Dans de nombreux textes de Quevedo1, qui 1) produisent un effet risible engendré par des éléments antagoniques, et 2) qui ont recours à un style littéraire dégradé – une caractéristique partagée avec les textes burlesques, encore qu’avec un humour et des jeux de mots moindres –,
[…] le concept de grotesque s’avère utile, une caractéristique importante pour l’étude de Quevedo, et qui a été soulignée notamment par James Iffland, pour qui Quevedo est « l’une des figures les plus importantes dans l’histoire littéraire du grotesque ». (Iffland, 1978, I, p. 14)2
Les caractéristiques du grotesque généralement retenues sont la tendance à l’hétérogénéité et à l’incongruité, à la fusion en tension d’éléments incompatibles relevant de différents règnes de la nature ou encore du comique et du terrifiant, convergeant ainsi vers une absence d’harmonie, ce qui produit des éléments mixtes, des mélanges extravagants de choses qui proviennent de ces plans différents. La présence d’éléments caricaturaux et d’éléments matériels et corporels hyperboliques constituent également d’autres caractéristiques distinctives utiles (Bakhtine, 1974, p. 273)3. Bien que l’affirmation de Schneegans (2016 [1894])4, selon laquelle le grotesque est toujours satirique et que là où il n’y a pas de satire, le grotesque n’existe pas, soit discutable, la formule de Thomson (1972) en revanche entraîne l’adhésion :
Le satiriste peut rendre sa victime grotesque afin de provoquer chez son public ou ses lecteurs une forte réaction de rire moqueur et de dégoût ; et un texte grotesque […] aura souvent un effet secondaire satirique5. (Thomson, cité dans Iffland, 1978, p. 46)
Pour traiter les facettes du pouvoir qui retiennent son attention, Quevedo utilise fréquemment l’esthétique grotesque dans certaines figures de ses fantaisies morales et politiques, que l’auteur place dans des cadres tout aussi grotesques et aux frontières imprécises de ce monde dégradé situé entre le comique et le non-comique. La fusion de la veine humoristique et d’aspects violemment truculents, incompatibles avec le rire, semble être ce qui caractérise l’effet grotesque de la satire quévédienne, comme l’a abondamment démontré Iffland, un aspect tout particulièrement perceptible dans les descriptions que fait Quevedo des grands personnages.
La censure féroce que le professeur Diego Niseno (1628)6 adresse à l’encontre du Discurso de todos los diablos (Quevedo, 2003a [1628]) offre des pistes intéressantes pour aborder cet aspect. Entre autres accusations, Niseno souligne l’irrévérence de Quevedo qui a mis en scène de nombreuses figures d’autorité, ainsi devenues l’objet de moqueries méprisantes :
De là où Jules César commence à parler, jusqu’à l’endroit où il dit que « Lucifer a divisé l’enfer en chancelleries », c’est une satire audacieuse, injurieuse, scandaleuse, à l’encontre des avocats, des tribunaux, des lois, des juges, sans distinction de personnes, une occasion pour le peuple de mépriser ses supérieurs, de s’opposer selon le style de Dieu et des hommes justes, parce qu’Il ordonne et ils exécutent pour juger par les lois sans qu’il y ait d’autre moyen plus conforme à ceux de Dieu pour administrer la justice.7 (Niseno, 1628, fol. 26-32)
Parmi tant d’accusations d’hérésie, la dégradation, qu’il trouve dangereuse, des rois et des princes qui figurent dans cet « infierno enmendado » n’échappe pas à Niseno puisque le peuple applique ces satires aux souverains de l’époque :
Tous les discours des princes et des particuliers sont des satires à leur encontre, baignées de flatteries … […] Murmure des princes ; ce qui, puisque le vulgaire l’applique à ceux qui gouvernent actuellement, est injuste et mal permis8… (Ibid.)
Au début de sa visite aux enfers, le narrateur du Discurso de todos los diablos est surpris par un « gran tumulto de voces, armas, golpes y llantos, mezclados con injurias y quejas ». C’est un groupe confus de personnes qui se jettent les unes contre les autres « por falta de lanzas, los miembros ardiendo. Arrojábanse a sí mismos, encendidos los cuerpos, y se fulminaban con las propias personas… » (Quevedo, 2003a [1628], p. 493). Il s’agit là d’un mécanisme typiquement grotesque de désintégration et de déshumanisation extrêmes9. Quant à celui qui « disparándose a todos » et qui « parecía emperador », la tête couronnée de laurier et le corps couvert de blessures et de sang, qui attaquait avec colère ses conseillers : ce n’est autre que Jules César.
Le passage, après cette ouverture effroyable, conduit à une discussion sur les modes de gouvernement, la tyrannie, la liberté ou la servitude, introduisant dans des thèmes aussi sérieux de nombreux aspects grotesques tels que la caricature d’un sénateur, les animalisations (les sénateurs sont des chiens, l’empire césarien est une hydre qu’engendre une tête coupée – celle de César – apparaissent douze autres empereurs, les sénateurs sont des serpents), etc. (ibid., p. 495-498).
Plus avant, une personne abusée se plaint de diverses personnes malhonnêtes, parmi lesquelles un picaro qui se fait passer pour un grand ministre10. Le portrait de la fausse personnalité au sommet du pouvoir est une caricature complexe qui implique des traits physiques, mais surtout des gesticulations extravagantes, des mouvements disloqués, des yeux écarquillés, la « boquita escarolada », et des mouvements désarticulés par l’agitation. Le faux ministre est transformé, en somme, en une marionnette fantomatique. Les qualificatifs de « caratulilla », de « matachín de palacio11 » et de « títere » résument la déformation grotesque et le comportement ridicule :
Vendióseme el picarillo (muy acicalado de facciones, muy enjuto de talle, muy recoleto de traje, pisador de lengua, haciendo gambetas con las palabras y corvetas con las cejas, cara bulliciosa de gestos y misteriosa de ceño), por gran ministro, hombre severo y de los que llaman de adentro, plático de arriba [...] muy esparrancado de ojos, decía: “No hay sino dejar correr”; “Dios lo remedie” [...]. Y al decir “ello dirá” ponía una boquita escarolada, como le dé Dios la salud, y zurcíame un embuste a cada oreja cada día [...] ¡Caratulilla, matachín de palacio, títere de arriba como Caramanchel! [...] todo el año trasladando de los poderosos y validos ajes, barbas, meneos, tonillos, figuritas y escorzados [...]. Déjenme volver al mundo, andareme tras este muñeco hecho de andrajos de toda visión. (Ibid., p. 507‑509)
Bien qu’il s’agisse d’un faux ministre, son extravagance et sa vulgarité proviennent de l’imitation du puissant, qui est de fait lui-même un modèle négatif.
L’un des éléments de base de cet univers grotesque c’est la violence, que nous avions déjà relevée dans la première séquence analysée. Dans le passage sur Clito, le favori d’Alexandre et de sa victime, Quevedo insère une nouvelle bataille infernale, où règnent les cris confus et le désordre, c’est-à-dire, l’expression du chaos grotesque précédemment commenté :
Grande rumor y vocería se oyó algo apartada. Parecía que se porfiaba entre muchos sin orden y con enojo […]. Víanse golpes, heridas, y cuanto más se llegaba la visita, más de cerca se conocían los movimientos precipitados del enojo […] la ira lo había mezclado todo, y sin orden se despedazaban unos a otros. Las personas eran diferentes en estado, mas todos gente preeminente y grande: emperadores y magistrados y capitanes generales. (Ibid., p. 510)
Au portrait d’Alexandre succède celui de Néron, dans ses aspects physiques et moraux (ceñudo, con los ojos en el suelo, gritador, parricida…, ibid., p. 516-517), inspiré du récit de Suétone, tout comme l’évocation ultérieure de Caligula « hombre de mala cara, feo, calvo y espeluznado, zancas delgadas y mal puestas, color pálida, talle perverso » (ibid., p. 544), des exemples qui confirment la relation entre l’apparence physique et la perversité morale.
Le thème du favori est central dans la réflexion sur le pouvoir12, et apparaît souvent dans le Discurso de todos los diablos. Je me contenterai de mentionner Seianus, le favori de Tibère, qui ordonna qu’on le démembre « siendo mérito en el furor de los amotinados traer en los chuzos algún pedazo de mi cuerpo » (ibid., p. 518) : nouvel exemple de violence et de fragmentation grotesque du corps, caractéristique d’une partie de l’œuvre de Quevedo.
La faveur des princes est un poison qui rend malade le favori :
El favor de los príncipes es azogue, cosa que no sabe sosegar, que se va de entre los dedos, que en queriendo fijarle se va en humo. Cuanto más le subliman es más venenoso, y de favor pasa a solimán; manoseándole se mete en los güesos, y el que mucho le comunica y trabaja por sacarle queda siempre temblando y anda temblando hasta que muere, y muere dél. (Ibid., p. 522-523)
Il n’est pas nécessaire de souligner les références textuelles à l’agitation hyperbolique de ces personnages qui s’excitent, avec leurs mouvements mécaniques, déshumanisants, qui implique une certaine tonalité comique contrastant avec l’angoisse suscitée par le statut de favori. Tous ces personnages agités seront envoyés aux affres de l’atonie, encore une maladie (ibid., p. 525) qui produit la paralysie des membres et provoque des tremblements.
Il est difficile de surpasser la densité avec laquelle les figures grotesques du pouvoir s’accumulent dans le Discurso de todos los diablos, dont j’ai commenté quelques cas significatifs, mais nullement exhaustifs. Néanmoins, ce monde était déjà présent, dans une moindre mesure, mais déjà de façon notoire, dans les Sueños.
« Hay reyes en el infierno », demande le narrateur de El alguacil endemoniado au diable :
Todo el infierno es figuras y hay muchos, porque el poder, libertad y mando les hace sacar a las virtudes de su medio y llegan los vicios a su extremo y viéndose en la suma reverencia de sus vasallos y con la grandeza opuestos a dioses, quieren valer punto menos y parecerlo, y tienen muchos caminos para condenarse. (Quevedo, 1991 [1627], p. 157-158)
Dans la galerie des damnés du Sueño del infierno, il y en a une exclusivement constituée de rois, d’empereurs et de favoris :
[…] tal galería tan bien ordenada no se ha visto en el mundo, porque toda estaba colgada de emperadores y reyes vivos, como acá muertos. Allá vi toda la casa otomana, los de Roma por su orden. Miré por los españoles y no vi corona ninguna española; quedé contentísimo que no lo sabré decir. Vi graciosísimas figuras, hilando a Sardanápalo, glotoneando a Heliogábalo, a Sapor emparentando con el sol y las estrellas. Viriato andaba a palos tras los romanos; Atila revolvía el mundo; Belisario, ciego, acusaba a los atenienses. (Ibid., p. 265-266)
Cette liste n’est pas tant dédiée à la caricature, mais la portée satirique est évidente. Dans le Sueño de la Muerte, Villena s’exprime au sujet des favoris, en revenant sur l’image de l’agitation :
[…] quiero que tú les digas a esas bestias que en albarda tienen la vanidad y ambición, que los reyes y príncipes son azogue en todo. Lo primero, el azogue si le quieren apretar se va: así sucede a los que quieren tomarse con los reyes más a mano de lo que es razón. El azogue no tiene quietud: así son los ánimos por la continua mareta de negocios. Los que tratan y andan con el azogue todos andan temblando: así han de hacer los que tratan con los reyes, temblar delante ellos, de respeto y temor, porque si no, es fuerza que tiemblen después hasta que caigan. (Ibid, p. 360)
Le regard grotesque sur le pouvoir et les puissants s’aiguise de manière considérable dans une œuvre aussi foisonnante en éléments politiques nationaux et internationaux que La hora de todos.
Dans la dédicace à don Álvaro de Monsalvo, figurant dans le manuscrit de Frías, Quevedo propose ce que l’on pourrait considérer comme une définition sommaire du grotesque appliqué à sa fantaisie morale, où se mêlent le risible et l’affligeant : « El tratadillo, burla burlando, es de veras. Tiene cosas de las cosquillas, pues hace reír con enfado y desesperación » (Quevedo, 2003b [1647], p. 810).
Les premiers puissants apparaissant sur la scène sont les dieux de la mythologie païenne. Leur assemblée est un conciliabule de marionnettes ridicules issues d’un guignol effroyable, d’ivrognes qui vocifèrent, qui se déplacent de manière anarchique, qui portent des attributs parodiques, qui font des commentaires et qui s’expriment en langue ruffianesque et dans un registre vulgaire, telle une bande de ruffians et de prostituées. Les déformations et autres défauts corporels, la brutalité et la violence, la chosification, l’animalisation et la caricature générale relèvent d’une esthétique résolument grotesque :
Júpiter, hecho de hieles, se desgañifaba poniendo los gritos en la tierra [...]. Baco, con su cabellera de pámpanos, remostada la vista, y en la boca, lagar y vendimias de retorno derramadas, la palabra bebida, el paso trastornado y todo el celebro en poder de las uvas.
Por otra parte, asomó con pies descabalados Saturno, el dios marimanta, comeniños, engulléndose sus hijos a bocados. (Ibid., p. 577)
Dans les chapitres suivants apparaissent de nouveaux exemples caractéristiques des figures ridicules et répugnantes du pouvoir. Sur l’île des « monopantos », les attaques contre Olivarès et ses défenseurs se multiplient, masquées sous des anagrammes et autres noms codés. Pacas Mazo13 tente, sans grand succès, de convaincre certains Juifs de se laisser gouverner par Pragas Chincollos (Olivarès). L’évocation du potentat et de ses flagorneurs au chapitre XV14 s’avère plus caricaturale et moins politique. Après le déjeuner,
Oíase el rugir de las tripas galopines, que en la cocina de su barriga no se podían averiguar con la carnicería que había devorado. Estaba espumando en salivas por la boca los hervores de las azumbres, todo el coram vobis iluminado de panarras con arreboles de brindis [...] dando dos ronquidos parleros del ahíto con promesas de vómito, derramó con zollipo estas palabras [...] a persuasión de las crudezas, por el mal despacho de la digestión, disparó un regüeldo. (Ibid., p. 627-630)
Ce sont surtout les éléments corporels et physiologiques qui sont ici convoqués, ceux que Bakhtine étudie dans le schéma carnavalesque ambivalent, et dont Quevedo ne conserve que le plus répugnant.
Le banquet grotesque du système populaire célèbre la victoire, c’est le triomphe de la vie, précise Bakhtine. Mais Quevedo en inverse le sens, tirant parti de son potentiel dégradant, comme dans la fameuse orgie du Buscón dans la maison de son oncle bourreau15. Après l’échec de la tentative de la Fortuna con seso, les dieux organisent un banquet dont le menu mélange l’ambroisie et le nectar avec de l’ail, les sucreries avec la carbonade, les gimblettes et le vin avec les propres enfants que dévore Saturne, le tout ponctué par des « jácaras » et des danses populaires, dans lesquelles Vénus « se desgobernó en un rastreado » et où tous « parecían azogados » (ibid., p. 806-809). Le lexique burlesque et les procédés de l’« ingenio » (germanía, néologismes, métaphores animalisantes, phrases ingénieusement adaptées, diminutifs et augmentatifs, insultes, etc.) confirment le regard satirique, tout en associant les connotations relevant du sujet lui-même à celles qui proviennent de son traitement linguistique.
Ces « lois bacchanales » (voir le sonnet « Con la sombra del jarro y de las nueces », où elles sont magistralement décrites) sont celles qui régissent le banquet dans le palais de Charlemagne évoqué dans le Poema heroico de las necedades y locuras de Orlando el enamorado, où Iffland relève la plus grande expression du trait grotesque qui caractérise le poème, « l’une des “symphonies” grotesques de Quevedo basées sur les sons des bouches mâchant de la nourriture » (Iffland, 1978, II, p. 17416).
La citation d’une seule des strophes donne une idée de la puissance dégradante qu’acquiert le motif :
Galalón, que en su casa come poco,
y a costa ajena el corpanchón ahíta,
por gomitar haciendo estaba el coco;
las agujetas y pretina quita;
en la nariz se le columpia un moco,
la boca en las horruras tiene frita,
hablando con las bragas infelices
en muy sucio lenguaje a las narices. (Quevedo, 1974, I, v. 385-392)
Bien d’autres textes quévédiens impliquant des situations et des personnages liés au pouvoir pourraient relever de cette approche grotesque, mais un bref commentaire sur la caricature de Richelieu, l’un des puissants les plus haïs par Quevedo, et contre lequel il lance régulièrement des attaques (plusieurs sonnets, Relación en que se declaran las trazas con que Francia…, « Carta a Luis XIII », etc.)17, notamment dans le pamphlet venimeux intitulé Visita y anatomía de la cabeza del cardenal Armando de Richeleu..., un texte très complexe, brillamment édité et annoté par Josette Riandière la Roche (Quevedo, 2005 [1635])18.
Le pamphlet repose sur la fiction d’une visite faite par le célèbre anatomiste Vésale à l’intérieur de la tête de Richelieu, un procédé qui donne lieu à une satire féroce contre le cardinal, dont la tête est à l’origine de la grande peste qui frappe l’Europe et le monde. Il est important de noter ce que contient chacune des aires crâniennes de Richelieu : la mémoire est le réceptacle des rois hérétiques, des hypocrites et des traîtres, qui se sont fait passer pour catholiques afin de régner (ibid., p. 337), l’intellect est présidé par un démon et dominé par le bruit et le chaos, à travers lesquels la pensée de Richelieu marche dans « un movimiento perpetuo, en círculo, devanándose en laberintos » (ibid., p. 343) ; et concernant la volonté, c’est la cruauté qui domine, dissimulée par de fausses larmes. Dans la mémoire, figurent deux livres significatifs : les œuvres de Rabelais et les paraboles de Cicquot ou Chicot19, qui fut favori et bouffon d’Henri III et d’Henri IV de France, c’est-à-dire, deux œuvres que l’on peut considérer comme étant bouffonesques et qui relèvent de l’atmosphère du grotesque.
La tête de Richelieu est une anamorphose de l’enfer : « me pareció haber entrado en el infierno, porque hallé confusión y ninguna orden, furias, penas, condenados, tormentos, demonios y obstinación » (ibid., p. 331), etc.
Des anatomies similaires prolifèrent dans les traités de mémoire ou dans les livres de méditation religieuse. L’âme ou l’esprit habitent des bâtiments crâniens, considérés comme des alcôves ou des palais, avec des cellules dans lesquelles logent les fonctions ou capacités mentales. Diego Valdés, dans sa Retórica cristiana (1579), dépeint une tête dont l’intérieur est organisé en des zones correspondant aux facultés mentales, liées aux sens, et qui sont toutes mentionnées dans la Visita y anatomía… de Quevedo. Dans d’autres représentations sur l’homme intérieur, liées aux méditations religieuses (en particulier, celles inspirées par la compositio loci ignatienne), on peut aussi voir « l’intérieur » de la tête, avec les zones correspondant aux sens intérieurs et aux facultés d’estimation, de mémoire sensible, etc., comme dans le « Typus hominis interioris » de l’Idea vitae Teresiana iconibus symbolicis expressa (Rodríguez de la Flor, 1999, p. 223).
L’anamorphose n’est donc pas une découverte. Ce que fait Quevedo – et c’est de là que procède en partie le sentiment d’extravagance dont parlent certains critiques, parmi lesquels Riandière – consiste à parodier ces représentations : l’anamorphose crânienne de Richelieu ne renvoie pas au mont Carmel où n’habitent que « l’honneur et la gloire de Dieu », mais à l’enfer, où habitent les damnés, les fureurs et les peines ; dans la tête du cardinal. Il ne s’agit pas de situer topographiquement les capacités psychiques, ni les facultés mentales saines, mais plutôt toutes sortes de corruptions qui ont envahi chaque recoin de la mémoire, de l’entendement et de la volonté, conformément à la tripartition fondamentale que la science de la Renaissance répertoriait dans le crâne.
Ainsi, la description anatomique scientifique que constitue en principe le schéma d’organisation du texte est remplacée par une description fantastique, métaphorique et chaotique, proposée comme étant la plus proche d’un sujet aussi désorganisé et confus que la tête de Richelieu.
En conclusion, l’on pourrait acter que dans les approches que fait Quevedo du thème politique et des mécanismes du pouvoir, tout comme dans d’autres domaines de son œuvre, l’on dénote à la fois une tendance à une variété d’approches – liées aux genres littéraires – et une tendance forte au regard satirique, souvent régi par l’esthétique du grotesque qui oppose le rire à l’angoisse et à la répulsion, et qui, de mon point de vue, constitue l’une des clefs de lecture de nombreuses pages de Quevedo.