-1818) d’après Lejeune (fig.1), accompagnant une description de la Castille. Cette planche semble être un point fort de l’ouvrage, le nom de Lejeune utilisé ici pour faire la publicité des nouveaux exemplaires, trois ans après la première publication. Officier lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, Lejeune est surtout connu pour ses peintures de batailles, batailles auxquelles il a lui-même participé, pour la plupart. Une recension de toutes les mentions de Lejeune dans la presse de l’époque démontre qu’il était une figure médiatique relativement connue, surtout dans les années 1820.

La planche présente une scène pittoresque, animée de personnages de différentes classes sociales et de différentes occupations, devant se déplacer par des moyens de transport variés, et l’explication de la planche détaille trois de ces « manières de voyager en Espagne », reprises par l’annonce du Moniteur3. Cette planche est d’autant plus curieuse qu’elle va au-delà de la simple représentation d’un paysage, faisant intrusion dans la production paysagère de Lejeune. Ce dernier est en effet initié au paysage par Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819), formation qui imprègne le rendu des décors de ses scènes de bataille ainsi qu’une production de paysages indépendants. Le ton et le style de la composition s’avèrent être assez révélateurs de la versatilité de Lejeune, au tournant des années 1820, après la fin de l’Empire.

C’est justement sur cette versatilité que cet article souhaite attirer l’attention. En plus de la Manière de voyager en Espagne, c’est sept autres vues que Lejeune produit pour l’illustration de la seconde partie du second tome de l’ouvrage de Laborde, soit deux vues de Pampelune, accompagnant la description de la Navarre, et cinq de Saragosse, accompagnant la description de l’Aragon. Ces vues de Saragosse permettent plus particulièrement de considérer un pan très peu étudié de l’œuvre de Lejeune, ainsi que d’avancer certaines hypothèses quant à l’origine et à la singularité de la contribution de ce dernier à l’ouvrage de Laborde. La littérature sur Lejeune concerne majoritairement ses peintures de bataille, et l’étude de sa production paysagère a surtout été circonscrite à son œuvre peint. Sa production dessinée a été très peu considérée et s’est surtout limitée à ses dessins ou esquisses pour ses tableaux, en plus du contenu de ses agendas ou de ses carnets4. Sa contribution à certaines entreprises illustrées, comme celle de l’ouvrage de Laborde, a été largement ignorée jusqu’à maintenant. Si l’ouvrage de Laborde a lui-même été l’objet de considération académique, l’implication de Lejeune dans l’illustration de l’ouvrage reste non documentée, et ses vues, très peu reproduites depuis le 19e siècle5. C’est bien malgré la numérisation par l’INHA, dès le milieu des années 2000, des volumes de l’ouvrage, mais aussi de 255 dessins originaux qui ont servi à l’illustrer et qui sont conservés dans la collection Jacques Doucet. Dans cette collection de l’INHA, sont conservés trois dessins originaux de Lejeune, non datés6.

La contribution de Lejeune à l’ouvrage de Laborde

Il est possible que Lejeune ait rencontré Laborde alors que ce dernier était en ambassade avec Berthier en 18097. Lejeune venait d’assister aux sièges de Saragosse par l’armée française. Si ses mémoires, Souvenirs d’un officier de l’Empire,8 ne sont parus qu’après sa mort, il publie son compte-rendu des Sièges de Saragosse de son vivant, en 18409 : ce texte témoigne à plusieurs endroits de la familiarité qu’a Lejeune avec la géographie de la ville et de ses environs10. Il fait par ailleurs un tableau11, présenté au Salon de 1827, représentant l’assaut du couvent de Santa Engracia du 27 janvier 1809. Ce même couvent fait l’objet de deux vues de Lejeune dans l’ouvrage de Laborde, une intérieure (fig.2) et une extérieure (fig.3), vues d’intérêt, considérant que le couvent a été détruit pendant les sièges.

Par ailleurs, avec une vue d’ensemble des planches produites pour l’ouvrage, on ne peut éviter de remarquer que ses vues ont impliqué des graveurs qui se sont démarqués dans la représentation militaire. Si la plupart des graveurs employés pour l’ouvrage ont réalisé un ensemble de planches, Duplessis-Bertaux et Bovinet (qui grave la Bataille d’Aboukir de Lejeune, en 1808, pour le compte du Dépôt de la Guerre), n’ont contribué qu’à La manière de voyager en Espagne. Leur participation à un tel ouvrage ne semblerait expliquée que par ce lien avec Lejeune. De même, contrairement aux autres dessinateurs du quatrième volume – Dominique Vivant Denon, F. Liger, Dutailly, Six, etc. – Lejeune ne contribue pas à l’illustration des autres volumes. La ponctualité de sa participation à l’ouvrage de Laborde s’expliquerait ainsi par sa connaissance de l’Aragon et des régions traversées lors de la campagne d’Espagne, décrites dans ce volume.

Lejeune et l’Espagne

Rien n’indique que Lejeune ait revisité l’Espagne après les guerres napoléoniennes. Ces vues ne seraient donc le résultat que de son expérience militaire des lieux. Que Lejeune s’inscrive alors dans une représentation pittoresque et romantique12 d’un pays qu’il a connu et traversé par la guerre mérite particulièrement d’être investigué. En effet, le couvent de Santa Engracia se retrouve ici représenté par Lejeune, alors qu’il a lui-même contribué à sa destruction en tant qu’officier de l’Empire, jetant un nouvel éclairage sur sa relation avec la capitale aragonaise.

Lejeune a à l’occasion dessiné des compositions destinées uniquement à la gravure, comme c’est le cas pour ses représentions du champ de bataille d’Eylau13 et de la rencontre de Napoléon et du tsar Alexandre à Tilsit14, deux dessins produits pour être gravés au Dépôt de la Guerre. Ces deux dessins à l’aquarelle (1807) ont probablement été réalisés à l’instigation du maréchal Alexandre Berthier (1753-1815), alors ministre de la Guerre, de qui Lejeune était l’aide de camp de 1800 à 1812. Les vues destinées à l’ouvrage de Laborde sont toutefois entièrement produites hors du contexte commanditaire napoléonien, et ne sont, de surcroit, pas des représentations de nature militaire.

Cette production particulière au sein de l’œuvre de Lejeune permet ainsi de réfléchir à des aspects fascinants de sa relation avec l’Espagne, et avec Saragosse tout particulièrement : entre destruction, pendant les sièges, et conservation, avec ses vues et ses mémoires.

Fig. 1 – Louis-François Lejeune (dessiné par), Edmé Bovinet et Jean Duplessis-Bertaux (gravé par). Manière de voyager en Espagne. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

Fig. 1 – Louis-François Lejeune (dessiné par), Edmé Bovinet et Jean Duplessis-Bertaux (gravé par). Manière de voyager en Espagne. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

Bibliothèque nationale de France. SMITH LESOUEF R-1043. Photo : Béatrice Denis

Fig. 2 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et [M.A.] Benoist (gravé par). Vue intérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

Fig. 2 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et [M.A.] Benoist (gravé par). Vue intérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis

Fig. 3 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et Robert Daudet (gravé par). Vue extérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris : P. Didot l’Aîné, 1820

Fig. 3 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et Robert Daudet (gravé par). Vue extérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris : P. Didot l’Aîné, 1820

SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis

Notes

1 Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque et historique de l’Espagne (Paris : Imprimerie de P. Didot l’Aîné, 1806-1820). Retour au texte

2 « Voyage historique et pittoresque de l’Espagne, par le… », Gazette nationale ou le Moniteur universel, 16 mai 1823. Retour au texte

3 Pour l’explication de la planche, voir A. Laborde, op. cit., t.2 seconde partie, p. 32-33. Retour au texte

4 Le principal ouvrage concernant l’œuvre de Lejeune est le catalogue de l’exposition sur l’artiste qui a eu lieu à Versailles en 2012, dirigé par Valérie Bajou (dir.), Les Guerres de Napoléon : Louis-François Lejeune, Général et Peintre, Paris, Hazan, 2012. Bien que des dessins paysagers de Lejeune provenant de ses carnets soient inclus dans le catalogue, on n’y trouve aucune mention des dessins réalisés pour l’ouvrage de Laborde. Retour au texte

5 L’ouvrage de Laborde a été étudié autant du côté francophone qu’hispanophone. Les dessins et illustrations ont cependant plus rarement fait l’objet d’études, voir par exemple Jordi Casanovas i Miró et Francesc M. Quílez i Corella, El viatge a Espanya d’Alexandre de Laborde (1806-1820) : dibuixos preparatoris, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 2006 ; Suzanne Damiron, « Dessins originaux pour l’illustration du Voyage pittoresque et historique de l’Espagne d’Alexandre de Laborde », dans Actas del XXIII Congreso internacional de historia del arte, Granada, 1973. España entre el Mediterraneo y el Atlantico, vol. 2, Granada, Universidad de Granada, 1976, p.484-487 ; Núria Llorens, « Las escenas de paisaje en el “Viaje a España” de Alexandre de Laborde », Anuario del Departamento de Historia y Teoría del Arte, 2007, no 19, p. 159‑78. Les illustrations de Lejeune, si elles sont parfois montrées, sont rarement commentées. Deux des vues de Lejeune sont reproduites par exemple dans l’article de Maria Dolores Cabra, « La España prerromántica de Alexandre Laborde », Historia 16, 1984, no 103, p. 23‑32, mais Lejeune n’est pas nommé comme dessinateur et les images, non commentées. Retour au texte

6 Autre couvent près de Saragosse, Seconde vue de Pampelune et Vue intérieure du couvent de Santa Engracia, ca. 1820, mine de plomb, plume, lavis. NUM MS 463, Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet, URL : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/9077. D’autres dessins originaux de l’ouvrage sont aussi conservés dans la collection du Musée national d’art de Catalogne, à Barcelone. Retour au texte

7 Elena Fernández Herr, Les Origines de l’Espagne romantique : les récits de voyage, 1755-1823, Paris, Didier, 1974, p. 212. Retour au texte

8 Louis-François Lejeune, Souvenirs d’un officier de l’Empire, 2 vol. (Toulouse : Typographie Viguier, 1851). Retour au texte

9 Louis-François Lejeune, Sièges de Saragosse, histoire et peinture des événements qui ont eu lieu dans cette ville ouverte pendant les deux sièges qu’elle a soutenus en 1808 et 1809 (Paris : Firmin-Didot Frères, 1840). Retour au texte

10 Pour une description de l’emplacement de Santa Engracia, par exemple, voir L.-F. Lejeune, Sièges, p. 23 ; une description de la ville, p. 38-42. Retour au texte

11 Louis-François Lejeune, Une scène du siège de Saragosse, en 1809, 1827. Huile sur toile, 162 x 129 cm. Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Retour au texte

12 Sur une vision pittoresque du paysage et des coutumes espagnoles diffusées par la littérature de voyage à laquelle l’ouvrage de Laborde a contribué, voir E. F. Herr, op. cit., p. 13-16 ; Gloria Mora, « Voyage et itinéraire, les descriptions de l’Espagne dans la seconde moitié du XVIIIème siècle et la première moitié du XIXe siècle », dans J. Casanovas i Miró et F. M. Quílez i Corella, op. cit., p. 272‑275. Retour au texte

13 Louis-François Lejeune, Épisode de la campagne de Pologne (Eylau), 1807. Aquarelle et lavis gris sur papier vergé crème, 35,9 x 59 cm. Paris, Musée du Louvre. Retour au texte

14 Louis-François Lejeune, Tilsitt. – Entrevue de Napoléon et d’Alexandre, le 24 juin, 1807. Aquarelle, 94 cm x 66 cm. Paris, École militaire. Retour au texte

Illustrations

  • Fig. 1 – Louis-François Lejeune (dessiné par), Edmé Bovinet et Jean Duplessis-Bertaux (gravé par). Manière de voyager en Espagne. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

    Fig. 1 – Louis-François Lejeune (dessiné par), Edmé Bovinet et Jean Duplessis-Bertaux (gravé par). Manière de voyager en Espagne. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

    Bibliothèque nationale de France. SMITH LESOUEF R-1043. Photo : Béatrice Denis

  • Fig. 2 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et [M.A.] Benoist (gravé par). Vue intérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

    Fig. 2 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et [M.A.] Benoist (gravé par). Vue intérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris, P. Didot l’Aîné, 1820

    SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis

  • Fig. 3 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et Robert Daudet (gravé par). Vue extérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris : P. Didot l’Aîné, 1820

    Fig. 3 – Louis-François Lejeune (dessiné par) et Robert Daudet (gravé par). Vue extérieure du couvent de Santa Engracia. Planche de l’ouvrage Voyage pittoresque et historique en Espagne, Paris : P. Didot l’Aîné, 1820

    SMITH LESOUEF R-1043, Bibliothèque nationale de France. Photo : Béatrice Denis

Citer cet article

Référence électronique

Béatrice Denis, « Saragosse lieu de siège, Saragosse pittoresque : les vues de Saragosse de Louis-François Lejeune pour le Voyage pittoresque et historique en Espagne », Théia [En ligne], 1 | 2024, mis en ligne le 14 avril 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://publications-prairial.fr/theia/index.php?id=178

Auteur

Béatrice Denis

Université de Montréal

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