L’humour, la recherche et la psychanalyse

p. 14-15

Text

« Notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles pour la supporter et nous ne pouvons nous passer de sédatifs […]. D’abord, de fortes diversions qui nous permettent de considérer notre propre misère comme peu de choses, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent, enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles […]. Et c’est encore une diversion semblable que le travail scientifique. »

Bien souvent, le thème d’une recherche est le fruit d’une rencontre, rencontre qui nous a interpellés, parfois même séduits ou fascinés, en ce qu’elle vient réanimer une part intime de soi, de sa propre histoire, mais qui, dans un premier temps – et certainement par bienveillance – résiste à se dévoiler.

S’aventurer dans une recherche me paraît aussi supposer se risquer à aller à la recherche de quelque chose de soi, en tout cas de quelque chose qui est déjà là en soi, peut être jusque là endormi au sein de l’inconscient, mais tout proche de l’éveil aussitôt que le processus heuristique apparaît. En ce sens toute recherche a un sens. Si sa visée est de créer du sens – le sens de son objet, elle est aussi créatrice du sens de soi et flirte avec la sublimation, la symbolisation. La recherche est alors, me semble-t-il, à l’image du « trouvé-créé » : elle s’origine dans ce qui sommeille en soi, autrement dit elle vient « trouver » quelque chose en souffrance de sens en soi qui, comme par magie, se réveille au fur et à mesure que la recherche « crée » le sens de son objet ; et c’est parce que la recherche nous agite intérieurement que le sens de son objet pourra advenir…

Au regard des propos de Freud cités en épigraphe, les traumatismes que la vie inflige entraînent l’homme, « artiste de lui-même », comme le définit Joyce McDougall, à la recherche de diversions qui tendent à soulager ses peines. Telle serait, selon Freud, la finalité de l’activité scientifique. S’aventurer dans le monde de la recherche c’est alors, me semble-t-il, rencontrer, ou plus justement rencontrer à nouveau, cette « inquiétante étrangeté » qui accompagne le traumatisme. « Épouser » le travail scientifique ne viendrait-il pas, en ce sens, mettre en lumière un destin particulier du traumatisme ? Effet « positif du traumatisme » tel que le définit Freud (1930) qui constituerait une tentative pour remettre le traumatisme en valeur » ? Destin du traumatisme d’autant plus particulier qu’il est empreint de subjectivité et se fait alors « étrange familiarité » ?

Car en effet, la recherche déguise et travestit… elle apparaît déjà, avant tout, tel un divertissement au sens pascalien du terme, qui nous permet d’oublier le temps qui passe et les blessures qu’il réveille, le temps et soi-même, comme « encapsulé » dans notre objet de recherche, comme retiré autistiquement du monde alentour, fuyant les « trous noirs » de notre psyché. Dès lors l’objet n’est qu’apparence et illusion mais illusion créatrice. Car justement la recherche en créant le sens de son objet vient re-créer quelque chose de soi, de notre lien au monde externe et de notre lien à notre propre monde interne. C’est construire, au sens de « Construction dans l’analyse », reconstruire et donc faire advenir un lien là où « il aurait été utile que quelque chose se passe », là où le sens est pour le moins insuffisamment advenu.

Ainsi, le chercheur se divertit, il joue à construire des théories comme souffrant de réminiscences de ses « théories infantiles ». La recherche est alors aussi ce plaisir retrouvé de l’enfance, s’apparentant à un jeu – un jeu venu justement du fond de l’enfance – un jeu avec la pensée, un jeu avec sa propre histoire, que reflète le thème choisi, à l’image d’un enfant qui se réfléchit dans le miroir maternel.

Telle me paraît être aussi l’essence de l’humour, et c’est ce que ma recherche s’essaye à mettre en travail… mettre en travail l’humour en ce qu’il peut apparaître comme un destin possible des aléas traumatiques précoces qui mettent en souffrance les processus psychiques. Et plus précisément j’entends l’humour comme s’originant dans une reprise de soi à soi puis dans l’après coup d’une reprise ludique de quelque chose qui s’est produit ou non au sein de « la théâtralité affective » des échanges avec le miroir maternel, comme une reprise de ce qui en est fait. Ainsi, la « Naissance à l’humour » témoigne d’une manière particulière de naître à son rapport au traumatisme, de naître à la symbolisation.

S’aventurer dans une recherche sur l’humour me semble alors interpeller « une position méta » quant à la question du destin du traumatisme et plus particulièrement quant à la question de la sublimation et de la symbolisation : une telle recherche, plus que de pénétrer activement son objet, vient se refléter en miroir dans son objet, à l’image d’un bébé qui se réfléchit dans les « yeux miroirs » de sa mère.

L’humour est ce qui permet de jouer avec soi, avec la souffrance, de rire de soi. Et ce jeu n’est pas sans nous rappeler celui qui se déroulent dans l’espace thérapeutique au sens de Winnicott (1971), cet espace où « deux personnes sont en train de jouer ».

En effet, l’humour et le processus thérapeutique semblent participer d’une même essence, « le sens de l’humour étant la marque d’une certaine liberté : l’inverse de la rigidité des défenses caractéristiques de la maladie » (Winnicott, 1971). Cette liberté de circulation au sein de l’appareil psychique, cette « illusion » de liberté n’est-elle pas justement ce qui donne à l’humour ce « quelque chose de sublime et d’élevé » (Freud, 1928), réconfortant pour le Moi ? Et n’est-ce pas cette liberté-là vers laquelle tend le processus thérapeutique, qui se propose d’offrir ce détachement ludique qui permet, à l’image de la bobine, d’envoyer l’analyste au loin pour jouer avec soi-même, avec la pensée et le langage après avoir appris à jouer avec l’analyste, pour jouer seul en présence de ses traumatismes ?

À l’image du processus thérapeutique l’humour n’est-il pas alors comme la recherche un divertissement qui nous permet de soulager « les misères de la vie affective » (Freud, 1928) ? Destin particulier du traumatisme lorsqu’il prend la couleur de l’activité scientifique ou de l’humour ? On peut les considérer comme une tentative de mise en valeur du traumatisme en y instaurant un espace où jouer : jeu avec la réalité des mots, des pensées qui déguise le jeu interne avec la pulsion, les désirs, les fantasmes ; un espace transitionnel là où le « collapsus topique » (C. Janin, 1996) est peut-être advenu, espace transitionnel qui offre un jeu de soi à soi avec le traumatisme.

Ainsi, l’activité scientifique et l’humour nourrissent la terre fertile de la symbolisation. Symbolisations réussies sans illusion, ou plus justement signes de symbolisation réussie. L’humour et la recherche tout comme le processus thérapeutique apparaissent avec le désir de reconnaissance de la vérité sur soi, permettant de percevoir un certain sens de la relativité, celui même que l’analyse tend à procurer. Les destins du traumatisme, qu’ils prennent la couleur de l’activité scientifique ou de l’humour, conduisent toujours à transformer la souffrance en offrant ce nouveau regard sur la réalité, un regard différent sur une réalité en souffrance, à l’image de l’analyse qui nous suggère cette si belle, mais parfois si douloureuse, il est vrai, invitation à promener notre regard dans une direction qui rend l’inacceptable acceptable. C’est de jouer dont il s’agit tel l’enfant qui à travers le jeu comme le définit Freud (1908) « arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau à sa convenance » aboutissant ainsi à la création d’un monde nouveau, tel que l’offre l’humour en s’exclamant : « Regardes, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie ! » (Freud, 1928).

Le renoncement qu’implique une telle démarche semble plus proche du troc que du deuil se référant à la sagesse freudienne, tel qu’en parle Freud, lorsqu’il réduit le travail de deuil à un procédé de troc.

Si l’humour et la recherche nous permettent de « troquer » notre souffrance contre un gain de plaisir, il en est de même pour l’analyse qui nous ouvre le chemin en direction d’un certain sens des repères du vrai, de la beauté et de la sagesse, et comme le souligne J. Favez (1976), un certain sens de la grandeur et de la petitesse… parfois petitesse des grands, grandeur des petits. » Sublimations sans illusion que sont la psychanalyse, la recherche et l’humour, sublimations dépourvues de cette illusion d’être tout puissant à laquelle on se raccroche pour fuir le désespoir comme on se raccroche à la pensée fétichiste qui fertilise les terrains qu’elle rencontre, et qui s’oppose à l’illusion créatrice que déploie la transitionnalité. L’humour, la recherche et la psychanalyse, me semble-t-il, nous permettent le troc d’une illusion aliénante contre une illusion créatrice. Et la perte de ces illusions aliénantes est ce qui nous permet de grandir, car comme le formule Winnicott (1971) « grandir c’est perdre ses illusions ». Victoire sur soi-même que reflètent l’humour, la recherche et la psychanalyse. Mais si le narcissisme est en jeu, est-ce pour autant « une manière de triompher narcissiquement des misères de la vie affective », tel que le conçoit Freud au sujet de l’humour ? L’humour n’est-ce pas plutôt « une manifestation de la générosité », comme le conçoit C. Bobin (1993) ?

Ces processus sont comme des constructions de concrétions perlières qui s’essayent à symboliser un « grain de sable » ? Et derrière chaque grain de sable, une perle potentielle attend d’advenir.

Mais « la perle humour », « qui permet à l’homme de disposer d’un des grands moyens de faire façon de nos conflits et de nos faiblesses » est un « don rare et précieux… » (Freud, 1928). Pourquoi si rare et si précieux ? Peut-être que trop peu savent jouer ou prennent le jeu trop au sérieux, endormant l’enfant joueur qui est en soi pour ne réveiller que la toute-puissance narcissique infantile. Ne s’agirait-il pas alors dans ce cas de « triomphe narcissique » plus que de victoire sur soi ?

Bibliography

Bobin C., 1993, L’éloignement du monde, Paris, Éd. Lettres vives.

Favez G., 1976, « Nous psychanalystes : plaidoyer pour l’humour » in Favez G. et coll. Être psychanalyste, Paris, Dunod.

Freud S., 1908, « Le créateur littéraire et la fantaisie » in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard 1985.

Freud S., 1928, « L’humour » in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

Freud S., 1930, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.

Freud S., 1939, Moïse et le Monothéisme, Paris, Gallimard, 1948

Janin C., 1996, Figures et destins du traumatisme, Paris.

McDougall J, 1982, Théâtres du Je, Paris, Gallimard, 1989.

Winnicott D. W., 1971, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

References

Bibliographical reference

Marie-Ange Périé, « L’humour, la recherche et la psychanalyse », Canal Psy, 52 | 2002, 14-15.

Electronic reference

Marie-Ange Périé, « L’humour, la recherche et la psychanalyse », Canal Psy [Online], 52 | 2002, Online since 23 juin 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1054

Author

Marie-Ange Périé

Allocataire de recherche-monitrice, Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière Lyon 2

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