Affect, émotion et mémoire à long terme : un aperçu des travaux en psychologie cognitive

DOI : 10.35562/canalpsy.1151

p. 8-10

Text

L’émotion suscite, en psychologie cognitive, des travaux de plus en plus nombreux. Les questions étudiées sont multiples et concernent d’une manière très générale le rôle de l’émotion dans le fonctionnement cognitif. Dans l’importante littérature sur ce domaine, apparaissent des débats sans fin et des contradictions apparentes à la fois dans les modélisations théoriques et dans les résultats avancés pour appuyer ces théories. Dans notre équipe au sein du Laboratoire d’Études des Mécanismes Cognitifs, nous sommes persuadés qu’une meilleure connaissance de la nature des représentations de type émotionnel en mémoire à long terme peut nous aider à rendre compte, du moins en grande partie, de ces contradictions.

Les premières contradictions concernent le caractère plus ou moins précoce de l’intervention de l’émotion dans le fonctionnement cognitif. Toutefois, si le terme émotion est très souvent employé dans le sens très général d’états internes particuliers du sujet, plus ou moins agréables, des termes différents sont généralement utilisés selon les propriétés temporelles de ces états. Ainsi l’affect correspondrait à un état émotionnel motivationnel dans lequel se trouve l’individu à un moment donné (Izard, 1990 ; Leventhal & Scherer, 1987 ; Scherer, 1984 ; 1993 ; Tomkins, 1984). Il proviendrait essentiellement de patrons neurophysiologiques ou neurovégétatifs associés à des états du corps agréables ou désagréables. Sur la base de cet affect, une sensation agréable ou désagréable serait attribuée rapidement et automatiquement au stimulus inducteur, sans pouvoir véritablement fournir d’autres informations concernant ce stimulus. Les affects seraient donc plutôt précognitifs, dans le sens de préconscients et non contrôlables.

L’émotion au contraire ne référerait plus uniquement à des modifications neurophysiologiques, mais plutôt à un état mental plus « cognitif », car basé sur une évaluation par le sujet de la situation (Bower, 1981 ; Clore, 1994 ; Russell & Feldman-Barrett, 1999). Ainsi, une émotion ne pourrait être éprouvée que s’il y a une attribution causale de l’événement déclencheur. L’émotion émergerait de l’affect, mais ne se réduirait pas à l’affect. Si les émotions correspondent à des états mentaux qualitativement différents, ces états mentaux se réduisent, pour certains auteurs, à une dimension dont les deux pôles représentent le caractère agréable ou désagréable de l’émotion. Pour d’autres auteurs au contraire, les émotions positives et les émotions négatives correspondraient à des dimensions séparables, avec pour chacune, un état émotionnel plus ou moins intense (voir par exemple Cacioppo & Berntson, 1994 ; Cacioppo & Gardner, 1999 ; Davidson & Irwin, 1999). Pour d’autres encore (Lang, Bradley & Cuthbert, 1990 ; Gray, 1994 ; Russell & Feldman-Barrett, 1999), les états émotionnels se décrieraient sur deux dimensions, la valence et le niveau d’activation. Enfin, un autre courant théorique suppose l’existence de plusieurs émotions qualitativement différentes, les émotions de base (Ekman, 1984 ; Izard, 1992 ; Tomkins, 1980). Ces émotions de base (la joie, la peur, la colère, la tristesse et le dégoût auxquelles certains rajoutent la surprise) faciliteraient le déclenchement automatique de comportements adaptés à des situations particulières.

Dans toutes ces tentatives pour rendre compte des états affectifs de l’individu, il est en fait très difficile de savoir si les auteurs parlent d’affects ou d’émotions. Les modèles unidimensionnels et bi-dimensionnels de l’émotion sont plutôt des modèles des affects. Quant aux émotions de bases, la question de savoir s’il s’agit d’affects ou d’émotions rejoint la question, non encore réglée, de l’existence ou non de bases neurophysiologiques spécifiques à chacune de ces émotions (pour une discussion, voir par exemple, Ekman, 1992 ; Gainotti, 1994 ; Izard, 1992). De la même manière, la question de la relation entre les émotions de base et les autres formes d’émotions « de haut niveau » n’est pas non plus encore résolue (pour une revue très détaillée sur les relations entre ces différentes formes d’émotions, voir Padovan, 2001).

Bien que non clairement établie, la distinction entre affect et émotion nous semble particulièrement importante d’un point de vue théorique, pour mieux comprendre les multiples influences émotionnelles ou affectives sur le fonctionnement cognitif. Ces deux formes d’états affectifs ne se situent pas au même niveau du fonctionnement cognitif. Un des objectifs de nos recherches est de rendre compte des différences entre ces deux formes d’états affectifs à partir de leur représentation en mémoire : affects et émotions, tels que nous venons de les définir, sont certainement associés à des formes de connaissances qualitativement différentes.

Les tentatives de modélisation des représentations émotionnelles en mémoire sont en fait encore peu nombreuses en psychologie cognitive. Les auteurs s’attachent plus souvent à définir la nature de l’émotion qu’à proposer une organisation des représentations émotionnelles. Jusqu’à présent, les modèles proposés sont essentiellement des modèles en réseau du même type que les réseaux sémantiques (mais voir aussi la représentation sous forme de script proposée par Russell, 1980 ; Russell & Feldman-Barrett, 1999). Le plus connu de ces modèles est indiscutablement celui de Bower (1981). L’auteur conçoit la mémoire émotionnelle comme un réseau composé de nœuds représentant les émotions. Les liaisons entre ces nœuds représentent les relations entre émotions et permettent de rendre compte de phénomènes d’activation ou d’inhibition des émotions entre elles. Chaque nœud émotion est relié à d’autres nœuds représentant des formes de connaissances très diverses associées aux émotions : a) un patron d’activation neurophysiologique ; b) des comportements expressifs ; c) des étiquettes verbales ; d) des événements (des auteurs, des actions, des lieux, des époques) ; e) des situations type capable d’induire cette émotion.

On voit apparaître, dans ce modèle, le caractère multidimensionnel des émotions qui est pour nous une de leurs principales caractéristiques. Dans tous nos travaux effectués au sein du Laboratoire d’Études des Mécanismes cognitifs, nous avons voulu démontrer l’existence de deux formes de représentations émotionnelles en mémoire à long terme : une première forme que nous qualifions de « purement émotionnelle » ou « affective », une seconde forme appelée « émotionnelle sémantique », mais qui pourrait être plus simplement qualifiée d’émotionnelle.

La composante affective correspondrait à des patrons neurophysiologiques induits très rapidement et automatiquement par tout stimulus. Elle pourrait intervenir sans que le stimulus inducteur ne soit identifié et indépendamment d’un traitement sémantique. Dans le cadre théorique de la mémoire sur lequel nous travaillons par ailleurs, la composante affective serait une des composantes de base des traces mnésiques au même titre que les autres composantes élémentaires sensori-motrices.

Les représentations émotionnelles sémantiques correspondraient à la signification émotionnelle d’un stimulus. Il s’agirait de la valeur émotionnelle attribuée à un stimulus à l’issue de l’activation de ces multiples composants, perceptivo-moteurs et affectifs. Cette valeur émergerait de l’activation de l’ensemble des propriétés des objets comme les autres représentations sémantiques associées à ces objets. D’un point de vue mnésique, les représentations émotionnelles sémantiques sont qualitativement différentes des représentations affectives. Les dernières ne sont qu’une des composantes des premières, lesquelles nécessitent un minimum d’intégration pour intervenir.

Il est évident dans ce cas que ces deux formes de représentations émotionnelles ne vont pas intervenir de la même façon ni au même moment dans le fonctionnement cognitif. Elles vont également impliquer des structures neuronales communes mais aussi spécifiques (voir par exemple Davidson & Irwin, 1999). Méthodologiquement, il n’est pas facile de différencier ces deux composantes. La plupart du temps, ce que l’on mesure est l’effet conjugué de l’intervention de ces deux composantes.

Avant de présenter des exemples de travaux réalisés au sein de notre équipe, nous évoquerons d’une manière très synthétique deux auteurs, Damasio et Ledoux, dont les travaux vont indiscutablement dans le sens de cette distinction (pour une revue très complète, voir Padovan, 2001). Damasio (1995) admet que les émotions sont associées à des états spécifiques du corps (caractérisés par des paramètres divers, rythme cardiaque, sensation de douleur, chaleur, etc.), états correspondant à des sensations agréables ou désagréables. Ces états du corps, appelés « marqueurs somatiques » par Damasio et correspondant à ce que nous avons auparavant désigné par affects, seraient conservés en mémoire et seraient donc réactivables. Ces marqueurs somatiques seraient en étroite association avec des objets et situations de l’environnement. Cette association impliquerait ce que Damasio appelle des « zones de convergence » ayant donc pour fonction d’enregistrer les connexions entre certains états du corps et des situations particulières. Le cortex frontal serait impliqué dans la conservation et le rétablissement de ces associations car il envoie et reçoit des messages divers en provenance de régions sensorielles, du thalamus et de l’hypothalamus. Ainsi l’activation des marqueurs somatiques permettrait d'évaluer très rapidement, sans réflexion particulière, une situation donnée et donc la conséquence d’une décision particulière. L’émotion pourrait dans ce cas intervenir sans cognition élaborée. L’évaluation affective serait automatique, rapide et inconsciente. Toutefois, Damasio admet aussi que les marqueurs somatiques pourraient se manifester d’une manière consciente ou inconsciente, et des voies ou structures différentes seraient impliquées selon le caractère conscient ou inconscient de l’émotion.

Ledoux (1994, 1995) a également proposé une distinction entre une mémoire émotionnelle (implicite, inconsciente) et une mémoire des émotions (plus explicite, déclarative, consciente), deux mémoires émotionnelles médiatisées par des circuits neuronaux différents : la route thalamique (voie thalamo-amygdale) pour la première et la route néocorticale (voie corticoamygdale) pour la seconde. La route thalamique permettrait le déclenchement rapide d’une réponse émotionnelle de type approche/évitement sur la base de données sensorielles élémentaires, sans même que l’objet soit identifié consciemment. La route corticale engendrerait des réactions émotionnelles plus complexes, plus lentes et plus différenciées, sur la base de données perceptives plus intégrées.

De plus en plus de travaux en psychologie cognitive, dans le domaine de l’émotion, utilisent un paradigme d’amorçage pour étudier le rôle de l’émotion dans le fonctionnement cognitif (pour une revue, voir Klauer, 1998). Les tâches utilisées sont très diverses et impliquent le plus souvent des réponses évaluatives. Ces recherches ont montré que l’exposition à un stimulus affectif (amorce) influence l’évaluation d’un stimulus cible relié émotionnellement au stimulus amorce, ou sans lien émotionnel avec le stimulus amorce. Cet amorçage affectif est automatique, intervient très rapidement et ne nécessite pas l’identification de l’amorce. Il a en effet été obtenu avec des amorces présentées pendant moins de 5 ms, suivie immédiatement par un stimulus cible. De (1 000 ms) et des amorces présentées au-dessus du seuil d’identification, l’amorçage affectif a tendance à disparaître.

Un autre ensemble de travaux a étudié ce que les auteurs ont appelé l’effet de simple exposition, qui finalement est un effet d’amorçage à long terme. Ces travaux ont montré que la présentation d’un stimulus neutre pendant un temps très bref ne permettant pas son identification consciente (1 ms par exemple) permettait à ce stimulus d’être choisi plus souvent qu’un stimulus nouveau présenté en même temps dans une tâche de jugement de préférence (Kunst-Wilson & Zajonc, 1980 ; Seamon, Brody, & Kauff, 1983 ; Seamon, Marsh, & Brody, 1984 ; voir aussi Murphy et al., 1995, pour un paradigme différent). Toutefois, l’interprétation de l’effet de simple exposition en termes de renforcement de nature émotionnelle est certainement très discutable. Cet effet peut en effet être interprété en termes d’augmentation de la dextérité perceptive entraînant un traitement plus rapide des stimuli anciens. Les sujets auraient tendance à juger plus favorablement les stimuli traités le plus rapidement. Il ne s’agirait donc pas du tout d’une modification directe de la valeur affective d’un stimulus amorce par sa présentation inconsciente. Il s’agit plutôt d’une modification de la valeur affective attribuée à un stimulus cible, en raison de son traitement plus rapide.

Ce qui est remarquable ici c’est tout de même que cette modification va dans le sens d’un jugement plus positif lorsque le traitement est plus rapide. Or, dans le cadre de l’amorçage affectif traditionnel, les auteurs obtiennent des effets de congruence, c’est-à-dire que dans des tâches d’évaluation émotionnelle utilisant des échelles d’évaluation, les cibles sont jugées plus favorablement lorsqu’elles sont précédées d’amorces positives et plus défavorablement lorsqu’elles sont précédées d’amorces négatives. Il est donc clair que de nombreux facteurs peuvent influencer les réponses des sujets dans des tâches d’évaluation et il n’est pas toujours évident d’isoler, dans ces facteurs, ceux qui sont en rapport avec l’émotion.

Dans une série d’expériences réalisées au sein du laboratoire EMC (Padovan & Versace, 1998 ; Padovan, Thomas-Antérion, Versace, & Laurent, 2001), nous avons utilisé le paradigme d’amorçage affectif traditionnel, en essayant de réduire au maximum les mécanismes non émotionnels susceptibles d’influencer le traitement des cibles. Pour cela, les amorces étaient présentées pendant seulement 15 ms (donc non identifiables) et les délais étaient toujours très brefs. Nous avons observé un effet perturbateur des mots amorces connotés sur le jugement affectif (agréable/désagréable) des mots cibles avec un délai de 35 ms entre amorce et cible. Cet effet perturbateur disparaissait avec un délai de 135 ms, puis devenait facilitateur avec un délai de 285 ms. Cet amorçage inhibiteur très précoce de mots amorces connotés sur des mots cibles a été répliqué dans d’autres expériences, au laboratoire, mais aussi chez des patients Alzheimer testés au CHU de Saint-Étienne (Padovan, Thomas-Antérion Versace & Laurent, 2001). D’autres travaux nous ont également permis de montrer que l’inhibition précoce déclenchée par un stimulus négatif impliquerait essentiellement l’hémisphère droit, alors que l’activation engendrée par l’apparition d’un stimulus positif impliquerait plutôt l’hémisphère gauche (Versace, Koenig, Royet, & Bougeant, 2001 ; Versace, Auge, Thomas-Antérion, & Laurent, 2001).

 

 

Pour conclure ce bref aperçu des travaux de psychologie cognitive sur les formes de connaissances émotionnelles en mémoire à long terme, et pour montrer encore une fois le rôle central de l’émotion dans le fonctionnement cognitif, nous évoquerons les liens entre émotion et catégorisation. La catégorisation est un mécanisme essentiel du fonctionnement cognitif qui semble intervenir très précocement. Au fur et à mesure que des informations sensorielles sont extraites de l’environnement, des connaissances catégorielles de plus en plus élaborées peuvent émerger. Le codage émotionnel joue certainement un rôle essentiel dans cette catégorisation en raison du caractère très précoce et irrépressible de son intervention. Certains auteurs (Niedenthal, 1990 ; Niedenthal, Halberstadt, & Innes-Ker, 1999) défendent l’idée que la catégorisation des objets repose essentiellement sur l’émotion suscitée par l’objet auprès de l’individu. Seraient classés ensembles des objets qui évoqueraient le même type de réponse émotionnelle. C’est cette réponse émotionnelle, ou du moins les catégories de réponses émotionnelles (en rapport avec les émotions de base), qui vont permettrent le déclenchement d’actions appropriées avec ou sur les objets. Il y aurait ainsi une réorganisation des concepts en classes correspondant à ces états émotionnels de bases. Ainsi, ces travaux très récents, à la fois dans le domaine de l’émotion et dans celui de la mémoire, permettent de progresser dans la description du fonctionnement cognitif du sujet humain, en montrant que ce fonctionnement est très fortement dépendant des nombreuses expériences passées de l’individu, expériences sensorielles, motrices, mais aussi émotionnelles.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Rémy Versace and Catherine Padovan, « Affect, émotion et mémoire à long terme : un aperçu des travaux en psychologie cognitive », Canal Psy, 47 | 2001, 8-10.

Electronic reference

Rémy Versace and Catherine Padovan, « Affect, émotion et mémoire à long terme : un aperçu des travaux en psychologie cognitive », Canal Psy [Online], 47 | 2001, Online since 02 juin 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1151

Authors

Rémy Versace

Laboratoire d’Études des Mécanismes Cognitifs, EA 3082, Institut de Psychologie, Université Lyon 2

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Catherine Padovan

Laboratoire d’Études des Mécanismes Cognitifs, EA 3082, Institut de Psychologie, Université Lyon 2

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