Publiée juste après la mort de Jean Rhys le 4 mai 1979 chez André Deutsch, Souriez, s’il vous plaît se distingue d’emblée d’autres autobiographies par son sous-titre « une autobiographie inachevée1. » C’est l’affichage du caractère inachevé de l’ouvrage qui surprend (car on sait que par définition l’autobiographe n’est que rarement en mesure de mettre en mots les tout derniers instants de sa vie, le caractère inachevé est donc inhérent au processus autobiographique2). Quel besoin avait donc l’éditeur de Souriez, s’il vous plaît d’insister sur cet aspect ? S’agit-il seulement d’une stratégie racoleuse pour attirer le lecteur en insistant sur le pathos ? Au moment de sa mort Rhys était une écrivaine finalement reconnue : le succès très tardif venu en 1966 avec la publication de La Prisonnière des Sargasses (Wide Sargasso Sea3) ne la quitta pas dans ses dernières années, non plus que sa réputation sulfureuse d’ancienne chorus girl, éprise des hommes et de l’alcool. La publication posthume et l’insistance sur le caractère inachevé de l’ouvrage semblent vouloir nous entraîner vers une lecture de l’autobiographie comme épitaphe ou prosopopée, lecture fautive et partielle que Rhys elle-même aurait récusée. L’autobiographie est doublement inachevée : d’une part parce que Rhys mourut avant d’avoir pu mettre en forme le récit complet de sa vie et s’arrêta à ses seize ans et à son départ de la Dominique, d’autre part, parce qu’elle ne participa pas non plus aux choix qui présidèrent à la deuxième partie, constituée d’extraits autobiographiques variés (extraits de journaux intimes et de notes éparses), édités par Diana Athill, éditrice de Rhys depuis La Prisonnière des Sargasses. Ce texte autobiographique, quête des origines, est original à de multiples égards : il semble hésiter constamment entre respect et subversion des conventions habituelles du genre. La rédaction plurielle (à tout le moins collaborative) du texte eut de multiples répercussions sur sa forme, ce qui explique sa facture épisodique et fragmentaire et permet de s’interroger sur l’authenticité de la voix que l’on entend dans l’œuvre. Le récit d’enfance en particulier, seul texte réellement « abouti » et travaillé par Rhys, montre les nombreuses façons dont Rhys se saisit de ses doutes et de ses omissions pour faire de la coupe et de la lacune sa marque de fabrique autobiographique. Enfin, c’est dans l’entrelacs du récit, de la photographie et de l’ekphrasis, que se dit la fêlure fondamentale de l’être ; la relation mère-fille défectueuse et la mésestime de soi qui caractérisent l’identité rhysienne dans l’enfance s’expriment sur le mode du contraste et de la dissidence.
Considérations génériques : une autobiographie à proprement parler ? Une autobiographie qui échappe aux lois du genre
Si, à la manière de Georges Gusdorf4, on se livre à l’approche raisonnée des trois facteurs qui composent le mot auto-bio-graphie, le dernier semble particulièrement problématique dans le cas de Souriez, s’il vous plaît puisque Rhys n’a pas écrit son texte, mais l’a dicté à David Plante, jeune auteur américain mineur qui vivait à Londres et qui se rapprocha d’elle dans les dernières années de la vie de Rhys. La première partie de Souriez, s’il vous plaît est donc le fruit du travail d’un nègre, la deuxième intitulée « Il commence à faire plus froid » est constituée de textes que Rhys avait prévu d’incorporer à son autobiographie, mais qu’elle n’eut pas le temps de réviser. Cela pose bien sûr la question de l’autorité du texte et de l’imposture, du style et de l’authenticité de l’acte d’écriture : qui parle dans ce texte ? Rhys elle-même, ou bien Plante à la place de Rhys ? Le tout est compliqué par le fait que la relation entre Plante et Rhys lors de ces séances de travail entre 1976 et 1978 fut sans doute moins pacifique et sereine que Diana Athill ne le laisse entendre dans sa préface. David Plante lui-même fit la chronique des longues séances d’écriture de Souriez, s’il vous plaît dans un essai intitulé Difficult Women, publié peu après l’autobiographie de Rhys et qui laisse entendre que leur collaboration fut traversée de méfiance et d’anxiété de part et d’autre5. Dire la vérité sur soi-même sans l’écrire soi-même, voilà bien à quoi fut réduite Jean Rhys : doit-on reléguer pour autant au rang « d’autobiophonie transcrite » (néologisme peu heureux comme le souligne Philippe Lejeune6) ce texte éminemment hybride et hétéroglossique pour reprendre le terme de Bakhtine7 ; est-il possible d’entendre la voix de Rhys malgré tout ? Le contrat entre Rhys et Plante pourrait se lire comme une sorte de pacte autobiographique partiel, Rhys « s’engageant à raconter directement sa vie (ou une partie de sa vie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité8 ». Rhys avait l’intention d’écrire cette autobiographie afin de rectifier certaines erreurs la concernant, des rumeurs entretenues par des critiques ou des lectures trop hâtives de son œuvre fictionnelle, considérée comme largement autobiographique, parfois à tort9. Il s’agissait donc bien pour elle d’imposer sa vérité et de faire œuvre de sincérité. Or la sincérité de l’autobiographe est sujette à caution dans toute autobiographie, et forcément plus encore, dans un texte écrit par un autre que soi-même. Le commentaire de Jean Starobinsky à cet égard prend un relief tout particulier :
Non seulement l’autobiographe peut mentir, mais la « forme autobiographique » peut revêtir l’invention romanesque la plus libre […]. Le je du récit n’est alors assumé « existentiellement » par personne ; c’est un je sans référent, qui ne renvoie qu’à une image inventée. Pourtant le je du texte est indiscernable du je de la narration autobiographique « sincère »10.
Ce soupçon qui porte sur l’authenticité du texte poussa l’éditrice Diana Athill à revendiquer l’autorité de Rhys sur son texte de manière affirmée et à minimiser l’intervention de Plante, en soulignant le perfectionnisme de Rhys et en impliquant que son travail de relecture minutieux et ses exigences en manière de style étaient tels que l’on pouvait légitimement lui attribuer les mots mêmes du texte. Elle insista pour montrer que si Rhys avait pu le faire, elle n’aurait finalement apporté que quelques corrections minimes :
[…] j’ai longuement parlé avec ceux qui la connaissaient quand elle écrivait ses livres précédents. Ma propre expérience, jointe à leurs témoignages, prouve que Jean Rhys ne laissait aucune page s’échapper de ses mains, tant qu’elle ne la jugeait pas parfaitement achevée à d’infimes détails près11.
Pourtant, il reste vrai que la question du style, de la forme du texte, fut un écueil de taille entre Plante et Rhys : si Athill laisse à penser que Rhys trouvait Souriez, s’il vous plaît conforme à ses espérances, d’autres textes éclairent d’un jour différent la relation entre le nègre et son modèle. Le travail du nègre peut-il devenir si transparent que le style du modèle ne se trouve pas affecté par l’opération de transcription ? Il faudrait pour cela qu’il s’efface totalement au profit de l’identité du modèle, ce que laisse mieux entendre le mot anglais de ghostwriter, littéralement « écrivain fantôme »12. Ce qui fait que l’autobiographie ne peut être rapportée qu’à un seul individu, ce qui fait précisément son essence, c’est son style : « l’autobiographie pose le principe d’identité totale entre le narrateur et le héros de la narration13. » Or, cette identité ne va justement pas de soi dans Souriez, s’il vous plaît. Il n’y a pas identité de nom entre l’auteur tel qu’il figure sur la couverture (Jean Rhys), le scripteur, le narrateur du récit et le personnage dont il est question : dans la première partie du texte Souriez, s’il vous plaît, c’est la jeune Ella Gwendoline Rees Williams qui est l’objet des réminiscences, ce seront ensuite, dans la deuxième partie intitulée « Il commence à faire plus froid », Gwen Williams, Ella Gray ou Ella Lenglet, puis, dans la troisième partie, « Extrait d’un journal tenu au Ropemaker’s Arms », Ella Hamer, nom que prit Jean Rhys une fois qu’elle eut épousé Max Hamer14.
Pour Rhys, qui avait déjà façonné tant de fois son matériau autobiographique pour ses romans et ses nouvelles, l’écriture de l’autobiographie fut visiblement une épreuve : non seulement elle était réticente à livrer ses secrets, mais plus encore, elle ne savait sous quelle forme les livrer. La forme romanesque s’imposait à elle presque plus naturellement que la forme autobiographique : « la forme a, pour moi, une extrême importance […] un roman doit avoir une forme, alors que la vie n’en a pas15. » Carole Angier raconte combien fut difficile cette étape de la mise en écriture : Rhys avait formulé le désir de rédiger son autobiographie bien avant ses quatre-vingt-six ans et ses doigts perclus d’arthrose, mais s’était dérobée sans cesse, choisissant de se tourner vers la fiction pour éviter de se soumettre à l’effort mnésique, vecteur d’une angoisse existentielle, qu’implique nécessairement l’écriture autobiographique16. Elle laissa donc à Plante le soin de mettre le récit en forme, tout en indiquant que la méthode qu’il adoptait ne lui convenait pas. Plante se livra à un copier-coller gigantesque à partir des conversations embuées d’alcool et de mauvaise grâce d’une Jean Rhys qu’il décrit dans Difficult Women comme envahie par le ressentiment et la colère. Lorsqu’il la sommait de se remémorer avec précision les faits dans leur ordre chronologique, elle en était incapable, et revenait à ses impressions : « Je ne peux pas continuer, je ne peux pas. Ce n’est pas la façon dont je travaille17. » Il semblerait que Plante, loin de s’effacer derrière Jean Rhys, ait laissé ses propres traces dans le texte ce qui fait que la question de l’autorité de ce texte est particulièrement épineuse18 :
Parfois […] elle était trop fatiguée pour dicter […]. Alors nous bavardions […], mais lorsque rentré chez moi, je commençais à noter ce qu’elle m’avait dit ce jour-là, il me semblait que je n’avais écouté que pour consigner son propos, et je décrivais alors, non pas ce que j’avais entendu, mais mes propres réactions19. [nous soulignons]
Il n’est pas étonnant que Rhys se soit sentie dépossédée de ses souvenirs et ne se soit pas reconnue dans l’ouvrage : « Elle enrageait, “c’est le livre de David maintenant, pas le mien !”20. » Il faudrait donc voir en Plante un accoucheur imparfait d’un texte avorté, fruit d’une maïeutique douloureuse, les thématiques de la dépossession, de la perte d’identité et de l’avortement étant précisément celles qui traversent l’œuvre tout entière de Rhys. Paradoxalement, c’est grâce à ses détours par la fiction que Souriez, s’il vous plaît, (que l’on pourrait qualifier à la suite de Lejeune de texte auto et hétérobiographique) s’identifie comme authentiquement rhysien, car le sujet autobiographique ne réside pas essentiellement dans une transcription mimétique de la vie du modèle ni dans le script du nègre, mais dans une interaction entre mémoire, texte oral et forme générique. Philippe Lejeune nous rappelle qu’après tout « on est toujours plusieurs quand on écrit, même tout seul, même sa propre vie […]. Toute personne qui décide d’écrire sa vie se comporte comme si elle était son propre nègre21 ». Lejeune souligne que le travail du nègre n’est pas très différent de celui du traducteur. Or Rhys a pu dire de la Bible, qui avait pourtant été traduite et traduite encore, qu’elle avait une écriture vraie : « elle sonne vrai22. » On pourrait ainsi dire de l’autobiographie en collaboration de Rhys qu’elle sonne vrai, grâce, en particulier, à l’intertextualité qui la parcourt : des phrases entières, des extraits des œuvres romanesques de Rhys viennent hanter l’autobiographie, sauvée et identifiée comme telle grâce aux retours que fait le texte de fiction rhysien dans l’écriture du moi et notamment dans la première partie, dédiée au récit d’enfance, vers laquelle nous allons maintenant nous tourner.
Le récit d’enfance en question : lacunes et fragments
Souriez, s’il vous plaît semble dissocier artificiellement deux épisodes cruciaux de la vie de Rhys : l’enfance, vécue à la Dominique (les origines de la vie, Rhys enfant et lectrice) et la découverte de l’indépendance à Londres, Paris et Vienne (l’origine de l’œuvre et les premiers pas d’écrivain). Toute l’œuvre de Rhys peut se lire comme une tentative de subsumer cette dichotomie, ce hiatus, ce que Rhys exprimait ainsi à propos de Souriez s’il vous plaît : « Il y a la Dominique, aux antipodes de Londres, et puis il y a Vienne et Paris. Mon obsession est de rassembler le tout23. » Rhys fut incapable de suturer cette brèche, de réduire ce grand écart induisant une quasi-schizophrénie : dans le récit autobiographique, Rhys s’avoue incapable de coudre, à la différence de sa mère dont le lit est recouvert d’une couette en patchwork, et Rhys, intégrant sans doute le point de vue de sa mère et de sa tante finit par considérer ce défaut comme rédhibitoire pour une enfant de bonne famille24. L’ouvrage final ne surmonte pas cette esthétique de la scission ; bien au contraire, il exalte la béance entre deux espaces-temps que rien ne réconcilie et qui pourtant définissent tous deux le parcours de vie de Rhys : « C’est toute l’histoire de ma vie, dit-elle en pensant aussi à Souriez, s’il vous plaît, il y a toujours des morceaux qui manquent25. »
La première partie que Rhys eut le temps de corriger et de réviser est composée de quinze « chapitres » qui ne se distinguent les uns des autres que par leur titre, souvent un seul mot, et qui imposent une esthétique du fragment, du pêle-mêle. Comme le dit Sylvie Maurel, « le discontinu du texte apparaît dans la typographie même qui isole très nettement chaque fragment du précédent par un blanc et un gros titre26 ». Le texte émanant de la mise en forme de Plante évoque sans surprise un collage où personnes, lieux et événements se trouvent associés sans logique particulière, selon une juxtaposition libre et relevant de la coïncidence plus que d’une visée totalisante et englobante. Le lecteur doit reconstruire cette enfance qui se dit de manière erratique sans chronologie ni ancrage réel. Bien sûr les grands repères habituels de l’enfance27 sont là, les titres des fragments sont conformes aux archétypes du récit d’enfance : la mère, le père, la rébellion contre la famille, les figures maternelles de substitution, même les expériences habituellement marquantes de l’enfance, les découvertes de la joie, de la haine, de la frustration, de la mort. Tout cela est présent dans le texte, mais les titres ou les chapitres font figure de coquille presque vide : tantôt il n’y a pas de correspondance étroite entre le titre et le contenu de chacun des fragments, tantôt le matériau autobiographique déborde du cadre imposé. Il est notamment question du père maintes fois avant le fragment intitulé « Mon Père », de même qu’il est question de religion et de croyances avant le fragment intitulé « Ferveur religieuse ». Les fragments peinent aussi à contenir une identité labile, fuyante : le « je » est nécessairement pluriel, désignant à la fois le narrateur adulte, sujet de l’énonciation et le personnage, sujet de l’énoncé (situation classique du texte autobiographique), et le style indirect libre organise l’intégration et éventuellement la confusion des deux énonciations différentes. Dans Souriez, s’il vous plaît comme dans sa fiction, Rhys a le sens des formules à l’emporte-pièce, des phrases courtes, comme définitives, des jugements sans concession ni fioriture. Les phrases paratactiques sont nombreuses, de même que les phrases elliptiques. Cette économie de moyens, ce style minimaliste qui rend compte d’un parti pris de banalité évolue de roman en roman et l’on ne doit pas être surpris que l’épure soit à son apogée dans ce dernier texte. Cette « syntaxe primaire » et ce « lexique limité » selon les termes de Claire Joubert28 font merveille dans le récit d’enfance et laissent à penser que l’on entend la voix de l’enfant, que les commentaires sur les personnages émanent d’une conscience enfantine. Les souvenirs sont soit annoncés sans préambule, par des formules comme « une autre image29 », « autres plaisirs30 », soit balayés d’un revers de main, « mon souvenir s’arrête là31 ». Plus que les souvenirs, ce sont surtout les trous de mémoire qui ponctuent le récit : Rhys exprime de manière récurrente son incapacité à se remémorer telle ou telle scène, le texte est traversé par le doute sur la véracité des faits. Les formules du type « on ne me l’a jamais dit. Je ne l’ai jamais demandé32 », ou bien « je me souviens vaguement33 », « je ne sais plus exactement34 », ou encore « je sais combien la mémoire transforme les choses35 » sont nombreuses. En cela, le récit d’enfance de Rhys correspond aux canons du genre tels que Philippe Lejeune les a théorisés : « nous savons que nos souvenirs d’enfance sont discontinus et incertains36. » Les ellipses et les non-dits sont aussi valorisés que les souvenirs eux-mêmes : Rhys ne cherche pas à présenter un discours parfait et plein sur son enfance, et des formules du type « [j]’étais devenue d’une adresse accomplie pour effacer les choses, refuser d’y penser37 » sont à la fois un commentaire sur l’enfant qu’elle était et sur le narrateur de Souriez, s’il vous plaît. C’est précisément
[…] ce tremblé de la mémoire, qui d’une certaine manière l’authentifie : l’autobiographe paraît scrupuleux, quant au souvenir, il est fragile donc précieux. Le fragmentaire, l’incertain s’expliquent par la distance qui sépare l’observateur de l’objet observé38.
Or plus de quatre-vingts ans séparent Jean Rhys, au moment où elle dicte ses souvenirs, de la petite Gwendoline, et l’on peut comprendre que Rhys ait finalement opté pour une esthétique simple, une narration quasi manichéenne39 qui exprime sur le mode binaire les faits marquants de son enfance. Les événements du passé, les personnes qui l’entouraient alors sont exprimés en termes de contraste, de manière quasi photographique, en noir et blanc. Il y a Dieu et le Diable, le bonheur et le malheur. Il y a aussi les mots préférés, les mots exécrés40, ce que l’on aime, ce que l’on n’aime pas ; le monde est ainsi réduit à une réalité que l’enfant peut ordonner et se représenter. L’enfant fait la différence entre ceux qui sourient et ceux qui ne sourient pas, qui sont gros ou minces, celles qui portent des bas bien lisses et celles qui les portent en accordéon. La difficile cohabitation des différents peuples aux Antilles est évoquée à grands traits dans un fragment au titre à l’emporte-pièce : « Noir / Blanc », le « slash » évoquant la scission, inscrit la césure au cœur du texte et revient sous forme d’onomatopée, ce n’est pas un hasard, pour décrire le bruit que font les ciseaux entre les mains de sa tante B. : « [s]lash, slash, faisaient les ciseaux de Tante B. avec assurance, et la robe naissait de l’étoffe, parfaitement coupée41. » À la couture, Rhys préférera ainsi l’art de coupe, tentant de faire naître de l’étoffe des mots, la robe la plus ajustée / le texte le plus juste42.
Quête d’identité et photographie : exclusion et absence de reconnaissance
Le récit d’enfance de Rhys s’inscrit dans la mouvance des récits d’enfance qui au cours du xxe siècle, font figurer la description de photographies au début du texte autobiographique. Alain Schaffner parle à ce sujet d’une sorte de « passage obligé » et rappelle que la photographie « permet d’éclairer le souvenir43 ». Dans le texte de Rhys, la photographie et son évocation font bien plus que cela : elles sont la pierre angulaire du récit et lui donnent son titre Souriez, s’il vous plaît. Le premier paragraphe de l’autobiographie de Rhys, certes très connu, mérite néanmoins d’être cité in extenso tant il est fondateur :
— Moins sérieuse a dit l’homme. Souriez, s’il vous plaît.
Il a surgi sournoisement de derrière son drap noir. Il avait un visage brun-jaune, un menton boutonneux.
J’ai baissé les yeux vers ma robe blanche, celle qu’on m’avait donnée pour mon anniversaire, vers mes jambes et vers mes chaussettes blanches, qui m’arrivaient à mi-mollet, vers mes souliers vernis noirs, avec une barrette sur le haut du pied.
— Attention ! a dit l’homme.
— Reste tranquille, a dit ma mère.
J’ai fait tout mon possible, mais mon bras s’est levé de lui-même.
Ah ! quel dommage, elle a bougé.
— Je t’ai dit de rester tranquille, a répété ma mère, en fronçant les sourcils44.
Le souvenir inaugural est celui d’une séance de pose pour une photographie prise le jour de ses six ans, c’est-à-dire un an avant la naissance de sa jeune sœur Bertha, anniversaire marquant qui revient dans le texte un peu plus tard45. Le récit de Rhys ne commence donc pas par le récit traditionnel de la naissance46, mais par son premier vrai souvenir à elle, unique tentative peut-être de se ressaisir dans sa totalité avant que le regard désapprobateur de la mère ne vienne métaphoriquement détruire l’illusion de la dyade (le froncement des sourcils est le premier indice du fossé creusé entre mère et fille). La photographie en question ne figure pas dans l’album photographique qui se trouve au centre de l’autobiographie, où figurent une douzaine de clichés, elle fut sans doute perdue, mais cette absence est doublement remplacée à la fois par une courte description de la séance de pose et par l’ekphrasis de la photographie encadrée que Gwendoline Williams fait trois ans plus tard. Lors de la séance de pose, la déception de la mère (« Ah ! quel dommage, elle a bougé47 ») dit d’emblée l’incapacité de Rhys à se conformer à l’impératif, et aux injonctions de sa mère et du photographe. La jeune Gwendoline reste insaisissable par l’objectif comme elle le sera par le lecteur : elle déçoit d’emblée les attentes de ceux-là comme le voyeurisme de ceux-ci48. Ce premier souvenir est aussi celui du refus instinctif (le bras semble mu comme indépendamment de la volonté de l’enfant) de se conformer à une posture, ou à une imposture, celle de la petite fille sage comme une image, modèle de propreté et d’obéissance. Claire Joubert explique que ce corps qui semble agir de lui-même, mécaniquement, hors du contrôle de l’esprit met en scène « l’étrangeté radicale » de la conduite de l’héroïne, lui communiquant « une inquiétude trouble49 ». La jeune Gwendolen fait alors l’expérience radicale du « je est un autre50 », doublement mise en scène ici, d’une part parce qu’elle ne contrôle pas son mouvement lors de la prise, d’autre part parce qu’elle ne se reconnaît plus sur la photographie sur laquelle elle tombe par hasard trois ans plus tard. La place donnée à cette photographie mise dans un cadre d’argent, placée sur une petite table du salon, juste sous les persiennes, est une métaphore de la place de Rhys au sein de la famille. À six ans, la petite fille peut dire : « Ça m’a fait plaisir qu’on l’isole ainsi [que le cadre] ne soit pas noyé au milieu des autres, car il y en avait beaucoup dans la pièce51 ». L’enfant est rassurée sur son pouvoir de représentation, et elle oublie l’épisode. Pourtant trois ans plus tard, elle tombe en arrêt devant la même photographie, se découvre différente et comprend instinctivement que ce qu’elle avait pris pour une reconnaissance de sa singularité n’était en fait qu’un indice de son statut de paria au sein de la famille : la photographie avait été isolée, car elle était ratée. L’enfance de Rhys cesse au moment même où commence le récit qu’elle en fait : ses neuf ans sont précisément ceux de la prise de conscience que la petite sœur née sept ans après elle l’a supplantée dans l’affection de sa mère52. La petite fille en belle robe blanche, aux chaussettes blanches bien ajustées sur les mollets et aux jolies chaussures vernies noires n’est plus : elle a cédé la place à une grande fille de neuf ans qui ne lui ressemble en rien, à tel point que le texte marque cette différence par le passage à la troisième personne du singulier53. Le discours autobiographique autodiégétique est traversé par l’altérité de ce « elle » pour mieux signifier « l’écart entre l’ipse et l’idem54 », pour mieux marquer la perte irrévocable de la naïveté de l’enfant qui s’imaginait une, totale et indivisible et qui ne sera plus, à partir de ce moment-là, que corps morcelé, absence et manque. « Cette non-coïncidence de soi à soi » qui selon Frédéric Regard apparaît comme « l’effet majeur de la production du féminin par l’écriture55 » se retrouve presque mot pour mot dans le dernier ouvrage d’Annie Ernaux : « [p]lus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde. Est-ce qu’elle est moi cette fille ? Suis-je elle ? […]. La fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire56. » Rhys aurait pu faire sienne cette formule tant l’incapacité à se reconnaître dans la photographie coïncide pour elle avec la prise de conscience du temps qui passe et avec un sentiment de haine envers soi-même dont Gusdorf nous rappelle qu’il est un topos des écritures du moi (au féminin ou non), comparant l’apparition de ce double qui menace l’intégrité du sujet et qui suscite l’angoisse à ce que les psychiatres appellent une hallucination spéculaire57.
L’écriture du moi n’est pas une écriture indifférente, c’est une écriture différente, intervenant comme une reduplication de la personnalité. […] Le portrait comme l’image dans le miroir imposent un défi existentiel à celui qui répugne à coïncider avec son ombre… L’œil ne peut se voir lui-même, mais c’est ce qui se produit lorsque le sujet se prend pour objet58.
Or, toujours selon Gusdorf, ce phénomène est interprété souvent comme un mauvais présage ou même un signe de mort : ainsi le doigt levé sur la photographie, que Catherine Lanone rapproche de celui des figures de l’Annonciation de la Renaissance, renvoie-t-il également à la figure mythologique de Cassandre59, celle qui annonce le malheur et dont les prédictions restent lettre morte, celle qui portera malheur aux hommes de sa vie. Ce dédoublement mortifère de l’être est aussi mis en scène dans deux autres passages qui expriment cette angoisse de se voir « soi-même comme un autre », pour reprendre la formule de Ricœur. Meta, la nurse terrifiante, piètre substitut maternel, menace l’enfant qui aime lire de voir ses yeux tomber sur la page, « métaphore en abyme de l’autoportrait » selon Catherine Lanone60. De même, l’épisode où Gwendoline écrase le visage de la poupée blonde qu’elle ne voulait pas et dont on peut penser qu’elle représente son double (elle aurait voulu la brune qui ira à sa petite sœur) peut se lire comme une tentative d’autodestruction par le truchement de la défiguration, concept dont Paul de Man a bien montré en quoi il est central dans toute tentative autobiographique : « Notre objet est de faire apparaître des visages ou de les faire disparaître, il est question d’envisager et de dévisager, de figure, de figuration et de défiguration61. » Puisque la nature l’a faite différente, trop pâle, trop blonde dans un environnement créole où sa mère trouve les bébés noirs bien plus beaux que les blancs (d’où peut-être sa propre préférence pour la poupée brune), elle choisira de souligner sa différence délibérément, afin de ne pas subir sans agir.
Ainsi, les paragraphes inauguraux posent la vie tout en contraste entre un avant et un après : avant la photo, Rhys était le bébé, l’enfant choyée, sûre de sa place dans la fratrie et dans le monde, sûre de l’amour de sa mère ; après la photo, Rhys devient l’exclue, trop blonde, trop pâle, presque fantomatique ou spectrale, transparente aux yeux de sa mère. La photographie initiale est donc un espace liminal, une frontière entre un avant idéal (mais irrémédiablement perdu et quasi exclu de l’espace diégétique) et un après, synonyme de perte d’estime, de manque de reconnaissance d’elle-même et de sa mère. Le regard nouveau qu’elle jette sur son propre portrait et la découverte accidentelle d’une photographie de sa propre mère, un peu plus loin dans le récit, agissent comme autant de confrontations avec l’inquiétante étrangeté. Rhys ne reconnaît pas sa mère sur la photo et ce manque de reconnaissance réciproque exprime tout le pathos d’une enfant en mal de « mère »62. Le texte dit à de nombreuses reprises à quel point Rhys déçoit les attentes de sa mère : « “Je me demande bien ce qu’on va faire de toi”, me répète souvent ma mère63. » Juste après avoir défiguré la poupée, brisée à jamais, elle se confie à sa grand-tante Jane : « Ils attendent toujours de moi des choses que je ne veux pas faire et que je ne ferai pas. Je ne les ferai pas. Je ne les ferai pas64. » Cette décision de ne pas se conformer aux attentes de qui que ce soit semble avoir été un principe directeur dans la vie de Rhys, dans sa conception du rôle de l’auteur et de l’autobiographe en particulier puisqu’en plein processus autobiographique, elle confiait à Francis Windham : « Je ne me rappelle pas ce que l’on voudrait que je me rappelle et je ne ressens pas non plus ce que l’on voudrait que je ressente. En fait je me rappelle et je ressens exactement l’inverse65. »
Souriez, s’il vous plaît est donc l’histoire d’une rébellion et d’une dissidence précoces. Rhys se montre explorant les voies de l’impropriété : elle explique qu’elle souille délibérément ses vêtements et met son point d’honneur à être la plus débraillée. La malpropreté de l’enfant dit le désir d’impropriété de la narratrice adulte. La seule vraie nostalgie que Rhys exprime dans Souriez, s’il vous plaît va à sa belle robe blanche, « magique », car capable de la transfigurer en enfant choyée, son évocation répétée dans le texte correspondant peut-être à une tentative de retrouver le sentiment originel du sentiment de sécurité qui, dit-elle, la quitta pour toujours le jour de son sixième anniversaire. L’horrible robe marron et surtout les bas noirs qui bâillent aux chevilles sont la synecdoque parfaite du manque d’estime personnelle de Rhys enfant. D’ailleurs, lorsque quelques années plus tard, à Sainte-Lucie, elle s’estime de nouveau heureuse, ce sont ces mêmes bas noirs qui reviennent dans le récit :
Quand j’ai quitté Castries, Tante B. m’avait taillé des robes, qui me plaisaient beaucoup, on m’avait commandé en Angleterre un corsage en liberty, mes bas ne bâillaient plus, j’avais cessé de me prendre pour un paria66.
Le vêtement est le site même du féminin chez Rhys et l’on comprend à travers la fascination qu’exercent sur elle les déguisements, les masques de carnaval ou les uniformes que, comme le maquillage et l’artifice, le vêtement est le lieu d’une identité toujours en quête d’elle-même, instable et mouvante67. La négligence de sa mise dans les premières années de sa vie exprime ce qu’elle ne peut alors verbaliser : la négligence de sa mère envers elle68. Elle clôt d’ailleurs le chapitre consacré à sa mère en affirmant qu’elle lui est devenue étrangère et qu’elle a cessé de se préoccuper de ce qu’elle pensait, façon à peine détournée de couper le cordon ombilical : « J’en suis arrivée à me poser de moins en moins de questions sur ma mère. Elle m’est devenue, peu à peu, étrangère, et je n’ai plus cherché à comprendre ce qu’elle pouvait ressentir ou penser69. » Son exclusion du couple mère/fille est redoublée par l’exclusivité de la relation gémellaire entre sa mère et sa tante Brenda. L’enfant est incapable de dissocier l’une de l’autre, sa mère est la copie de sa tante en plus calme, elles sont capables de communiquer en silence. La jalousie de Rhys envers sa jeune sœur est mâtinée d’une jalousie envers la tante qui sait mieux que quiconque comment rendre la mère heureuse. Les sœurs jumelles complices sont bien une figure de Janus : l’une coud, l’autre coupe, l’une ne se met jamais en colère, l’autre si70. À elles deux, elles forment un couple complémentaire que l’enfant regarde en se demandant si elles se moquent d’elle. D’ailleurs, dans l’album photographique qui fonctionne comme une articulation artificielle entre le récit d’enfance et les fragments plus tardifs, on trouve seulement deux portraits nets et en plan américain : ceux de la mère de Rhys et de sa sœur jumelle qui se répondent par leur symétrie sur cette page de l’album photographique où elles sont rassemblées, comme si l’une était le négatif photographique de l’autre. Les autres photographies choisies par les éditeurs pour figurer au centre de l’autobiographie, pour combler le saut narratif entre la Dominique et l’Europe proposent une esthétique du flou et du hors-cadre, du hors-champ71. Elles ne permettent pas plus que le texte de satisfaire l’attente du lecteur concernant les jeunes années de Rhys : aucune photographie de Rhys enfant n’y figure, comme si l’enfance paradoxalement n’avait pas droit de cité. L’inclusion de photographies dans le texte est bien une illusion comme Richard N. Coe l’a démontré : « Dans le récit d’enfance, la fonction de la photographie n’est pas de confirmer une vérité, mais de contribuer à une illusion72. » Ainsi, il ne faut pas chercher le visage de Jean dans ce récit d’enfance, c’est toujours celui d’une autre qui surgit73.
La forme épurée, le mode binaire, les lacunes, les ellipses pourraient donner l’impression d’un texte bâclé, simpliste, mal écrit. Il n’en est rien : Rhys a pesé chaque mot, chaque non-dit, il s’agit bien d’un récit d’enfance naïf, mais au sens noble du terme (du latin nativus, « qui naît », « inné » « naturel »). D’où le paradoxe d’un texte naturel, qui dit sans fard la « force du féminin », mais qui fait aussi, presque à la manière de Baudelaire, dans une esthétique décadente, « l’éloge du maquillage », du carnaval et de l’artifice pour mieux exprimer le manque, le vide existentiel, et ce « rien… rien à voir… rien à dire » qui renvoie le domaine familial de l’enfance à une utopie. C’est un regard sans concession que Rhys jette sur ses jeunes années, ne se retournant une dernière fois sur l’intrigue familiale que pour mieux l’assigner à résidence dans un passé clos, lointain, sans nostalgie. Le dernier fragment intitulé « Départ » se termine ainsi : « Mon enfance, mon père, ma mère, les Indes occidentales, tout était déjà derrière moi. Je commençais à tout oublier. C’était le passé74. » À l’effort mnésique que requiert l’autobiographie, Rhys préfère l’amnésie, libératoire et purificatrice. Pourtant cette dernière parade sonne faux lorsque l’on se retourne sur l’œuvre de fiction, tant romans et nouvelles sont hantés par ce passé, nous invitant à poursuivre notre quête de l’identité rhysienne par la lecture de son œuvre de fiction. Souriez, s’il vous plaît pourrait donc être une forme d’« autobiografiction », pour reprendre le terme de Stephen Reynolds longuement théorisé et illustré par Max Saunders, une œuvre hybride, à la croisée de la fiction et de l’autobiographie, une autobiographie qui renvoie à la fiction et en même temps, comme toute autobiographie, en quelque sorte une fiction75.