Un trou dans un tissu

Penser le maintien des morts dans l’existence avec Simondon

DOI : 10.35562/canalpsy.1373

p. 41-46

Plan

Texte

Je remercie Jean-Philippe Pierron et Jean-Marc Talpin de m’avoir donné l’opportunité d’écrire cet article. Je remercie aussi les doctorants du séminaire brouillon de l’université Lyon 3, dont l’écoute et les retours m’ont été précieux, Jean-Philippe Pierron, Jean-Marc Talpin, Pauline Lelli et Christophe Lacoste pour leurs relectures encourageantes et attentives. Je remercie surtout Samuel Le Gendre, avec qui cet article a été pensé, pour sa grande générosité, il en a rendu l’élaboration heureuse.

En 1870, Isidore Ducasse meurt à vingt-quatre ans en parfait inconnu. Il a écrit deux œuvres qu’il a faites imprimer mais qui n’ont pas été diffusées ; les extraits parus dans des revues littéraires n’ont reçu quasiment aucun écho de son vivant1 (Bergiola, 2013). Ses œuvres ont depuis été largement éditées, étudiées et critiquées. Plusieurs biographies et portraits fictifs lui ont été consacrés et il a été pris comme interlocuteur par de nombreux poètes et artistes2 (De Haes, 1970).

Comment analyser cette situation ? Quel lien peut-on faire entre l’individu Isidore Ducasse et ces réflexions et productions à partir de son œuvre et de sa personne ?

Peut-on considérer qu’Isidore Ducasse a une part d’activité dans ces éléments, au sens où il les susciterait et au sens où quelque chose de lui résisterait, qui empêcherait que n’importe quoi soit dit ou fait en son nom ? Faut-il au contraire soutenir que ces éléments sont produits par les éditrices, les chercheuses, les artistes, à partir d’une matière totalement passive ?

Si Isidore Ducasse y a une part d’activité, peut-on considérer que ces réflexions et productions le maintiennent dans l’existence ? De quel type alors cette existence serait-elle ?

Si cette activité le maintient dans l’existence, est-ce qu’elle le transforme ? Isidore Ducasse poursuit-il la transformation non seulement de son environnement, mais aussi de lui-même, après sa mort biologique ?

Trois grands types de réponses peuvent être apportés à ces questions à partir de la tradition philosophique occidentale.

Réponse d’Epicure : Isidore Ducasse a radicalement et définitivement disparu après sa mort. Il n’agit plus et ne se transforme plus puisqu’il n’existe plus (Epicure, 1998).

Réponse de Platon : quelque chose d’Isidore Ducasse continue d’exister, ce qu’il était véritablement. C’est son âme. Elle poursuit sa transformation d’elle-même, mais indépendamment des activités des vivants incarnés et en dehors du domaine sensible (Platon, 1967, 2007, 2004).

Réponse de Ricœur : Isidore Ducasse a bien poursuivi un projet par lequel il s’est transformé et a transformé son environnement sa vie durant, mais ce projet s’est avec sa mort radicalement interrompu. Les activités des vivants sont des activités de remémoration et la seule consistance qu’a l’existence de Ducasse est celle du souvenir (Ricœur, 2007).

Il s’agit ici de présenter une quatrième réponse possible, qui pense un maintien des morts dans l’existence qui ne soit ni âme, ni représentation. Cette voie est celle proposée par Gilbert Simondon, dans un texte extrait de la seconde partie de sa thèse principale, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (Simondon, 2005). Simondon y développe une analogie entre ce qui reste d’une personne après sa mort et un trou dans un tissu.

Après avoir présenté rapidement les concepts simondoniens qui permettent de comprendre l’analogie, nous analyserons le sens de l’analogie en l’appliquant au cas de la poétesse américaine Audre Lorde.

 

 

Dinh Pham/Unsplash.

Présentation des concepts mobilisés par Simondon dans l’analogie

Le concept nodal, dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, est celui d’individuation. Simondon l’élabore afin de critiquer le postulat selon lequel il existerait avant tout des individus constitués, séparés, stables – ce qu’il appelle « le privilège ontologique de l’individu » (Simondon, 2005). Contre ce postulat, il cherche à montrer que les individus ne sont qu’un aspect de l’être et doivent être pensés à partir de l’opération d’individuation (Simondon, 2005). Dans cette opération, un domaine d’être encore indéterminé et en tension, le préindividuel, va progressivement se structurer, afin que les différents éléments en tension deviennent compatibles entre eux, sans pour autant disparaître. Les nouvelles structures qui vont apparaître sont un individu, en relation avec un milieu. Cette opération est relative, c’est-à-dire qu’elle est individuation par rapport à un état précédent du système, mais que ce système pourrait être considéré comme dans un état encore préindividuel d’un autre point de vue. Autrement dit, l’individuation n’épuise pas le préindividuel : le système pourra donner lieu par la suite à de nouvelles individuations, si de nouvelles tensions devaient être structurées3 (Simondon, 2005).

L’exemple utilisé par Simondon pour penser l’individuation est celui de la cristallisation. Si, dans une eau-mère (c’est-à-dire une eau où se trouvent des molécules séparées les unes des autres), on introduit un germe de croissance (c’est-à-dire ou bien une impureté, ou bien un minuscule fragment de cristal qui est constitué d’une association ordonnée de molécules), alors le système est dans un état instable. Cette instabilité va donner lieu à l’apparition d’une structure : un cristal. Ce cristal grandit de proche en proche, en s’adjoignant de plus en plus des molécules contenues dans l’eau-mère. Ceci est une opération d’individuation.

Simondon distingue alors différents types d’individuation : l’individuation physique (dont l’exemple est la cristallisation), l’individuation vitale (croissance du corail), l’individuation psychique (angoisse) et l’individuation collective (Zarathoustra4 [Simondon, 2005]). Dans l’individuation physique, seule une partie de l’individu est en cours d’individuation alors que dans l’individuation vitale, l’individu continue de s’individuer dans son ensemble à chaque instant (Simondon, 2005). L’individuation vitale, chez certaines espèces, se redouble par deux individuations réciproques, psychique et collective, qui sont des poursuites de l’individuation vitale d’un nouveau type. Simondon les appelle « individualisations » pour marquer leur relation à l’individuation vitale (Simondon, 2005). L’individuation psychique apparaît quand, suite à son individuation vitale, il demeure du préindividuel dans un sujet, donc une tension entre lui (la charge de préindividuel en lui) et lui-même (la partie individuée en lui)5 (Combes, 2005). La saisie et le développement de cette tension sont l’individualisation psychique. Or le sujet ne peut, seul, trouver la solution à cette tension, il ne peut la résoudre que dans la rencontre avec autrui6 (Simondon, 2005), c’est-à-dire dans l’individualisation collective. Dans celle-ci, plusieurs sujets se rencontrent, se désindividualisent (Simondon, 2005) et, par la mise en relation de ce qui est en eux préindividuel (Simondon, 2005), trouvent une signification7 à leurs tensions, qui rend les éléments en tension compatibles. Une nouvelle structure apparaît ce faisant, que Simondon nomme le transindividuel.

L’analogie des trous d’individualité dans le tissu du transindividuel

Simondon tire explicitement les conséquences de son cadre conceptuel pour les sujets dont l’individuation biologique s’est interrompue : les morts. D’une part, il soutient que « la conservation de l’identité personnelle à la mort ne paraît pas possible sous la forme simple d’une continuation de l’existence » (Simondon, 2005). C’est-à-dire qu’une fois l’individuation vitale interrompue, l’individu, à la fois acteur et produit de cette individuation, disparaît.

Simondon ajoute, d’autre part, que si l’individu a participé à une individualisation collective, il a participé à la construction d’un transindividuel. Le transindividuel a pris cette forme du fait de la charge de préindividuel que cet individu a apportée8. Quand l’individu disparaît, il laisse alors un trou, qui a sa forme, dans le transindividuel. C’est à partir de cette métaphore du trou laissé dans le tissu du transindividuel que Simondon pense la manière dont un sujet à l’individuation vitale achevée se maintient tout de même dans l’être :

Lorsque l’individu disparaît, il ne s’anéantit que relativement à son intériorité ; mais pour qu’il s’anéantisse objectivement, il faudrait supposer que le milieu s’anéantit lui aussi. Comme absence par rapport au milieu, l’individu continue à exister et même à être actif. L’individu en mourant devient un anti-individu, il change de signe, mais se perpétue dans l’être sous forme d’absence encore individuelle ; le monde est fait des individus actuellement vivants, qui sont réels, et aussi des « trous d’individualités », véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité, et qui existent comme symboles. Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l’être les individus morts dans une perpétuelle nekuia9. (Simondon, 2005).

Examinons cette analogie entre un trou dans un morceau de tissu et un mort au sein du transindividuel et faisons-la fonctionner en l’appliquant à un exemple concret : celui d’Audre Lorde.

On a d’abord un tissu, correspondant au transindividuel. Le point commun entre les deux est la structure maillée. Dans un passage précédent, Simondon a déjà présenté le transindividuel comme un maillage ; chacun des sujets participant à l’individualisation collective constitue une maille du tissu10 (Simondon, 2005). Ce tissu transindividuel, à quoi peut-il renvoyer concrètement ? À ce que des sujets créent collectivement pour résoudre des tensions dans leur relation à eux-mêmes et à leur environnement. Dans le cas d’Audre Lorde, on peut penser aux institutions intellectuelles et sociales à la fondation desquelles elle a participé (maison d’édition Kitchen Table: Women of Color Press, association de soutien aux femmes victimes de violences sexuelles et conjugales Women’s Coalition of St. Croix par exemple), aux réseaux militants et intellectuels dans lesquels elle s’est intégrée (communauté gay et lesbienne de Greenwich Village dans les années 50, mouvement Afro-German dans les années 80 à Berlin), aux institutions universitaires au sein desquelles elle a enseigné, à la théorisation de la situation des femmes, racisées ou non, lesbiennes ou non, à laquelle elle a largement contribué, à la production poétique américaine qu’elle a contribué à dessiner. Un point doit être précisé. Le transindividuel est le résultat d’une individualisation collective continue, donc le tissu que Simondon a en tête est un tissu sans cesse modifié : il est en permanence rebrodé, réparé, troué. À quoi ces modifications correspondent-elles concrètement ? Aux modifications de ces institutions (l’association Women’s Coalition of St. Croix a développé de nouvelles activités depuis sa fondation) mais aussi à leur possible disparition (la maison d’édition Kitchen Table: Women of Color Press a rapidement cessé de publier après la mort d’Audre Lorde) ou au contraire à leur plus grande vigueur (la théorisation féministe, queer et antiraciste s’est largement développée et est actuellement extrêmement dynamique)11.

Qu’en est-il alors de l’une des mailles du tissu ? Afin de répondre à cette question, il faut se rappeler que le transindividuel est le corollaire d’une individualisation, prolongation d’une individuation vitale, donc que le transindividuel est le corollaire d’une individuation perpétuée. L’une des mailles du tissu n’est donc pas quelque chose de statique, mais une activité de production du transindividuel, une activité d’individualisation collective. Concrètement, cela correspond à l’activité artistique, intellectuelle, sociale et militante d’Audre Lorde, qui contribue à dessiner la vie artistique, intellectuelle, sociale et militante américaine, mais aussi allemande.

Qu’est-ce qui reste dans le tissu, lorsque l’une des mailles disparaît12 ? Un trou. Qu’est-ce qui correspond, en termes simondoniens, à ce trou ? Il y a là difficulté. En effet, l’analogie avec le tissu laisse penser que le trou d’individualité est en fait ce qui reste, dans le transindividuel, de l’activité passée de l’individu : les modifications qu’il a apportées au collectif, ici les poèmes écrits par Audre Lorde, les termes qu’elles a inventés, les institutions qu’elle a fondées. Le trou d’individualité serait ce qui reste, en creux, de l’activité passée d’une personne. Mais certaines expressions utilisées par Simondon laissent entendre que le trou dans le tissu correspond à autre chose. En effet, ce qui reste, ce sont de « véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité ». Ce noyau d’affectivité et d’émotivité renvoie à la tension particulière qui existait dans la relation du sujet à lui-même et à son milieu qui l’a ensuite amené à s’individualiser collectivement (Simondon, 2005). Ainsi la participation d’Audre Lorde à la vie artistique, intellectuelle, sociale et militante américaine est-elle née d’une certaine tension entre l’individu qu’elle était au sein de la société américaine (sa position de « femme » « noire ») et ce qu’il restait de préindividuel en elle. Ce que nous dit Simondon, c’est qu’à la mort de la personne, cette tension peut ne pas avoir été entièrement résolue : son activité demeure inachevée. Le trou dans le tissu, ce serait alors cette activité inachevée, c’est-à-dire ces tensions que l’élaboration du transindividuel n’a pas encore rendu entièrement compatibles. Concrètement, en quoi ce noyau d’affectivité et d’émotivité, cette tension consisteraient-ils alors ? Deux pistes peuvent être envisagées. Cela peut correspondre au problème cerné par l’individu et à la manière dont il l’a formulé. Ainsi Audre Lorde cerne-t-elle l’inadéquation entre les catégories qui lui sont appliquées dans la société américaine (« femme », « noire ») et ce qu’elle est d’une part (toujours outsider à cause de la multiplicité des êtres inscrits en elle), la haine d’elle-même et la colère que le traitement associé à ces catégories provoque en elle d’autre part (Lorde, 2018). Cela peut correspondre, en outre, à la modalité d’action de la personne. Ainsi Audre Lorde a-t-elle refusé l’utilisation de catégories niant les différences (y compris pour organiser une lutte politique) et choisi la poésie comme moyen de lutte contre la domination, la haine et la colère13. Comment articuler ces deux manières de caractériser ce qui reste de la morte, en négatif, comme un trou, ou en positif, comme une tension ? C’est à partir de ce qui reste dans le transindividuel, à partir des traces laissées par l’activité de la morte (écrits, objets utilisés, souvenirs ou traces dans les archives, descendants, etc.) que l’on peut ressaisir la tension qui leur a donné naissance. Ce qui a une consistance, une existence véritable, c’est cette tension problématique. Mais cette tension ne peut être ressaisie et éprouvée qu’à partir des traces laissées dans le transindividuel.

À quelles conditions, alors, une morte peut-elle se maintenir dans l’existence ? Autrement dit, à quoi la pratique qui consiste à surfiler14 les contours d’un trou dans un tissu correspond-elle ? On a vu que le tissu du transindividuel se modifie sans cesse. Conserver le trou d’individualité, c’est donc conserver sa participation au dessin du transindividuel, c’est réactiver la tension qui était propre à la personne morte pour qu’elle continue de structurer le transindividuel. Simondon parle d’une « absence active, semence de conscience et d’action ». Puisque conscience et action sont des solutions trouvées face à des tensions, au niveau psychique et collectif, c’est que l’absence participe d’une individualisation collective (voire la provoque). Se maintenir dans l’existence c’est donc, pour le mort, continuer de participer à des individualisations collectives, susciter l’individualisation d’un vivant qui va penser et agir. Maintenir la morte dans l’existence c’est alors 1) faire en sorte que ses traces dans le transindividuel soient conservées pour que 2) sa tension puisse être réactivée dans une individualisation collective. Concrètement, à quelles activités cela correspond-il ? Pour ce qui est de la conservation des traces dans le transindividuel, on peut penser par exemple à la réédition des œuvres d’Audre Lorde, aux documentaires qui lui ont été consacrés (Gay Griffin, Parkerson, 1995, Schultz, 2012) au travail des historiennes qui écrivent sa biographie, etc. Pour ce qui est de l’activation de l’absence, on peut penser par exemple à une lecture d’une œuvre d’Audre Lorde qui amènerait à éprouver une tension (j’assiste à une situation que j’éprouve comme insupportable dans le métro) et qui susciterait alors une action (j’invente, entre autres à partir de ma lecture, une manière de réagir à cette situation). On aurait bien alors deux préindividuels qui entreraient en relation pour faire apparaître une nouvelle dimension.

L’analogie proposée par Simondon est féconde à plusieurs titres. Elle permet de penser que la mort n’est pas une disparition radicale : il peut y avoir le maintien, dynamique, de quelque chose qui caractérisait en propre le mort. Et elle permet de penser cela dans le domaine incarné et séculier, ce que ne fait pas une conception en termes d’immortalité de l’âme. Elle montre le rôle joué par les vivants : il faut qu’ils soient actifs dans le maintien de cette individualité. Mais elle permet aussi de penser une relation de transformation des vivants par les morts, c’est-à-dire une activité des morts, ce que ne fait pas une conception en termes de représentations, psychologiques ou matérielles. Elle souligne enfin la différence et en même temps le lien entre la personne et ses contours, c’est-à-dire ses traces, dans le transindividuel : après la mort, cette capacité à transformer autrui et mon milieu va être portée par ce qui, dans le transindividuel, porte la marque de mon activité passée (mes œuvres au sens large, mais aussi les archives et souvenirs dans lesquels j’apparais, etc.).

Plusieurs questions se posent toutefois :

  1. Le trou d’individualité continue-t-il de se transformer en même temps qu’il transforme autrui ? Je pense qu’étant donné la définition de l’individuation, on doit répondre par l’affirmative. Mais si le trou d’individualité se transforme, comment comprendre l’insistance de Simondon sur la fixité (l’activité doit être maintenue inachevée) ? Si l’on essaie de résoudre la difficulté en en revenant à l’analogie : comment le trou peut-il conserver la même forme tout en participant d’une opération de transformation conjointe avec d’autres fils ? Une image permettant de le penser serait la fabrication d’une manche, autour du trou laissé dans le tissu : la forme du trou resterait intacte, mais un maillage perpendiculaire au tissu original prolongerait cette forme dans une autre dimension.
  2. Si le trou d’individualité se transforme, cela signifie-t-il que l’activité parvient à l’achèvement ? Mais alors, cela signifie-t-il que l’absence cesse d’être active et que la morte disparaît ? Autrement dit, si l’on reprend l’analogie du maillage, une fois la manche fabriquée, y a-t-il de la place pour de nouvelles manches ?
  3. Quel est le rapport entre le trou d’individualité et la morte ? On l’a dit, on ne voit pas comment le trou d’individualité pourrait participer à une individualisation collective sans s’individuer lui-même. Donc le trou d’individualité poursuit son individuation. Et Simondon qualifie le rapport entre trou d’individualité et individu mort comme un rapport de symboles, c’est-à-dire de deux éléments strictement complémentaires, où l’un appelle nécessairement l’autre. Il semble même par moment identifier ces deux éléments, lorsqu’il écrit que la tâche qui incombe aux vivantes est de « maintenir dans l’être les individus morts » (je souligne). On pourrait donc s’attendre à ce que Simondon soutienne que les individus morts poursuivent leur individuation, à travers celle de leur trou d’individualité. Et pourtant, il refuse cela à deux reprises (Simondon, 2005). Il y a donc ici une difficulté. Peut-être peut-elle être résolue si l’on se penche sur la qualification de l’absence active comme « semence de conscience et d’action ». L’absence active serait alors la graine produite par l’individu, qui serait la plante. On comprendrait alors le rapport de complémentarité (toute l’information contenue dans la graine provient de la plante) et en même temps le fait que la graine puisse s’individuer, sans que la plante ne s’individue. Mais une nouvelle difficulté surgit alors : dans ce cas, est-ce vraiment la morte qui se maintient dans l’existence ? Cela peut-il être soutenu autrement qu’en un sens très métaphorique et dérivé ? Essayer de penser une individuation continuée du mort, qui aurait probablement des caractéristiques différentes des individuations physique et vitale, pourrait ici être stimulant.

Un dernier point doit être souligné : une personne vivante peut-elle ne participer à aucune individualisation collective ? Autrement dit peut-elle ne laisser de trace dans aucun transindividuel ? Si oui, peut-elle se maintenir dans l’existence après sa mort ? Mon arrière-grand-mère, qui n’a laissé aucun écrit et dont on ne garde aucune photographie, peut-elle encore constituer une absence active ? Il me semble que oui, car la participation au transindividuel ne se résume pas aux « grands faits » qui marquent l’histoire. Mais cette piste laisse entrevoir la nécessité d’élaborer une typologie de différents types ou degrés d’existence des morts15.

Pour finir, reprenons nos questions initiales sur Isidore Ducasse. Si l’on en croit Simondon, il y a bien quelque chose d’Isidore Ducasse qui est actif dans la réédition et l’étude de ses œuvres, dans les portraits que l’on fait de lui. Quand Félix Vallotton peint un jeune homme sombre plantant son regard dans celui du spectateur, il est touché par ce que les Chants de Maldoror contiennent de violence assumée et jouissive. Je soutiens qu’il est alors possible de discriminer, par une étude attentive des traces laissées par Ducasse dans le transindividuel, entre un portrait fictif fidèle et un portrait fictif infidèle. Ces individualisations collectives maintiennent Ducasse dans l’existence et plus ses œuvres sont diffusées, plus les éléments de sa biographie deviennent connus, plus son activité est susceptible de se déployer. En ce sens, il semble difficile d’affirmer que ces individualisations collectives ne transforment pas Isidore Ducasse : elles le rendent toujours plus actif. Mais on pourrait même soutenir, contre Simondon, qu’elles modifient sa forme, qu’elles le font poursuivre son individuation. Les portraits de Ducasse, pensés comme fictifs, deviennent portraits fidèles d’Isidore Ducasse en cours d’individuation après sa mort s’ils sont effectivement le résultat d’une individualisation collective avec l’absence active de Ducasse16.

1 Seul le Chant premier des Chants de Maldoror a été édité et distribué et a fait l’objet d’une recension dans une revue littéraire. Les œuvres

2 On peut mentionner, comme exemples de portraits fictifs, celui que Félix Vallotton peint en 1896 pour illustrer Le Livre des Masques de Rémy de

3 Ce qui n’est pas tranché, c’est si les tensions qui donneront lieu aux nouvelles individuations sont déjà présentes dans le système ou si elles

4 Simondon se réfère à Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, prologue, 6-9.

5 Muriel Combes définit le sujet ainsi : « En langage simondonien, on appellera sujet la réalité constituée de l’individu et de la part de

6 La tentative de résoudre seule ces tensions débouche sur l’expérience de l’angoisse.

7 Simondon utilise ce concept lorsqu’il analyse l’individuation comme la résolution d’un problème d’information. La tension est alors un écart entre

8 On peut remarquer un flottement dans le texte de Simondon. Dans l’extrait qui nous intéresse, Simondon parle de l’individu participant de l’

9 Simondon précise le sens de nekuia en note : « Rite d’évocation des morts ».

10 Cette métaphore du maillage peut être rapprochée du paradigme du tissage utilisé par Platon pour penser l’art du politique dans Le Politique.

11 On peut faire deux remarques sur ce point. 1) Que se passe-t-il exactement au niveau du tissu dans ces cas-là ? Quand le tissu s’élime, y a-t-il

12 On peut faire ici la même remarque que plus haut : qu’est-ce qui produit le trou ? Est-ce une mite qui mange la maille (disparition de matière) ?

13 Il y a ici une difficulté qui doit être remarquée : si l’individualisation collective est une opération continue et sans cesse renouvelée, c’est

14 Surfiler, c’est exécuter un point de couture particulier sur les bords d’un tissu, le long d’une coupe, pour éviter qu’il ne s’effiloche.

15 Je remercie Tanaïs Rolland et Wendy Hammache pour ces remarques.

16 Ce qui permet d’échapper à la boucle « tout portrait fictif de Ducasse constitue une individuation de Ducasse donc est fidèle à Ducasse en cours d

Notes

1 Seul le Chant premier des Chants de Maldoror a été édité et distribué et a fait l’objet d’une recension dans une revue littéraire. Les œuvres entières Chants de Maldoror et Poésies sont éditées mais pas distribuées et on ne trouve que quelques mentions de leur parution dans des revues et anthologies littéraires.

2 On peut mentionner, comme exemples de portraits fictifs, celui que Félix Vallotton peint en 1896 pour illustrer Le Livre des Masques de Rémy de Gourmont et celui peint par Salvador Dali en 1927.

3 Ce qui n’est pas tranché, c’est si les tensions qui donneront lieu aux nouvelles individuations sont déjà présentes dans le système ou si elles peuvent tout d’un coup apparaître. Les deux possibilités me semblent envisagées dans le texte de Simondon.

4 Simondon se réfère à Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, prologue, 6-9.

5 Muriel Combes définit le sujet ainsi : « En langage simondonien, on appellera sujet la réalité constituée de l’individu et de la part de préindividuel qui l’accompagne tant qu’il vit. »

6 La tentative de résoudre seule ces tensions débouche sur l’expérience de l’angoisse.

7 Simondon utilise ce concept lorsqu’il analyse l’individuation comme la résolution d’un problème d’information. La tension est alors un écart entre deux informations et l’individuation consiste à donner un sens à cet écart. L’individualisation collective consiste ainsi à dégager une signification des charges préindividuelles contenues dans les sujets qui entrent en relation. On remarque les glissements dans le vocabulaire simondonien : problème, tension, préindividuel, information.

8 On peut remarquer un flottement dans le texte de Simondon. Dans l’extrait qui nous intéresse, Simondon parle de l’individu participant de l’individualisation collective. Mais il semble que pour être exact, il faille parler du sujet.

9 Simondon précise le sens de nekuia en note : « Rite d’évocation des morts ».

10 Cette métaphore du maillage peut être rapprochée du paradigme du tissage utilisé par Platon pour penser l’art du politique dans Le Politique.

11 On peut faire deux remarques sur ce point. 1) Que se passe-t-il exactement au niveau du tissu dans ces cas-là ? Quand le tissu s’élime, y a-t-il disparition de matière ? Ou simple déliaison entre les mailles ? Quand le tissu se renforce, y a-t-il resserrement des mailles, ou rajout de mailles par-dessus ? À quoi ces variantes correspondent-elles concrètement ? 2) Le tissu pensé par Simondon n’est-il pas en fait un tissu vivant, un tissu cellulaire ? La métaphore du tissu serait alors une double métaphore : le transindividuel est une maille qui est un tissu cellulaire. Je remercie Samuel Le Gendre et Clément Raymond pour cette seconde remarque.

12 On peut faire ici la même remarque que plus haut : qu’est-ce qui produit le trou ? Est-ce une mite qui mange la maille (disparition de matière) ? Ou un coup de couteau qui délie les fils (coupure du lien sans disparition de matière) ? Quelle conception de la mort découle de chacune de ces variantes ?

13 Il y a ici une difficulté qui doit être remarquée : si l’individualisation collective est une opération continue et sans cesse renouvelée, c’est que de nouvelles tensions, de nouveaux problèmes apparaissent sans cesse au sujet. Les expressions « activité inachevée », « noyau d’affectivité et d’émotivité » (toutes deux au singulier) laissent entendre qu’il y a une forme d’unité dans ce qui est laissé par le sujet après sa mort. Comment expliquer cette unité ? Faut-il comprendre qu’à travers toutes les individualisations successives de ce sujet, c’était toujours la même forme de tensions qui était en jeu ? Cela semble peu compatible avec la position anti-substantialiste de Simondon. Faut-il comprendre alors que ce que laisse le sujet, c’est le dernier problème rencontré ? Cela pose problème aussi car dans ce cas, une œuvre de jeunesse d’Audre Lorde ne pourrait pas fonctionner comme une absence active.

14 Surfiler, c’est exécuter un point de couture particulier sur les bords d’un tissu, le long d’une coupe, pour éviter qu’il ne s’effiloche.

15 Je remercie Tanaïs Rolland et Wendy Hammache pour ces remarques.

16 Ce qui permet d’échapper à la boucle « tout portrait fictif de Ducasse constitue une individuation de Ducasse donc est fidèle à Ducasse en cours d’individuation », c’est la référence aux traces laissées par Ducasse dans le transindividuel.

Illustrations

 

 

Dinh Pham/Unsplash.

Citer cet article

Référence papier

Giulia Lelli, « Un trou dans un tissu », Canal Psy, 124 | 2020, 41-46.

Référence électronique

Giulia Lelli, « Un trou dans un tissu », Canal Psy [En ligne], 124 | 2020, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1373

Auteur

Giulia Lelli

Doctorante en philosophie à l’Université Lyon 3 - IRPhiL, sous la direction de Jean-Philippe Pierron, agrégée de philosophie

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