Spore chez le thérapeute

Les effets positifs de l’introduction d’un jeu vidéo dans une psychothérapie psychanalytique d’enfant

DOI : 10.35562/canalpsy.1564

p. 24-27

Plan

Texte

Introduction

L’utilisation du jeu vidéo dans le cadre de psychothérapies a déjà fait l’objet de publications (Leroux, Y., 2009 ; Donard V. et Simar E., 2012), mais il n’existe pas d’exemples où il est introduit au cours d’une prise en charge déjà engagée. Nous présenterons ici un cas où un jeu vidéo a été utilisé pour répondre à une difficulté dans le traitement psychanalytique d’un enfant de 9 ans. La situation présentée est importante en ce qu’elle permet d’interroger les a priori qui pèsent encore sur l’utilisation du jeu vidéo au cours d’une psychothérapie.

Max est un enfant de 9 ans turbulent et agité. Il fait partie de ces enfants qui ne tiennent pas en place. Il bouscule les personnes et les choses, semble ne faire attention à rien, ni pouvoir tenir compte des remarques qui lui sont faites. En classe, il se lève sans arrêt et déambule entre les élèves. Durant la consultation, il quitte brusquement la pièce et revient les bras chargés d’objets qu’il a trouvés dans les bureaux alentour. Il n’entend pas être séparé de son butin qu’il tente d’imposer au thérapeute. Il peut l’éparpiller d’un mouvement de bras vengeur avant de s’échapper à nouveau. Le contact du regard est intermittent tout comme les activités qu’il investit. Max semble surtout chercher à voir si l’autre ne va pas l’agresser. Il regarde souvent la porte à la dérobée, comme pour s’assurer d’une voie de sortie. Il utilise fréquemment un langage ordurier qu’il jette comme des coups à la face de ses interlocuteurs. La grande agitation de Max a nécessité la mise en place d’une prise en charge en ITEP. Le bilan psychologique qui est fait à ce moment donne une efficience intellectuelle moyenne faible – l’agitation et l’instabilité de Max tirent les résultats vers le bas.

Max est un enfant attachant en dépit de tous ses troubles du comportement. Enfant unique élevé par sa mère, les parents de Max sont séparés depuis des années et il n’a pas de souvenir conscient de son père. Il apparaît très lié à sa mère et à sa grand-mère qu’il voit quasi quotidiennement.

Une psychothérapie analytique est mise en place pour traiter l’anxiété sous-jacente à l’agitation. Max s’acquitte toujours du caillou, convenu avec lui, comme paiement symbolique. Il y a un réel investissement de la psychothérapie, mais ses défenses par l’agir la rendent très difficile. Il ne tient pas en place, pille les bureaux alentour ou encore provoque quelques inondations avec le robinet qui se trouve dans les toilettes. Il n’est jamais malveillant, ni véritablement opposant. Il est emporté par un tourbillon d’actions qui se succèdent à toute vitesse. Rien de ce qui est commencé ne peut être terminé, qu’il s’agisse d’un jeu, d’un dessin, ou d’un récit. Tout l’arrête et le distrait : un bruit extérieur, un petit échec, une relance du thérapeute ou au contraire son silence.

Dans les psychothérapies psychanalytiques d’enfants de ce type, la première tâche du thérapeute est de travailler sur les contenants (Ciccone A., 2003, pp.11-45). La constitution d’une enveloppe suffisamment solide permet dans un second temps de porter le travail sur les contenus psychiques. La difficulté d’avoir un espace-temps partagé avec Max rendait petit à petit la psychothérapie impossible.

C’est pour sortir d’une impasse dans la psychothérapie de Max que le jeu vidéo Spore a été proposé comme médiation. Édité en 2008 par Electronic Arts, Spore est un simulateur de vie. Le joueur y incarne une cellule qui finira par se développer jusqu’à devenir un organisme appartenant à une civilisation maîtrisant le voyage interplanétaire. Le joueur choisit son régime alimentaire et commence son évolution dans un océan primordial. Il doit éviter d’être dévoré par les organismes plus gros que lui, et assurer son développement en mangeant suffisamment. Un « atelier » permet de modifier l’apparence de l’organisme. Le joueur peut ajouter des flagelles, des piques, ou encore des bouches… ce qui a un effet immédiat sur son apparence, mais aussi sur sa vitesse de développement, ses capacités défensives et offensives… Les modifications possibles dépendent des points d’ADN gagnés par le joueur. Un développement suffisant amène le joueur sur la terre ferme. Il a alors le choix entre attaquer les autres créatures qu’il rencontre ou s’en faire des alliés. Durant cette phase, le point de vue du joueur change. La phase océanique offrait une vue « du dessus ». La phase terrestre introduit la 3D. Le joueur a également la possibilité entre une attitude amicale ou agressive vis-à-vis des autres formes de vie. Les capacités agressives et sociales dépendent des éléments choisis dans l’atelier. Il est donc possible d’identifier d’un seul coup d’œil si une espèce est plutôt agressive ou si elle a tendance à socialiser avec les autres espèces. Dans les phases suivantes, le contrôle du joueur est de plus en plus distancié. Il ne peut plus modifier l’apparence des individus qui composent sa tribu puis sa civilisation. Les interactions se font davantage sur l’environnement par la construction de bâtiments.

 

 

Domaine public.

L’ordinateur portable laissé à la disposition des enfants dans le bureau de consultation fonctionne avec un système d’exploitation Windows. Une séance a été consacrée à la création d’un compte avec un mot de passe. Ainsi, il est assuré d’être le seul à pouvoir accéder à cette partie de l’ordinateur. Max a choisi son prénom comme nom de compte et y a associé l’image d’un ballon de foot. Un raccourci a été placé sur le bureau pour qu’il puisse lancer facilement le jeu.

Les effets ont été immédiats. Tout d’abord, deux fois par semaine, pendant 45 minutes, Max a pu rester dans la même pièce que son psychothérapeute. Il a investi le jeu vidéo de manière continue au cours des séances. Le jeu n’était plus interrompu par des sorties soudaines. Il a commencé à être investi d’une séance à l’autre. Max se souvenait parfaitement de ce qui avait été fait et de ce qu’il avait prévu de faire. Entre les rendez-vous, il avait pensé aux stratégies alternatives possibles. Pour la première fois dans le traitement psychothérapeutique de cet enfant, une continuité a été établie.

Le jeu commençait rituellement de la même façon. Après avoir allumé l’ordinateur, ouvert une session avec son compte et son mot de passe, il lançait le jeu. Avant l’affichage du logo de l’éditeur, l’écran devenait noir. Max a rapidement découvert que l’espace de jeu dans lequel il pouvait déplacer la souris était plus petit que l’écran de l’ordinateur. Il a pris l’habitude de faire le tour de l’écran de jeu avec le pointeur de la souris comme s’il avait besoin de sentir et de faire apparaître les limites de l’espace de jeu.

L’animal construit dans le jeu était tout simplement terrifiant. Il accumulait sur un corps ovoïde toutes les bouches et tous les yeux possibles. En combat, la chose était d’une efficacité redoutable. À mon grand étonnement, elle gagnait quasiment tous ses combats. L’animal m’évoquait les pires créatures que l’on peut voir dans les films de science-fiction. Rien, dans ce que je voyais à l’écran, ne me semblait aimable. Tout me semblait détestable ou inquiétant. Les yeux superposés aux bouches, les bouches confondues à l’anus sur lequel il va bientôt ajouter des piquants, et des yeux « pour voir si on m’attaque et pour me défendre » faisaient grandir en moi un malaise, puis de l’angoisse. De son côté, Max semblait très éloigné de tout cela. Il avait pour l’animal une véritable affection et s’en occupait le mieux possible. Il était peiné lorsqu’elle mourait et aimait passer du temps dans l’atelier pour l’améliorer – c’est-à-dire lui ajouter encore et encore des bouches et des yeux, et quelques piquants.

L’animal improbable inventé par Max a été travaillé dans la psychothérapie au travers de la représentation de soi et plus précisément la représentation de l’image inconsciente du corps. L’image inconsciente du corps est un témoin des interactions passées avec l’environnement qui conserve les émois symbolisés du passé (Dolto F., 1984). C’est une image dynamique qui s’actualise dans une relation. Elle est appelée dans Spore de la même manière qu’elle est présente dans le dessin ou le modelage.

 

 

Domaine public.

Spore et l’image inconsciente du corps

Un des grands intérêts de Spore est que ce jeu permet à l’enfant de figurer une image du corps antérieur au stade du miroir. L’image produite dans le jeu n’est pas l’image spéculaire de soi, mais une image mobilisée par les désirs et les fantasmes de l’enfant. Elle est plastique, facilement modifiable et traduit le mouvement des désirs et des défenses, un peu comme l’image du corps peut être mobilisée dans les mythes, les contes ou les rêves1. Par exemple, après un combat perdu, Max fait grandir la taille de sa créature, ce qui a pu lui être interprété comme un désir de compensation et être mis en lien avec ce qu’il peut vivre du fait de sa petite taille.

La castration orale a pu être travaillée dans le jeu et dans la relation avec le thérapeute. Max se jetait sur tout avec voracité pour le manger, mais comme sa créature était carnivore, les fruits provoquaient des vomissements. Il les regardait avec plaisir. Il les comprenait comme des diarrhées irrépressibles et les accueillait avec des cris de joie « regarde, il chie ! ». Dans la relation avec le thérapeute, il prit de plus en plus de plaisir à commenter ce qu’il faisait à l’écran. Le plaisir a été de moins de moins celui de l’agression simple et de plus en plus celui d’une narration partagée avec le thérapeute. Les « je vais le tuer » ont ainsi cédé la place à des « on va faire… »

Habituellement, avec Spore, les enfants passent d’une image du corps oral à une image du corps anal lorsqu’ils accèdent à la phase de vie en tribu. Une animation assure la transition : on y voit un animal sortir de l’eau et s’établir sur la terre ferme. Le passage du monde liquide au monde aérien et la conquête de la terre ferme apportent généralement des commentaires. Dans l’atelier, le joueur peut ajouter des membres à sa créature. Max a longtemps négligé cet aspect et son animal se déplaçait en traînant son ventre par terre. Le contact permanent avec le sol avait pour lui le sens d’un coït avec la terre. À un niveau plus fondamental, il traduit une angoisse de séparation profonde. Lorsque cette angoisse a été apaisée, il a donné des jambes et des bras à sa créature. L’image du corps a ainsi évolué vers la représentation d’un corps articulé avec une tête, un tronc et des membres. L’immensité des bras et le fait que les membres se terminent tous par de terribles mâchoires-yeux donnent une idée du travail qui reste à accomplir.

Spore et les relations d’objet

Spore a permis de faire apparaître des représentations de relation d’objet. Dès le début de la partie, l’agressivité orale de Max a été traduite par le fait qu’il tentait de dévorer tout ce qui passait à sa portée. Il tentait d’agresser même les animaux qui faisaient plus de 50 fois sa taille. Il n’a pas hésité à sacrifier un temps sa mobilité au profit de son agressivité en troquant les flagelles qui assuraient sa locomotion par des bouches. Sa voracité était telle qu’il tentait même de dévorer des éléments du décor. Il était particulièrement impitoyable avec les créatures qui l’avaient mangé. Une fois devenu plus grand et plus fort qu’elles, il les poursuivait sans relâche et les dévorait avec l’expression d’un grand plaisir.

Le mode tribu a apporté des changements. Quelques cuisantes défaites ont amené Max à changer sa façon de jouer. Il a alors commencé à bâtir des alliances avec les créatures étrangères plutôt que de les agresser. Ce nouveau type de relation a été suffisamment solide pour qu’il ne cède plus à la retaliation contre ceux qui l’avaient agressé.

Nous pouvons suivre différents modes d’expérience du self. La routine qui succède au lancement du jeu est une manière d’expérimenter les limites de son existence. Face à l’écran noir, il trouve une réassurance en marquant les limites dans lesquelles il va pouvoir agir. Je pense que dans ces moments, il cherchait l’équivalent d’un objet autistique dur. Le fondu au noir de l’écran le privait de toute sensation visuelle. La recherche du « dur » de l’écran le rassurait en lui redonnant le sentiment d’une limite. On retrouve également cette recherche d’un contact dur avec le socle des choses dans l’absence de jambes qui a longtemps caractérisé sa créature. Dans le jeu, les objets étaient tout d’abord vécus mangeables ou non-mangeables puis bon ou mauvais. L’expérience vécue était celle d’une joie sauvage lorsqu’il dévorait une autre créature ou la terreur lorsqu’il était lui-même menacé d’être mangé. Une créature pouvait être intensément désirée – « je vais la bouffer » – puis soudainement rejetée – « va-t’en la pute ! ». Dans les derniers temps de la psychothérapie, Max prend davantage soin de lui. Avant de se lancer dans un combat, il évalue ses chances. Il a davantage conscience de sa valeur, ce qui le conduit à vivre ses morts avec douleur. Il se souvient non seulement des combats passés, mais également des actions faites dans le jeu. Nous voyons donc se mettre en place un mode d’expérience de plus en plus mature. Ces différentes étapes correspondent aux modes d’existence telle que la définit Thomas H. Ogden (1977). Max passe d’une modalité d’existence organisée autour de la position schizo-paranoïde à une organisation davantage centrée sur la position dépressive. La fragilité de la construction de sa personnalité le conduit dans les moments d’inquiétude à s’appuyer sur des processus qui dépendent du mode d’existence autistique-contigu. En d’autres termes, la médiation par le jeu vidéo a donné à Max la possibilité d’exprimer différentes modalités d’expérience du Self qui ont pu être travaillées dans la psychothérapie.

Le jeu vidéo n’est pas un objet d’investissement et de travail uniquement pour le patient. Il met aussi au travail les positions du psychothérapeute. Avant l’utilisation de cette médiation, je n’avais pas pleinement pris conscience de la qualité de mon contre-transfert. La chose affreuse que Max m’a mise sous les yeux m’a aidé à mieux en tenir compte. J’ai été en effet frappé par la laideur de l’animal inventé par Max. Il concentrait trop d’organes sur un trop petit corps. Non seulement il y avait bien plus d’yeux et de bouches, mais les organes étaient disposés n’importe où, étaient trop proches les uns des autres lorsqu’ils ne se superposaient pas purement et simplement. L’impression générale était celle d’une image du corps chaotique dans laquelle les zones érogènes entraient en collision. Cet animal terrifiant, avec ses seins-yeux-bouches, c’était Max. Cet animal que je vivais comme une petite chose dure et malveillante, c’était encore Max. Plus exactement, c’était Max tel que moi je pouvais le vivre dans la relation thérapeutique. La prise de conscience de la laideur et de la méchanceté que j’attribuais projectivement à Max m’a permis d’avoir une attitude plus empathique, ce qui a contribué à l’amélioration de l’alliance de travail.

En conclusion

Le cas de Max fait apparaître les différentes dimensions pour lesquelles le travail avec le jeu vidéo est intéressant. Tout d’abord, le jeu vidéo permet de retrouver des traces des premières expériences avec l’environnement. D’une façon générale, pendant le jeu, l’enfant traite les objets comme il imagine avoir été traité ou comme il aimerait être traité. Il est tour à tour à la place de l’autre et à celle qu’il a pu imaginairement ou réellement occupé au moment des interactions. Avec les jeux vidéo, ces interactions se retrouvent dans l’espace du jeu. Tout d’abord, l’enfant préside à la destinée d’un objet. Il est à la fois celui qui prend soin et celui dont on s’occupe. La manière dont il s’engage dans l’environnement du jeu vidéo, ou au contraire la façon dont il se soustrait aux interactions, sont des représentants de relations construites entre le self et les objets internes. En cela, le jeu vidéo est véritablement un objet de transfert, au même titre que les autres matières traditionnellement utilisées dans les psychothérapies.

Ensuite, le jeu vidéo est un espace dans lequel l’enfant se représente sa personne et ses actions. L’enfant donne une forme à son self et le modifie au gré de ses actions qui sont liées à ses désirs conscients et inconscients. Les représentations produites avec un jeu vidéo sont différentes de celles faites sur une feuille de papier ou de la pâte à modeler, parce qu’elles sont animées, ouvertes sur l’imprévu et réversibles. Elles sont au plus proche de l’image inconsciente du corps.

Enfin, le jeu vidéo va faciliter l’établissement d’une alliance de travail (Horvath, Adam, and Greenberg, 1994) dans le cadre de la psychothérapie. Avec Max, un objet de relation (Thaon, M., 1988, pp.13-17) a ainsi pu être trouvé. Le déroulement des séances ayant gagné en continuité et en intensité rendant possible un travail interprétatif. Cette dimension est sans doute celle qui est encore la moins connue, et des investigations ultérieures sont à mener afin de l’explorer davantage. Une étude quantitative pourrait être faite avec la Working Alliance Inventory, afin de mieux comprendre quelles dimensions de l’alliance de transfert le jeu vidéo affecterait plus particulièrement.

1 Les limitations du jeu tirent le travail du côté du préconscient. En effet, toutes les modifications ne sont pas possibles. L’enfant ne peut pas

Notes

1 Les limitations du jeu tirent le travail du côté du préconscient. En effet, toutes les modifications ne sont pas possibles. L’enfant ne peut pas faire démesurément grandir le corps de son animal, et les ajouts qu’il peut faire sont limités par les points d’ADN dont il dispose.

Illustrations

 

 

Domaine public.

 

 

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Citer cet article

Référence papier

Yann Leroux, « Spore chez le thérapeute », Canal Psy, 109 | 2014, 24-27.

Référence électronique

Yann Leroux, « Spore chez le thérapeute », Canal Psy [En ligne], 109 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1564

Auteur

Yann Leroux

Psychologue clinicien, docteur en psychologie, psychanalyste

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