J’ai longuement réfléchi au contenu de mon discours, car ce n’est jamais une tâche facile. Il m’a semblé qu’il était intéressant de proposer quelques réflexions sur le lien entre littérature et histoire, un vieux débat qui reste néanmoins d’actualité. Quand on parle du lien entre littérature et histoire, on a peut-être tendance à penser trop vite aux romans réalistes, mais il faut le dire dès le début : Orhan Pamuk a toujours refusé l’injonction d’écrire l’histoire de son monde et de son époque. Cependant, ce refus n’a pas été facile. Une imposante tradition littéraire turque le précédait et le contexte politique en Turquie était toujours pesant.
Entre la construction de la République dans les années 1920 et les années 1950, le réalisme est devenu la norme dominante dans la littérature en partie soutenue par l’État turc. Dans ce contexte, les écrivains ont joué un rôle important dans la légitimation de la jeune république. L’écrivain turc avait alors pour tâche d’écrire l’histoire officielle et la vision idéale du futur de son pays. À partir des années 1950, une nouvelle génération d’écrivains (köy romancıları) est apparue en Turquie. Influencés par le marxisme, ils se sont intéressés à la condition des paysans en Anatolie et aux défis et conflits des peuples de l’Est de la Turquie. Ce genre littéraire a connu un succès inégalé, particulièrement avec le roman Mehmet le Mince de Yaṣar Kemal.
Les années 1970 en Turquie voient une forte polarisation sociale et politisation de la société turque. L’influence continue du marxisme dans la littérature turque en témoigne. Les œuvres se situent dans les grandes villes ou les villages de province, mais se concentrent surtout sur les conflits idéologiques, la violence politique, la pauvreté et la souffrance sociale. En 1970, Pamuk était un jeune étudiant à l’Université technique d’Istanbul en architecture. Jusqu’à la fin de cette décennie, ce qu’il a lu dans la littérature turque était en grand partie marqué par le réalisme. Dès le début de sa carrière, il s’est interrogé sur la question de savoir si l’écrivain devait écrire pour le goût et l’esthétique littéraire, ou pour être utile et transmettre un message politique à son peuple1. La contestation du réalisme par Pamuk était donc courageuse mais encore une fois difficile.
Quand son premier roman est publié en 1982, Pamuk a déjà connu trois coups d’État militaires en Turquie : en 1960, alors qu’il avait 8 ans, puis en 1971 et 1980, lorsqu’il était étudiant et puis jeune écrivain2. Ses deux premiers romans – Cevdet Bey et ses fils et La maison du silence – portent les traces du réalisme et ils sont marqués par leur époque. Cependant, par la suite, il a cherché à s’émanciper de ce courant et de sortir de ce cadre imposé. Il s’est cependant souvent inspiré des dynamiques sociales et politiques de la Turquie, comme on peut le voir dans Le Livre Noir, Le Château Blanc ou La Nouvelle Vie. Son roman Neige, qu’il décrit ouvertement comme un roman politique, montre son talent littéraire en intégrant les thèmes chers aux romans réalistes.
Orhan Pamuk est un écrivain important pour les historiens. Pourquoi ? Premièrement, les romans d’Orhan Pamuk sont très lus en Turquie. En 1998, bien avant son prix Nobel de littérature, son roman Mon Nom est Rouge avait atteint un chiffre record de ventes en Turquie. Pamuk est ainsi devenu non seulement un grand écrivain, mais aussi une figure très connue du grand public. Ses romans sont très discutés. C’est pourquoi ils sont un objet d’étude pour les historiens. Comme le dit l’historien Christophe Charle, la démarche historienne « n’est pas applicable à n’importe quelle œuvre (littéraire), il faut que celle-ci ait eu un impact social et collectif large et, sur ce point, les critères de l’historien ne sont pas ceux du littéraire ou de l’historien d’art »3.
Je pense qu’un chercheur/une chercheuse voulant comprendre la société française ou la société russe du milieu du XIXe siècle se penchent souvent sur les romans de Flaubert ou de Tourgueniev. Ce n’est pas un hasard si les historiens de l’économie empruntent l’optique d’Émile Zola ou de Charles Dickens. Quant à la Turquie, pour comprendre ce pays, les romans d’Orhan Pamuk sont inévitables aujourd’hui. De nombreux mémoires et thèses de doctorat en sciences sociales en Turquie et à l’étranger témoignent de cet intérêt. Mais pour moi, ce besoin ne traduit pas qu’une recherche de la réalité ou de l’illustration parfaite de telle ou telle période historique dans les romans. C’est, au contraire la volonté de profiter du travail de quelqu’un qui a plus de liberté dans l’usage de l’imagination… Parce qu’on sait que les meilleures questions historiques viennent à l’esprit quand on se demande : pourquoi cela a-t-il été ainsi et pas autrement ? Avec parfois une certaine jalousie, je dois reconnaitre qu’Orhan Pamuk a la liberté d’utiliser son imagination sans être contraint par les archives et les critères scientifiques du monde académique. Il a ainsi plus de chances de montrer ce que l’on ne prend pas en considération en tant qu’historien.
Ce qui est encore très précieux, c’est surement sa position littéraire sur l’histoire. Orhan Pamuk disait en 2022 : « Pour moi, l’histoire diplomatique importe peu, ce qui compte, c’est l’histoire des choses de la vie quotidienne. Là, il faut être très juste, respecter les objets, alors que je peux utiliser mon imagination pour l’histoire diplomatique ou raconter une guerre »4. Pour les historiens, et d’ailleurs en général pour les chercheurs/chercheuses en sciences sociales et humaines, il est toujours difficile de mener une recherche sur la vie quotidienne, sur la vie des acteurs/individus ordinaires, sur la vie des couches marginalisées. Orhan Pamuk, visiblement, a toujours été prêt à relever ce défi. Le musée de l’Innocence est ainsi un parfait exemple de ces efforts de Pamuk pour défendre notre quotidien et notre condition humaine.
Une dernière chose importante chez Pamuk pour un historien, c’est la question de la mémoire. Paul Ricoeur, dans son livre La Mémoire, l’histoire, l’oubli, reconnaît que l’histoire a une relative dépendance à l’égard de la mémoire5. Cette question est l’une des plus frappantes dans les romans et la carrière d’écrivain d’Orhan Pamuk. Paru en turc en 2003, traduit et publié en français en 2007, Istanbul, Souvenirs d’une ville se présente non seulement comme un récit autobiographique, mais aussi comme une réflexion sur la nature complexe de la mémoire. On peut ainsi parler d’un autre point commun entre les historiens et les romanciers, en ce qu’ils permettent de faire vivre des lieux, des personnes ou des objets.
Je me permets de finir mon discours avec une phrase de ce livre : « Parfois je me prends à penser : La vie ne peut pas être à ce point mauvaise. Mais, quoi qu’il en soit on peut toujours, en fin de compte, aller marcher du côté du Bosphore »6. Une phrase ancrée dans son quotidien depuis sa jeunesse au cœur de l’histoire d’une ville.