La fermentation comme récit contemporain de la nature

DOI : 10.35562/voix-contemporaines.519

Abstracts

La fermentation met en avant une biodiversité complexe et invisible. À la frontière de l’art, du design et des sciences, elle appelle à la reconnaissance d’une culture non humaine, à une décolonisation de nos regards et à une reconfiguration du rapport entre nature et culture. Je tente ici d’exposer une recherche-création interrogeant nos représentations du vivant, d’établir des liens entre goût et sol à partir du concept de bactério-terroir, de penser la fermentation comme récit contemporain de la nature.

Fermentation highlights a complex and invisible biodiversity. At the border of art, design and science, fermentation points the importance of the recognition of a non-human culture, a decolonization of our perspectives and a reconfiguration of the relationship between nature and culture. Here I attempt to present a research-creation that questions our representations of the living, to create connections between taste and soil based on the concept of the bacterio-terroir, to think of fermentation as a contemporary narrative of nature.

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Le paysage, c’est le moment où le « moi qui regarde », coïncide avec le « moi qui sent »
Georg Simmel

La nature se voit aujourd’hui gratifiée d’un engouement considérable. Face à la globalisation, à la mondialisation de l’économie et à l’industrialisation, de nouvelles inquiétudes écologiques apparaissent. De nouveaux consommateurs avertis cherchent à promouvoir l’agriculture paysanne, un retour aux sols vivants, rejettent ce qui est transformé et industriel et souhaitent consommer des aliments bruts, naturels, dotés de saveurs authentiques et non trafiquées. Ils prônent un retour au « sauvage ». Cependant, les hommes du xxie siècle ont abandonné, et depuis bien longtemps, l’état sauvage.

Face à ces constats, certains artistes et designers choisissent alors de travailler à partir et avec le vivant, tentant de comprendre son fonctionnement, développant conjointement un discours critique sur leurs environnements à l’ère de l’anthropocène1 et de nouvelles modalités de mise en forme. Ils ouvrent une réflexion sur leur processus de création, se décentrant de leurs œuvres et laissent la place à de nouveaux acteurs-collaborateurs non-humains. La forme de l’œuvre est laissée au vivant et à la matière : l’artiste en crée les conditions d’émergence, mais renonce à l’entière maîtrise de sa production, renouvelant les gestes et les pratiques.

Dans le domaine alimentaire, le renouveau de la fermentation épouse ce courant à la fois soucieux d’écologie, d’économies et de bienfaits pour la santé, en proposant un principe de transformation de la matière par des micro-organismes. Plus spécifiquement, la fermentation met en avant une biodiversité complexe et invisible, invite à repenser nos savoir-faire, nos goûts, nos gestes… Utilisée de façon ancestrale et empirique dans les recettes traditionnelles ou à l’inverse dans une maîtrise scientifique des processus de transformation par l’industrie agroalimentaire, cette technique de développement bactérien touche à nos produits les plus communs (pain, vin, bière, fromage, mais aussi chocolat, café, thé, miso, kombucha ou encore ketchup) et propose un terroir de pratiques que le design peut penser, s’approprier et mettre en scène. Ce processus de transformation nous amène à comprendre, tout autant qu’à repenser, les modes de production. L’histoire de la maîtrise et de la cohabitation avec les bactéries est aussi une histoire des techniques et des procédés de fabrication. La fermentation m’a conduit à m’interroger sur les processus de création et de transformation de la matière mettant en scène une vie invisible, celle des micro-organismes, et à proposer un travail de création, le projet MEUH, interrogeant par la fermentation, nos représentations du vivant et nos liens avec la nature. Inspirés des principes de digestion de la vache, les éléments produits visent par le design et l’expérimentation à repenser notre rapport au vivant, au local, aux pratiques traditionnelles, à interroger les notions de sauvage, d’exotisme à l’échelle d’un territoire de proximité et à établir des liens entre goût et sol à partir du concept de bactério-terroir. À la frontière de l’art, du design et des sciences, la collaboration avec le vivant propose et appelle à une reconnaissance d’une culture non humaine, à ce que l’on pourrait nommer une « décolonisation2 » de nos regards, pour le changement décisif et radical de perspectives sur la place de l'univers microbien qu'elle permet.

Collaborer avec les microbes

La fermentation est le principe de transformation interne d’une substance organique par le développement de micro-organismes. En France, les produits alimentaires les plus connus issus de cette transformation sont le pain, gonflé sous l’action du levain, le fromage, obtenu par coagulation et fermentation du lait ou le vin, boisson alcoolisée provenant de la fermentation du raisin. Mais cela recouvre également les lactofermentations (choucroute, kimchi, pickles), le kéfir, le kombucha, le miso et l’ensemble des alcools. Ce principe universellement présent produit des aliments spécifiques, des denrées alimentaires qui représentent la particularité géographique de leur zone de production, l’histoire et la culture d’un territoire.

La fermentation existe depuis la préhistoire. Premier mode de transformation alimentaire, de conservation des aliments, elle préexiste à l’apparition du feu. Elle est due, naturellement, aux micro-organismes présents tout autour de nous qui exercent leur pouvoir transformateur. Fermenter consiste ainsi à créer les conditions de prolifération de micro-organismes naturellement présents. Leur présence apporte le goût spécifique (c’est-à-dire très local), les moyens de transformation et de conservation. Ces aliments fermentés ont accompagné les civilisations, et servent traditionnellement de signe distinctif entre le barbare et le civilisé. Le barbare, celui qui mange des choses innommables s’oppose alors au civilisé qui mange de bonnes choses fermentées. Chacun devenant alors alternativement barbare et civilisé selon ses habitudes fermentaires (Frédéric, 2014). Cette différence ténue et culturelle définit de nouvelles géographies naturelles et gustatives. La dualité d’un process très ancien se retrouvant dans toutes les zones géographiques malgré des spécificités de produits locaux et ancrés territorialement interroge. Ce modèle questionne le local et l’expression du sol.

Fig. 1. Gwénaëlle Plédran, Illustration d’un bactério-terroir, photomontage, MEUH, 2018-2020.

Fig. 1. Gwénaëlle Plédran, Illustration d’un bactério-terroir, photomontage, MEUH, 2018-2020.

Le développement bactérien permet une transmission du goût spécifique du lieu de culture et production de l’aliment, des saveurs aussi puissantes que diverses. Les expérimentations menées par Yannick Alléno, chef cuisinier français, mettent en évidence le lien entre le goût de l’aliment fermenté et son terroir d’origine (Alléno, 2016), ce qu’on pourrait nommer un bactério-terroir. La fermentation rend aussi les aliments plus stables en vue de leur conservation, plus digestes et plus nutritifs. Elle dégrade les aliments en molécules plus assimilables. Mais le principal bienfait des aliments fermentés réside peut-être dans les bactéries elles-mêmes. Beaucoup d’aliments fermentés sont la manifestation de communautés microbiennes denses et diversifiées qui interagissent avec notre organisme. La mise en œuvre et l’analyse de la fermentation de produits alimentaires permet la comparaison avec tout système de développement bactérien et l’apprivoisement de cette part invisible, mais essentielle du vivant. À travers les traditions culinaires, les recettes ancestrales, la transmission orale de savoirs et de méthodes, elle a traversé les siècles et se retrouve dans toutes les cultures à travers le monde. Nécessitant peu de moyens techniques, autonome en énergie, ce processus de transformation répond simplement et à moindre coût à nos besoins alimentaires, à l’utopie de nouveaux modes d’alimentation face à l’augmentation de la population à venir, et aux enjeux climatiques et écologiques d’aujourd’hui. Révélant le goût du terroir, des pratiques et rituels propres à chaque culture, les modes de fermentation liés aux lieux et aux micro-organismes qui s’y trouvent, questionnent notre lien au vivant.

Et si ce principe était la base d’une redécouverte du terroir, des écosystèmes du sol et des bactéries qu’il contient, en apportant une spécificité du goût et une expression de la localité ? Comment inciter chacun à changer de regard sur le monde qui l’entoure, en s’appuyant sur des expériences gustatives singulières, synthèses des notions de plaisir, d’impacts écologiques et sociaux ? Et si on se réappropriait le terroir, le sol et les bactéries qu’il contient ? Revoir le paysage par le microscopique et les bactéries présentes dans le sol, dans l’air, dans l’eau représente une nouvelle voie pour le design, celle d’une collaboration qui permettrait de découvrir de nouvelles saveurs.

Fig. 2. Gwénaëlle Plédran, Expérimentations de saveurs fermentées (pots, fruits, légumes, herbes aromatiques), vues d’atelier, MEUH, 2018-2020.

Fig. 2. Gwénaëlle Plédran, Expérimentations de saveurs fermentées (pots, fruits, légumes, herbes aromatiques), vues d’atelier, MEUH, 2018-2020.

Le modèle de fermentation permet une transmission du goût. Appliqué aux végétaux, il laisse imaginer et découvrir des textures, des couleurs, des épices et des moyens d’assaisonner. Ce modèle de fermentation permet d’aller à la rencontre d’un exotisme, tout un univers de goût à explorer… Imaginons que nous puissions déguster des glaces aux parfums de nos lieux de vacances. Ne plus avoir les mêmes parfums de fraises et de vanille, mais une expérience gustative unique en fonction du lieu où l’on se trouve. La collaboration avec les micro-organismes change la donne. Les procédés ne peuvent être totalement maîtrisés car les saisons changent le goût. La fermentation est une pratique lente, où le temps se pense différemment. Il s’agit d’offrir les conditions, et de laisser faire.

Décoloniser nos regards

Comment un élément invisible, actif et vivant permet-il une cocréation ? Quelles conséquences cette collaboration a-t-elle alors sur la matière, les usages, la création elle-même ? À l’objet ou au produit, les artistes privilégient la matière, observant les structures moléculaires, métaphores de réalités sociales et environnementales en pleine mutation. Ce sont alors nos comportements qui sont exposés. Artistes et designers semblent proposer différentes attitudes possibles : tentative de maîtrise, de contrôle, de provocation ou de suivi des transformations par une connaissance scientifique ou empirique des éléments en présence, ou à l’inverse, à un retrait de l’action. Ainsi, c’est l’attitude du créateur qui est interrogée, sa relation à la fabrication, au faire et aux techniques mises en place. Sa capacité d’accueil et d’acceptation de l’aléatoire d’un co-créateur invisible interroge nos normes et nos croyances. À l’inverse de la vision sélective qui domine aujourd’hui, peut-on concevoir un rapport différent aux bactéries, favoriser le laisser-faire, se préoccuper d’un statut et bien-être animal et faire de cet invisible un acteur de création à part entière ?

Fig. 3. Gwénaëlle Plédran, Un paysage en bocal – principes de fermentation par des micro-organismes, photomontage, MEUH, 2018-2020.

Fig. 3. Gwénaëlle Plédran, Un paysage en bocal – principes de fermentation par des micro-organismes, photomontage, MEUH, 2018-2020.

Depuis l’époque romaine, les naturalistes ont décrit ce qu’ils nommaient une « génération spontanée » (Pline l’Ancien, 2013). Selon cette théorie, certaines formes de vie naissent en dehors de tout processus reproducteur. La philosophie de Descartes inaugurant une période de recherches scientifiques expliquant les processus naturels par des mécanismes causaux (Aucante, 2006), puis l’invention du microscope et la première observation de micro-organismes en 1674, participent à l’histoire des phénomènes de fermentation. Mais il faut attendre la naissance de la microbiologie et Louis Pasteur pour comprendre le rôle des micro-organismes dans le processus de transformation par fermentation. L’étude méthodique de la fermentation des betteraves a rapidement convaincu Pasteur que la fermentation était un phénomène biologique. Les procédés de pasteurisation qui résultent de cette étude sont à l’origine des techniques modernes, donnant une forte impulsion à la production industrielle d’aliments et de boissons fermentées. Ces produits avaient été jusque-là consommés depuis des millénaires en tirant parti de processus appris par observation et expérimentations, transmis de génération en génération, souvent accompagnés de prières, de rites et d’offrandes. Dans de nombreuses cultures, les états de conscience altérée induits par la fermentation sont longtemps allés de pair avec les récits oraux et les traditions mythiques, alors que la fermentation apparaît historiquement de façon indépendante des lieux géographiques et des cultures. Souvent attribué à une intervention divine, son usage est intimement lié au développement de notre espèce. La naissance de la microbiologie a entraîné une sorte d’attitude de domination envers les micro-organismes qui, à l’instar d’autres éléments de la nature et des cultures étrangères, sont trop souvent exploités, étudiés, classifiés, détruits s’ils sont considérés comme dangereux ou alors, comme dans le cas des fermentations, maîtrisés. Une histoire du ferment industriel, par opposition aux fermentations naturelles ou sauvages, constitue un des enjeux de réflexion de l’alimentation d’aujourd’hui. En s’appuyant sur ces deux visions, empruntant alternativement à l’une et à l’autre, la part artistique de collaborations avec le vivant propose une troisième voie, une décolonisation de nos regards. Le renouveau de la fermentation interroge l’idée de singularité. Une singularité qui critique et permet de réenvisager les modèles de l’industrie, mais qui se veut également sismographie sociale et ouverture sur des « utopies de proximité » (Bourriaud, 1998). De façon métaphorique, Félix Guattari appelait en 1977 à une « révolution moléculaire » (Guattari, 1980), autrement dit un « sabotage moléculaire de la subjectivité sociale dominante » (ibid.). Il met ainsi en place une réflexion opposant normes et singularité, les bases d’une alternative au capitalisme, de nouveaux modes de vie et de relations sociales. La création avec le vivant refuse la hiérarchie prédéterminée et procède à des mises en contact, des connexions de processus et de matériaux. L’action sur la matière importe tout autant que l’élaboration d’un produit fini. Différentes expositions d’art contemporain récentes3 proposent de retrouver une relation au monde par la mise en évidence de créateurs non humains, peu ou non visibles. Se pose alors la question du rôle de l’artiste et du designer dans les processus de création.

L’industrie a normé les gestes, les goûts et les pratiques. Face à la standardisation, à l’uniformisation et à la production de masse, s’intéresser à une transformation sensible, ultra-locale et singulière permet de réinventer les processus. Depuis l’âge moderne, la culture occidentale est terrifiée par les microbes et obsédée par l’hygiène. Nos peurs se combinent à une perte des savoir-faire et connaissances du quotidien. À contrario, nous pourrions nous interroger sur une compatibilité de ces pratiques avec l’industrie. Peuvent-elles ouvrir sur une alternative ? Pourrait-on alors imaginer une cuisine plus low-tech, proche du bricolage, par l’exploration de procédés techniques simples, pratiques, économiques, et démocratiques, peu gourmands en énergie. La création actuelle se réapproprie la technique vernaculaire. Par exemple, le domaine de la viticulture redécouvre le vin sauvage et naturel, questionnant la place du fabricant créateur et d’un certain laisser-faire. Artistes et designers, en créant avec les micro-organismes, redéfinissent aussi des processus de création où l’aléatoire prend place.

L’histoire d’un art biotech’ (Kac, 2007 et Hauser, 2003) et les comparaisons possibles entre vivants et machines proposent des modèles pour l’invention. Ces idées se retrouvent également aujourd’hui dans un design biomimétique. Mais le principe même d’une création avec et non comme le vivant induit la prise en compte d’une altérité et de résistances. L’idée d’un système de relation et d’un système microbien induit également la notion d’information et de communication. Au regard du fonctionnement des relations des communautés microbiennes entre elles, mais également de leur rôle auprès des autres êtres vivants, nous pouvons imaginer une coopération, une entraide. Nouvelles valeurs, mais également nouvelles ambitions pour une société à venir. Plus éthique, plus écologique, plus inclusif, le système de pensées qui se dessine ici ne peut exclure ce mouvement de nos systèmes de production ni de nos systèmes de création, en art comme en design. Les marges que propose la fermentation et plus encore la fermentation spontanée ou l’usage de savoir-faire non normés représente une culture alternative qui exprime la diversité de nos besoins et de nos désirs. Si de nombreux peuples ont considéré la fermentation comme une force de vie mystique, elle participe également de l’histoire scientifique, biologique et alimentaire. Mais quelles sont les implications et les usages qui en découlent ? La fermentation ne nécessite aucun apport énergétique externe, les bactéries naturellement présentes transforment spontanément l’aliment. Il s’agit donc d’un procédé universel, économe et écologique. Génératrice de nutriments essentiels, la fermentation est également un levier pour une alimentation saine et durable.

S’inspirer de la vache

Et si la vache, symbole de ruralité et de traditions, devenait le modèle de notre production alimentaire ?

Fig. 4. Gwénaëlle Plédran, Modèle du fonctionnement digestif de la vache, dessin, MEUH, 2018-2020.

Fig. 4. Gwénaëlle Plédran, Modèle du fonctionnement digestif de la vache, dessin, MEUH, 2018-2020.

Une vache mange l’herbe du pâturage, rumine, filtre, digère et transmet des propriétés de ce terroir dans le lait qu’elle produit. Un process qualitatif ultra-local de fermentation. Comment inciter chacun à changer de regard sur le monde qui l’entoure, en s’appuyant sur des expériences gustatives singulières, synthèses des notions de plaisir, d’impacts écologiques et sociaux ? Nous retrouvons cette idée de mise en avant d’une tradition rurale par la vache à travers l’histoire de l’art. Le tableau Le taureau de Paulus Potter datant de 1647 met le bovin au centre du tableau. En le représentant à la fois dans une posture idéalisée et sculpturale, il rend hommage à l’animal. La précision de sa représentation permet de le rendre presque vivant, proche du portrait. De nombreux détails (poils, mouches, boue) attirent l’attention sur la réalité rurale. Néanmoins, le tableau est également l’occasion pour Potter de défendre la race hollandaise plus connue aujourd’hui comme la Holstein. Les Pays-Bas sont à l’époque en plein développement économique, agricole, et - anachroniquement- touristique. L’animal devient à la fois le symbole et l’argument d’un développement commercial, scientifique, culturel basé sur l’exportation de bovins et la mise en avant des qualités de production laitière de l’animal.

Il ne s’agit plus alors d’une représentation esthétique de l’animal ou de la représentation d’une ruralité, mais bien de la mise en avant des ressources alimentaires et matérielles. La vache, élément du paysage et symbole de ruralité, devient argument économique, métaphore d’un système de production alimentaire.

Quel est alors le rôle de l’artiste et du designer entre prise de position, éthique, innovation technique et processus de transformation alimentaire ? L’invisible questionne la magie, l’inconnu, l’indicible. Le retour actuel à la fermentation ne peut être dissocié de réflexions sur le sens de cette fermentation et l’imaginaire qu’elle véhicule. Les mythes et cultes à différentes divinités dans les régions du monde (Pays nordiques, Mésopotamie, etc.) témoignent de la place de l’aliment fermenté au fil du temps. Mais les réflexions actuelles sur l’écologie, la protection animale, la biodiversité et les normes sanitaires4 nous poussent à requestionner ce paradigme. Les procédés de conservation par chauffage, la congélation ou le réfrigérateur ont peu à peu rendu l’usage utilitaire de la fermentation caduque.

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1968) a suggéré que la fabrication de l’hydromel, miel fermenté, marquait le passage de la nature à la culture. Il illustre cette distinction en décrivant le rôle transitionnel de l’arbre creux, « qui en tant que réceptacle du miel, appartient à la nature si le miel est frais et renfermé dans l’arbre, et à la culture si le miel, au lieu d’être dans un arbre naturellement creux, a été mis à fermenter dans un tronc creusé artificiellement » (Lévi-Strauss, 1968, p. 473). Le développement de techniques et d’ustensiles de fermentation est une caractéristique qui définit la culture humaine, rendue possible par l’omniprésence de levures sauvages. La notion de normes est entendue comme l’état habituel, régulier, conforme, à l’inverse de l’infini des possibles que permet le vivant. Créer à partir de ce qui résiste à la norme. Le bricolage interroge les rapports de force entre l’individu et la norme notamment industrielle. De la même façon, les pratiques de fermentation, notamment les fermentations sauvages, les méthodes empiriques, les recettes ancestrales se définissent comme résistance, moyens d’action. Des pratiques de cueillette au fait-main et au fait-maison, ce modèle réinvente nos façons de nous nourrir. C’est une invitation à réinventer notre relation à la nature.

Fig. 5. Gwénaëlle Plédran, Produits fermentés imaginés en 4 étapes selon le modèle bovin, (lactofermentations de pomme, rhubarbe, ananas-basilic, poivron-gingembre, ananas, betterave, gingembre, pots et bouteilles, étiquettes, condiments issus de fruits, légumes et herbes aromatiques fermentés, recettes), MEUH, 2018-2020.

Fig. 5. Gwénaëlle Plédran, Produits fermentés imaginés en 4 étapes selon le modèle bovin, (lactofermentations de pomme, rhubarbe, ananas-basilic, poivron-gingembre, ananas, betterave, gingembre, pots et bouteilles, étiquettes, condiments issus de fruits, légumes et herbes aromatiques fermentés, recettes), MEUH, 2018-2020.

Plus récemment, pour une partie des personnes ayant été confinées durant la pandémie, la fabrication maison, le faire soi-même, l’échange de recette et de pratiques sont revenus sur le devant de la scène, conjoints à des préoccupations de santé, de manger bien et mieux. Paradoxalement, l’inquiétude sanitaire apporte un contexte particulier à un travail sur les microbes. Agissant mais invisibles, souvent mal connus et mal-aimés, les micro-organismes interrogent nos relations à l’altérité. Bactéries et champignons microscopiques sont présents dans notre environnement malgré tous nos efforts pour les éradiquer avec des savons antibactériens, des crèmes antifongiques et des antibiotiques. Ce sont des agents de transformations omniprésents qui se nourrissent de matière en décomposition. Un premier état des lieux de nos pratiques et de nos liens aux bactéries conduit à rendre compte d’une organisation symbiotique entre l’homme et les micro-organismes. S’il nous faut comprendre cette coopération et cette entraide, il nous faut également penser les normes sanitaires qui y sont liées. Le projet MEUH propose de voir, mais aussi de sentir, de goûter, de toucher, d’imaginer l’aliment qui donnera formes, couleurs, textures, matières à une transmission du sol, de nos cultures et de nos souvenirs ; un aliment à la matière changeante, aux couleurs acidulées de l’enfance, aux textures aventureuses de l’ailleurs, où partage et transmission deviendront les nouveaux paradigmes de transformation et où la notion de processus, de système et de relation primeront sur celle d’objet. La nature est alors racontée par l’expérience et le goût de l’aliment.

Regarder le monde et ses mutations par le prisme du moléculaire

La fermentation interroge le design, définissant les interactions entre l’homme et les micro-organismes. Ces derniers se voient alors mis en évidence et deviennent porte-parole d’une singularité des transformations de la matière et des individus. Ce décentrement vers le vivant, auquel nous assistons, sous le signe de la catastrophe écologique et de l’anthropocène, déclenche également une nouvelle ère pour la production artistique. Cherchant un moyen non seulement de rendre compte, mais aussi d’agir, le design en creux évoqué ici propose une mise en retrait des normes privilégiant un autre modèle possible, celui de la fermentation « sauvage ». Étymologiquement la fermentation désigne ce qui bout. Ce bouillonnement, celui des micro-organismes au travail, visible lors des transformations alimentaires, est également, celui plus métaphorique, d’un engagement écologique et social, celui des modèles possibles à venir. Ainsi, cette recherche est menée à la fois sur un principe alimentaire à expérimenter et les enjeux systémiques qu’elle sous-tend. Il s’agit alors de réfléchir à un rapport premier à la nature, celui d’une relation vivrière, alimentaire, agricole, d’en montrer les aspects gustatifs, culturels, biologiques et de proposer par le modèle d’une alimentation durable, un nouveau récit de la nature. La fermentation peut-elle être l’image et l’annonce d’un changement social et sociétal ? Cette sociobiologie d’un sens nouveau marque l’effort de traiter sur un même plan, dans une même société, hommes et micro-organismes et fait des enjeux fermentaires, des enjeux de design. Précurseurs d’une pensée des processus de transformation, de production ou de création éthique, appuyés sur un nouveau système de relation au vivant, respectueux de tout être vivant, garants d’une biodiversité renouvelée, ces enjeux peuvent-ils également se revendiquer d’un paradigme du laisser-faire ? La fascination que l’approche scientifique exerce dans l’esprit de tous reste extrêmement puissante et s’accompagne d’une histoire du ferment industriel. Elle s’oppose à d’autres méthodes, d’autres recettes et savoir-faire plus empiriques réinvestis par l’homme, afin de permettre l’émergence de nouvelles histoires de pensées et de paroles et de constituer un répertoire de gestes et de processus. La question de la transformation par des éléments invisibles permet d’inclure d’autres dimensions : croyances, valeurs… Ainsi faire fermenter nos aliments peut être à la fois un acte quotidien et concret, mais également un acte politique, une façon de s’engager avec le monde.

Faire et manger des aliments fermentés, c’est protester contre l’uniformisation du goût et des comportements alimentaires, réhabiliter les savoir-faire locaux, les processus vivants. Face au repositionnement général de l’imaginaire que décrit Nicolas Bourriaud (Bourriaud,1998) l’usage des micro-organismes questionne le progrès et nos croyances dans les nouvelles technologies. Sans s’y opposer frontalement, ils suggèrent plutôt un point de vue différent, une transgression déstabilisatrice, une métaphore qui utiliserait l’imagination scientifique pour réinventer notre perception du monde. Ainsi, manger selon le modèle biomimétique de la vache est avant tout un processus relationnel : cueillir, utiliser l’eau de source, tisser des liens avec des acteurs locaux de l’alimentation…

Fig. 6. Gwénaëlle Plédran, Pratique de cueillette – fermenter à Paris à partir des produits locaux, plantes sauvages, eau de source série photographique du protocole de fermentation, MEUH, 2018-2020.

Fig. 6. Gwénaëlle Plédran, Pratique de cueillette – fermenter à Paris à partir des produits locaux, plantes sauvages, eau de source série photographique du protocole de fermentation, MEUH, 2018-2020.

Un modèle biomimétique de la vache qui se veut ici utopie, fiction d’un modèle de transformation alimentaire possible, potentiel, travaillant conjointement l’aliment, l’objet et les imaginaires. Réinventant ainsi nos façons de manger, mais aussi de prêter attention à l’invisible. Cette transposition du modèle bovin permet de créer des assaisonnements sous forme de feuilles séchées, de poudre ou de jus lacto-fermenté. Par tâtonnement et expérimentation, j’ai imaginé, réinterprété les recettes et les process. La fermentation est une pratique ancestrale de transformation alimentaire, plus ancienne même que le feu et les cuissons. Ne nécessitant aucune source d’énergie et un matériel restreint, elle se fait très simplement. J’ai donc cueilli, récolté, mis en bocaux, attendu et goûté un grand nombre de préparations pour concevoir de nouveaux condiments à utiliser dans des formes variées. Une relation à la nature où il est nécessaire d’aller sur place. À l’inverse de la représentation d’une transformation alimentaire idéale, automatique et inconnue, je cherche à mettre en avant le processus, à imaginer un écosystème de relations.

Fig. 7. Gwénaëlle Plédran, Objets relationnels imaginés selon le modèle bovin, métal martelé et patiné, boite à meuh-système d’écoute, programmation arduino, carte son et impression 3D, dessin d’estomac à l’encre de chine, bois tourné, ciré, brûlé, MEUH, 2018-2020.

Fig. 7. Gwénaëlle Plédran, Objets relationnels imaginés selon le modèle bovin, métal martelé et patiné, boite à meuh-système d’écoute, programmation arduino, carte son et impression 3D, dessin d’estomac à l’encre de chine, bois tourné, ciré, brûlé, MEUH, 2018-2020.

Ainsi, ce modèle propose un nouveau récit de la nature entre visible et invisible, interroge notre rapport au paysage, questionne l’échelle de cette relation, l’existence même de ce paysage et sa nature. Chaque fermentation peut être vue comme paysage, élément vivant en évolution. La mise en récit de la fermentation travaille un écosystème de relations au vivant et une nature pensée comme venant du sol, au croisement de problématiques de plaisirs et du développement durable. Elle cherche à proposer de nouvelles représentations, celles d’écosystèmes à façonner à différentes échelles et propose des moyens d’agir, écologiquement, socialement, artistiquement. Pourra-t-on alors voir un paysage dans chaque bocal ? Ces créations travaillent les formes d’une représentation du paysage comme bactério-terroir, cherchent à le faire sentir, goûter, à le rendre sensible avant tout. Cette tentative de traduction des éléments du vivant questionne la place de l’artiste comme médiateur pourvoyeur de critiques, de représentations de notre monde abîmé, mais aussi force de proposition de nouveaux récits. Le modèle biomimétique de la vache se veut ici fiction d’un modèle de transformation alimentaire possible, travaillant conjointement l’aliment et les imaginaires, afin de nous amener à penser aujourd’hui, un renouveau alimentaire pour demain.

Bibliography

Alléno Yannick, 2016, Terroir : réflexions d’un cuisinier, Vanves, Hachette Pratique, coll. « Hachette cuisine ».

Aucante Vincent, 2006, « Les fermentations », La philosophie médicale de Descartes, Paris, Presses universitaires de France, p. 151-185.

Bourriaud Nicolas, 1998, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, coll. « Documents sur l’art ».

Bourriaud Nicolas (dir), 2018, Crash Test. La révolution moléculaire, la Panacée – Montpellier Contemporain, 10 février – 6 mai 2018, Dijon, Les presses du réel.

Frédéric Marie-Claire, 2014, Ni cru ni cuit. Histoire et civilisation de l’aliment fermenté, Paris, Alma éditeur.

Guattari Félix, 1980, La Révolution moléculaire, Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 ».

Hauser Jens (dir.), 2003, L’art biotech’, le Lieu Unique, 14 mars au 4 mai 2003, Trézélan, Filigranes Éditions.

Kac Eduardo (dir.), 2007, Signs of Life: Bio Art and Beyond, Cambridge (Mass.), MIT press, coll. « Leonardo ».

Lévi-Strauss Claude, 1968, Mythologiques, t. 3. L’origine des manières de table, Paris, Plon.

Pline l’Ancien, 2013, Histoire naturelle, éd. et trad. Stéphane Schmidt, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».

Selosse Marc-André, 2017, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Arles, Actes Sud, coll. « Nature ».

Notes

1 Ce terme décrit l’ère géologique dans laquelle la terre est entrée avec la révolution industrielle. À partir de cette période, les activités de l’homme ont plus d’impact sur l’écosystème terrestre que tout autre phénomène géologique. Largement discuté par la communauté scientifique, ce terme est de plus en plus utilisé dans les médias et la littérature. Nous nous appuyons sur l’impact idéologique de l’annonce médiatique de cette nouvelle ère.

2 Ce terme propose ici de reconsidérer les microbes et leur place dans notre alimentation. En effet, si dans le langage courant « microbe » (littéralement « petite vie ») désigne un être vivant minuscule vecteur de maladies, il est en biologie un organisme unicellulaire ou micro-organisme. Il pâtit de la communication sur les micro-organismes pathogènes effectuée par Louis Pasteur et de ses collaborateurs à l'Académie de médecine. Ils déclarent les êtres vivants microscopiques, responsables de maladies mais cette approche pasteurienne, dont les plus grandes réussites concernent la surreprésentation du phénomène parasitaire microbien au xixe siècle, expliquent que le terme « microbe » comporte encore une forte connotation négative. Nous tenons ici à mettre en avant, grâce au principe de la fermentation, le rôle essentiel et bénéfique que jouent les microbes dans le goût du terroir, les principes de conservation, l’apport de bienfaits alimentaires (vitamines et absorption de nutriments par exemple) et le fonctionnement des écosystèmes. (Selosse, 2017).

3 Nous prenons appui ici sur les expositions « La fabrique du vivant. Mutations/Création », Paris, Centre Pompidou (20 février-15 avril 2019), « On Air – Tomás Saraceno », Paris, Palais de Tokyo (17 octobre 2018-6 janvier 2019) et « Crash Test. La révolution moléculaire », Montpellier, La Panacée/MOCO (10 février-6 mai 2018).

4 Les normes sanitaires évoquées concernent en premier lieu l’alimentation. Cependant les enjeux épidémiologiques et sociaux du Covid-19 ouvrent un regard différent sur nos rapports aux micro-organismes, marquant le contexte de cette recherche.

Illustrations

  • Fig. 1. Gwénaëlle Plédran, Illustration d’un bactério-terroir, photomontage, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 1. Gwénaëlle Plédran, Illustration d’un bactério-terroir, photomontage, MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 2. Gwénaëlle Plédran, Expérimentations de saveurs fermentées (pots, fruits, légumes, herbes aromatiques), vues d’atelier, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 2. Gwénaëlle Plédran, Expérimentations de saveurs fermentées (pots, fruits, légumes, herbes aromatiques), vues d’atelier, MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 3. Gwénaëlle Plédran, Un paysage en bocal – principes de fermentation par des micro-organismes, photomontage, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 3. Gwénaëlle Plédran, Un paysage en bocal – principes de fermentation par des micro-organismes, photomontage, MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 4. Gwénaëlle Plédran, Modèle du fonctionnement digestif de la vache, dessin, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 4. Gwénaëlle Plédran, Modèle du fonctionnement digestif de la vache, dessin, MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 5. Gwénaëlle Plédran, Produits fermentés imaginés en 4 étapes selon le modèle bovin, (lactofermentations de pomme, rhubarbe, ananas-basilic, poivron-gingembre, ananas, betterave, gingembre, pots et bouteilles, étiquettes, condiments issus de fruits, légumes et herbes aromatiques fermentés, recettes), MEUH, 2018-2020.

    Fig. 5. Gwénaëlle Plédran, Produits fermentés imaginés en 4 étapes selon le modèle bovin, (lactofermentations de pomme, rhubarbe, ananas-basilic, poivron-gingembre, ananas, betterave, gingembre, pots et bouteilles, étiquettes, condiments issus de fruits, légumes et herbes aromatiques fermentés, recettes), MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 6. Gwénaëlle Plédran, Pratique de cueillette – fermenter à Paris à partir des produits locaux, plantes sauvages, eau de source série photographique du protocole de fermentation, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 6. Gwénaëlle Plédran, Pratique de cueillette – fermenter à Paris à partir des produits locaux, plantes sauvages, eau de source série photographique du protocole de fermentation, MEUH, 2018-2020.

  • Fig. 7. Gwénaëlle Plédran, Objets relationnels imaginés selon le modèle bovin, métal martelé et patiné, boite à meuh-système d’écoute, programmation arduino, carte son et impression 3D, dessin d’estomac à l’encre de chine, bois tourné, ciré, brûlé, MEUH, 2018-2020.

    Fig. 7. Gwénaëlle Plédran, Objets relationnels imaginés selon le modèle bovin, métal martelé et patiné, boite à meuh-système d’écoute, programmation arduino, carte son et impression 3D, dessin d’estomac à l’encre de chine, bois tourné, ciré, brûlé, MEUH, 2018-2020.

References

Electronic reference

Gwénaëlle Plédran, « La fermentation comme récit contemporain de la nature », Voix contemporaines [Online], 04 | 2022, Online since 06 février 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/voix-contemporaines/index.php?id=519

Author

Gwénaëlle Plédran

Artiste, enseignante en design, doctorante, Scènes du monde, création, savoirs critiques (EA 1573), Université Paris 8

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