« Échos d’un coin du Chili » : l’Amérique latine à portée de main

  • « Échos d’un coin du Chili »: Latin America at your fingertips

DOI : 10.35562/theia.205

Résumés

Les années 1960-70 sont celles d’un véritable « moment Amérique latine » en Europe. Les images, les nouvelles et toutes les productions culturelles qui sont véhiculées à travers l’Atlantique permettent au public européen de découvrir un continent un peu oublié, de s’éprendre de ses cultures, de suivre avec intérêt les évènements qui ébranlent ses sociétés. C’est que dans un contexte marqué par la guerre froide, le sous-continent américain devient le théâtre des tensions géopolitiques et idéologiques internationales. Alors que la crainte du communisme devient une véritable obsession, les voisins du Nord ne sont pas les seuls à se mobiliser. Le Vatican se soucie également du devenir d’un continent par excellence catholique. L’actualisation de la mission traditionnelle dans une logique d’endiguement du marxisme athée se solde, en 1957, par un appel pontifical à la mobilisation des épiscopats européens en faveur des diocèses pauvres du tiers-monde. Nombreux sont les prêtres français qui y répondront et qui partiront se mettre au service des Églises d’Amérique latine. Au-delà de la mission religieuse qui leur a été confiée, leur histoire est celle d’une rencontre avec un monde et de ses défis qu’ils voudront faire découvrir au public français. L’objectif de cet article est de présenter un document inédit qui découle de cette expérience originale, un témoignage qui se veut aussi un récit édifiant et un appel à la solidarité fraternelle avec un monde victime d’injustice. Indirectement, il offre également un regard documenté du Chili des années 1960 et permet au chercheur d’aborder une période complexe sous plusieurs angles.

The 1960s and 70s saw the emergence of a “Latin American moment” in Europe. The images, news and music transmitted across the Atlantic enabled European audiences to discover a somewhat forgotten continent, to grow fond of its cultures, and to follow with close interest the events that challenged its nations. In a context marked by the Cold War, the American subcontinent became the stage of international geopolitical and ideological tensions. As the fear of communism turned into a true obsession, Northern American neighbours weren’t the only ones concerned. The Vatican became equally concerned about the future of a predominantly Catholic subcontinent. The actualisation of religious mission into a means of combatting Marxism led, in 1957, to a papal plea urged European episcopates to mobilize their efforts in favour of the poor dioceses of the Third World. Many French priests responded, leaving their dioceses to serve those of Latin America. Beyond the religious mission entrusted to them, their stories are those of an encounter with a world they learned to embrace, and which they wanted the French public to discover. The aim of this article is to present an original document that stems from this original missionary experience: a testimony that is also an educational essay and a call for fraternal solidarity with a world subjected to injustice. It also indirectly offers a documented view of Chile in the 1960s, enabling to approach a complex period from a variety of perspectives.

Texte

Les années 1960-70 sont celles d’un véritable moment Amérique latine en Europe, en France en particulier. Les images, les nouvelles, la littérature et la musique véhiculées à travers l’Atlantique ont permis au public européen de (re)découvrir un monde quelque peu oublié1. Les travaux participant de l’élaboration de l’histoire transatlantique qui en découle ne manquent pas. Ils se sont même démultipliés ces dernières années, en diversifiant objets et angles d’étude2. Nous connaissons ainsi mieux les divers vecteurs et médiateurs qui ont animé, pendant plus d’une décennie, ces circulations transatlantiques multiformes. Rares sont pourtant les travaux qui se sont penchés sur les acteurs religieux participant de ces flux. De fait, dans un contexte marqué par la guerre froide, l’Amérique latine ne devient pas seulement un théâtre du duel idéologique mondial, mais aussi le centre de l’attention vaticane. Fort d’une population estimée à plus de 80 % catholique, le sous-continent constitue un enjeu majeur pour l’Église, au moment même où l’« Occident chrétien » semble perdre la foi. Or, ce « trésor catholique » serait menacé : à l’avancée du marxisme athée s’ajoute un déficit de prêtres qui pourrait mettre à mal des siècles d’évangélisation. En 1957, via l’encyclique Fidei donum (« le don de la foi »), Pie XII appelle ainsi à une mobilisation générale, invitant les épiscopats européens et nord-américains à prêter certains prêtres diocésains à leurs Églises sœurs en besoin de pasteurs3. Nombreux sont les prêtres français qui répondent à l’appel pontifical et qui partent sous l’égide du Comité Épiscopal France Amérique latine (CEFAL), dont l’histoire vient de faire l’objet d’une étude d’envergure4. Pour le reste, ces trajectoires restent méconnues, laissant inexploités des fonds et un terrain historiographique très riches. C’était précisément l’objet d’un mémoire soutenu en juin 20245 qui proposait, à l’appui d’un corpus documentaire dormant, de retracer les parcours d’une fraction de ces missionnaires d’un genre nouveau.

Bien au-delà de l’histoire religieuse ou missionnaire dans laquelle elles s’inscrivent a priori, ces trajectoires cléricales entre deux rives offrent des perspectives analytiques plurielles pouvant contribuer au renouvellement de l’histoire des représentations, de la construction d’imaginaires, des circulations intellectuelles ou culturelles. Partis pour évangéliser, ces prêtres rencontrent un continent et des peuples avec lesquels ils solidariseront. L’émerveillement du départ se meut en désillusion au fur et à mesure qu’ils s’immergent dans les bidonvilles des mégalopoles latino-américaines et qu’ils aperçoivent l’abîme entre deux mondes que tout oppose : celui des « riches » et celui des « pauvres ». Ce qui soulève la question : et eux, à quel monde appartiennent-ils ? La frustration nourrit un besoin de comprendre, de témoigner, tandis que l’indignation née de la rencontre avec la misère les pousse à dénoncer. Ces prêtres prennent alors la plume pour verbaliser ce qu’ils vivent sur le terrain, s’improvisant en journalistes, sociologues, économistes, politologues et moralistes. En découlent des écrits d’une grande diversité dont l’originalité et l’intérêt heuristique tient à leur plasticité : entre récit missionnaire édifiant et discours tiers-mondiste porteur de contestation et moteur d’action. Il en va ainsi des « Échos d’un coin du Chili6 » (figure 1).

Figure 1. Page de couverture des « Échos d’un coin du Chili », dossier anonyme s. d. (vers 1967)

Image 1000000000000B5000000F9835B204D11DACD9B3.jpgArchives de l’Institut du Prado (site de Lyon)

Présenté sous forme d’une trentaine de pages dactylographiées, ce document a subi l’effet du temps. L’auteur n’a pas signé son œuvre. Or, le titre et son illustration suscitent la curiosité. Les lignes qui les accompagnent sont un appel à la lecture :

Dans une banlieue de Santiago, vivent entassées sur un terrain de 4x1 ½ km, 145 000 personnes dans des conditions de vie inhumaines. Là, depuis 4 ans, une équipe de 6 prêtres travaille à l’avènement du Royaume de Dieu. Ils vous offrent les récits qui suivent dans l’intention de vous aider à acquérir peu à peu un cœur de « frère universel », car la civilisation mondiale qui nait attend cela de vous7.

Bref et efficace, cet incipit annonce d’emblée la couleur du contenu. Sous couvert de témoignage, c’est une leçon d’humanité qui est proposée. Le propos s’organise en deux parties : il s’ouvre par ce qui se veut une contextualisation, à travers une simple « énumération de faits ». Si l’auteur assure ne pas avoir l’intention de « faire un bilan critique du Chili », c’est bien à cela qu’il se prête. Le lecteur est juge, mais la conclusion à laquelle il est conduit est univoque : l’histoire du Chili – et de l’Amérique latine – serait celle d’une domination-exploitation perpétuelle où seuls les colonisateurs changent de visage. Il s’agirait en même temps d’une situation de dépendance structurelle aux racines si profondes qu’il est impossible de s’en « libérer ». C’est que dans l’ordre manichéen du monde dressé par l’auteur, le Chili appartient au camp des « petits », « pauvres » et « dépendants », voués à être subjugués par les « grands », « riches » et « libres ». Les chiffres avancés en fournissent la preuve mathématique, tandis que le lexique puisé dans un ensemble de théories socio-économiques transforme le propos en argument d’autorité, tout en donnant un indice sur les affinités idéologiques de l’auteur : un socialisme christianisé, un tiers-mondisme revisité. Sans les citer, c’est aux travaux de Raul Prebisch8 et du duo Cardoso-Faletto que l’auteur semble s’appuyer, avant même qu’ils ne soient traduits en français9.

Dans un second temps, le lecteur est invité à un « voyage imaginaire gratuit », au cours duquel il sera emmené à la découverte du monde populaire chilien. Comment y renoncer ? Le narrateur promet une description fidèle à la réalité et le récit est certes d’un grand intérêt historique, en ce qu’il offre une vision documentée des réalités du Chili. Mais les dates sont absentes, l’auteur demeure anonyme et les noms des personnages ne permettent aucune identification. On se dit alors qu’il faut changer de lunettes, ou plutôt d’approche. De fait, il ne s’agit pas d’un carnet de bord ou d’un rapport, mais d’un récit pédagogique porteur de leçons universelles et intemporelles. Aux côtés du narrateur, le lecteur découvre les conditions de vie des milieux populaires chiliens. Il y fait la rencontre d’Alberto, l’ouvrier qui lutte pour la survie de sa famille ; Nena, la mère qui fait des miracles culinaires au quotidien avec du thé et du pain ; de Lucho, ce travailleur victime d’exploitation salariale qui représente, nous dit-on, 15 % des Chiliens. Chaque épisode prend les traits d’une parabole biblique censée transmettre un enseignement moral et illustrer une valeur : le partage, l’hospitalité, l’amour du prochain.

La visée sous-jacente du document est triple : interpeler les consciences ; dénoncer un ordre social injuste ; appeler enfin à l’action, car « si les deux milliards de voix qui parlent ainsi dans leur silence ne sont pas entendues, elles parleront par la violence ». Se démarquant du récit missionnaire commun, ce document dévoile de manière inédite le conflit d’appartenances que traversent les prêtres Fidei donum et le glissement inhérent de leur terrain action : de la mission religieuse à l’engagement social, voire politique. En permettant de la sorte au public catholique français de découvrir l’Amérique latine par procuration et en le sensibilisant à des enjeux sociaux ou internationaux, les prêtres Fidei donum se font aussi des agents discrets du rapprochement entre deux continents et de l’émergence d’un tiermondisme catholique10. La démarche fonctionne grâce à ses artifices littéraires : un langage simple et accessible, des mots choisis pour construire des images aux contrastes frappants. Au charme du Chili répond la misère de ses milliers de pauvres ; à l’exiguïté des espaces, la concentration humaine. La conversion systématique des salaires et des prix à leur montant en francs suggère au lecteur français qu’il pourrait très bien être à la place de son frère chilien. Ce qui ressort est surtout la force d’un peuple qui ne répond pas à la pauvreté par la résignation, mais par l’espoir inébranlable en un avenir meilleur. En montrant ainsi au lecteur la résilience d’un « monde qui marche dans les ténèbres », l’auteur pose indirectement une question : Et vous, que faites-vous ? Le dépliant de collecte de fonds glissé entre les pages du dossier suggère une réponse (figure 2).

Figure 2. Feuillet de collecte de fonds pour une initiative de quartier populaire au Chili, vers 1965

Figure 2. Feuillet de collecte de fonds pour une initiative de quartier populaire au Chili, vers 1965

Archives de l’Institut du Prado (site de Lyon)

Notes

1 Mona Huerta, « Le latino-américanisme français en perspective », Caravelle, no 100, 2013, p. 39-62. Retour au texte

2 Pour un aperçu historiographique, voir entre autres : Olivier Compagnon, Anaïs Flechet, Gabriela Pellegrino Soares, « Écrire une histoire culturelle transatlantique (XVIIIe-XXIe siècles) : enjeux, défis, méthodes », Diogène, vol. 258, no 2, 2017, p. 237‑250 ; les publications de l’Institut des Amériques et les travaux du groupe TRACS. Retour au texte

3 On appelle ainsi « prêtres Fidei donum », les prêtres diocésains qui répondent à l’appel pontifical et quittent leurs diocèses d’origine pour se mettre au service des Églises du tiers-monde. Retour au texte

4 Olivier Chatelan, Des allers sans retours ? Les prêtres français en Amérique Latine (1961-1985), LARHRA, 2023, 2 vol. Retour au texte

5 Ellie Douska, Les prêtres du Prado envoyés au Chili à titre de « prêtres Fidei donum » (1957-1990). Micro-histoire d’une rencontre et d’une conversion, mémoire de Master préparé sous la direction d’Olivier Chatelan, Université Lyon III, 2024. Retour au texte

6 Archives du Prado (site de Lyon), Chili I, « Échos d’un coin du Chili », anonyme, s. d. (vers 1967). Retour au texte

7 Ibid. Retour au texte

8 Économiste argentin, Raul Prebisch a joué un rôle de premier plan au sein de la Commission Économique pour l’Amérique Latine (CEPAL) dès sa fondation en 1948. Son premier rapport, El desarrollo economico y algunos de sus principales problemas, fait date dans la critique de la division internationale du travail alors prédominante et des rapports Nord-Sud, tout en posant des éléments centraux de la théorie développementiste diffusée par la CEPAL. L’auteur y dénonce notamment les relations entre pays en introduisant les notions de centres-périphéries et de déséquilibres structurels. À ce sujet voir : Anne-Sophie SAVIGNAT, « Les premiers travaux de Raul Prebisch à la CEPAL », Mondes en développement, 2001, n° 113-114, p. 13‑14. Retour au texte

9 L’ouvrage Dépendance et développement en Amérique Latine des auteurs Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto a constitué une rupture dans la vision développementiste élaborée et diffusée par la CEPAL et ses principaux économistes depuis les années 1950, tout en posant les bases pour ce qui sera ultérieurement connu comme la « théorie de la dépendance ». Rédigé entre 1962 et 1967 sous le titre Dependencia y desarrollo en America Latina, l’ouvrage n’est traduit en français et diffusé par les Presses Universitaires de France qu’en 1978. Retour au texte

10 Denis Pelletier, « De la mission au tiers-mondisme: crise ou mutation d’un modèle d’engagement catholique », Le Mouvement social, 1996, no 177, p. 3‑8. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 2. Feuillet de collecte de fonds pour une initiative de quartier populaire au Chili, vers 1965

    Figure 2. Feuillet de collecte de fonds pour une initiative de quartier populaire au Chili, vers 1965

    Archives de l’Institut du Prado (site de Lyon)

Citer cet article

Référence électronique

Ellie Douska, « « Échos d’un coin du Chili » : l’Amérique latine à portée de main », Théia [En ligne], 1 | 2024, mis en ligne le 17 avril 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://publications-prairial.fr/theia/index.php?id=205

Auteur

Ellie Douska

Université Jean Moulin Lyon 3, LARHRA UMR 5190

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