Transmission dans l’analyse des pratiques : autour de l’après-coup

DOI : 10.35562/canalpsy.1723

p. 25-27

Texte

Voilà maintenant un certain nombre d’années d’expériences accumulées depuis les premières co-animations que j’ai eu la chance de pouvoir effectuer aux côtés de Claudine Blanchard-Laville, en 2001 et 2002 dans le cadre du Service Universitaire de la FOrmation des Maîtres (SUFOM) de l’université Paris Ouest Nanterre la Défense.

Je souhaiterais partager dans ce court texte des réflexions a posteriori sur certaines de mes premières expériences. Puis évoquer les pistes théoriques qui sont les miennes pour penser cet après-coup au sens psychanalytique cette fois : de l’a posteriori à l’après-coup au sens psychanalytique, c’est-à-dire de l’après coup sans trait d’union à de l’après-coup avec trait d’union. Ainsi vais-je pour cela procéder en deux temps : d’abord je vais livrer quelques-uns des souvenirs suscités par la relecture d’un article écrit par Claudine Blanchard-Laville et Antoine Kattar, paru en février 2008 dans la Revue des cadres de santé et intitulé Invisibilité du travail psychique des formateurs, à qui sert le cadre dans un dispositif de formation ? (Blanchard-Laville et Kattar, 2008). Cet article, j’ai longtemps choisi de l’utiliser comme vecteur d’associations psychiques groupales lors de la phase de conclusion de mon accompagnement du groupe de formateurs du Master Professionnel consacré à la formation de formateurs de Paris 8, accompagnement en analyse de pratiques professionnelles.

Et puisqu’il s’agit d’une journée consacrée à la transmission, je vais ensuite livrer quelques pistes de réflexions théoriques que j’ai explorées à propos de la remontée de ces souvenirs-là.

En premier lieu, trois souvenirs me sont revenus en mémoire à propos de la lecture de l’article que je viens d’évoquer.

Au niveau des caractéristiques du cadre qu’il convient d’établir lors d’animation de groupes d’analyse de pratiques, les auteurs de cet article mentionnent la fonction d’accueil du cadre. Cette fonction me conduit à l’évocation de ma première expérience de « co-animation ». Celle-ci, comme la suivante, se situait dans le cadre du plan académique de formation de l’académie de Versailles, c’est-à-dire du plan qui propose officiellement des stages de formation continue pour les enseignants. Le groupe dont il s’agissait était constitué d’enseignants du second degré, ou assimilés (enseignants de SEGPA par exemple). Avant sa tenue, nous avions fait, Claudine Blanchard-Laville et moi-même, le point administratif du nombre de participants, en lien avec le secrétariat, et nous avions appris, peu de temps avant la première séance, que tel participant arriverait en retard, que tel ne serait pas présent sur la totalité des plages prévues, que les horaires indiqués sur les convocations n’étaient pas les bons… Un sentiment de colère commençait à émerger en moi : il avait fallu réussir à trouver, pour que la proposition de ce stage puisse être acceptée, une formulation des modalités du travail qui puisse s’intégrer dans les derniers thèmes à la mode mis en exergue par les responsables académiques de l’éducation nationale ; accepter pour moi l’idée que Claudine Blanchard-Laville ne soit pas rétribuée à la hauteur de sa qualification etc. Nous, les co-animateurs, avions convenu ensemble d’avoir un ultime moment d’échanges au téléphone la veille à propos du travail du lendemain. Quand elle perçut ma colère, lors de cette conversation, elle m’a dit quelque chose comme, sûrement énoncé avec plus de délicatesse que je ne le rapporte ici : « Philippe, tu ne peux pas arriver demain dans cet état ; il faut que nous élaborions psychiquement cette colère pour dégager l’espace de travail que nous devons mettre à leur disposition. » Et nous avons élaboré à propos de ce sur quoi cette maltraitance institutionnelle pouvait venir résonner chez moi… Le lendemain, nous avons apporté des gâteaux secs et du café pour que la pose de mi-séance se déroule au mieux, sans nous, puisqu’il fallait garder la rigueur du cadre de travail et ne pas faire tourner notre séance en une réunion amicale, ou de collègues, ou risquer des questions hors-cadre.

Dans ce type de travail, il s’agit comme l’écrivent Claudine Blanchard-Laville et Antoine Kattar, de « soutenir le cadre instauré pour résister aux attaques dont le moment venu celui-ci risque d’être l’objet sans pour autant répondre à ces dernières par une contre-attaque ». Dans le travail psychique tel que nous le concevons, il ne s’agit pas de donner des conseils sur la manière de faire mais plutôt de permettre à chacun, entre autres dégagements psychiques potentiels, d’enrichir subjectivement son point de vue en le faisant sortir du « je me prends ma propre tête dans mes propres mains ». Ainsi, pas d’échanges entre les participants du genre « tu aurais dû faire cela… », « il faut faire comme ceci » ou pire encore « tu as mal fait… ». L’animateur est là pour protéger l’espace de travail et protéger chacun de soi-même et, le cas échéant, des autres. Et ceci y compris pour des participants agressivement « prescriptifs » (mais, vraisemblablement aussi, défensivement). À ce propos, un deuxième souvenir : Thierry, un participant enseignant expérimenté, se met tout à coup à être très donneur de conseils, voire de leçons après l’intervention touchante d’une jeune enseignante témoignant de sa déroute dans la conduite d’un cours. Claudine Blanchard-Laville recadre Thierry, en souriant mais fermement, lui rappelant le type de travail que nous menons, délicatement, avec une intervention comme « Il ne s’agit pas de donner des conseils ici ; d’ailleurs nous ne savons pas comment il faudrait faire dans une telle situation » ; et on entend alors le participant répondre à l’animatrice que, quand elle en saura un peu plus en effet sur les pratiques dans de telles situations elle pourra permettre qu’il y ait des conseils dans les groupes qu’elle anime… Celle-ci ne renvoie rien en boomerang et continue à protéger le travail, tout en préservant le narcissisme de Thierry. Je dois vous avouer que, de mon côté, mon propre espace psychique a dû être alors passablement encombré par des réactions que je serais moins incapable d’analyser maintenant dans l’après-coup.

Le troisième souvenir que je vais évoquer de ces co-animations concerne le respect par l’animateur ou l’animatrice de la temporalité psychique de chacun, son attention à ne pas brusquer les prises de conscience, à ne pas forcer les associations psychiques, ni leur cristallisation. Monique est enseignante en SEGPA ; elle associe, à un moment de la scène qu’elle nous rapporte, avec la figure de son grand-père, puis évoque un conseil de classe où elle s’est retrouvée seule en face des parents d’élèves, le principal du collège ni aucun autre membre officiel de l’administration du collège n’étant là pour remplir leur rôle, Elle nous déclare : « je me retrouve seule, PP, avec les délégués des parents d’élèves ». À ce moment, Claudine Blanchard-Laville reprend en écho « PP ? », et l’ensemble du groupe réagit sans entendre le signifiant et ses multiples résonances : « ben oui quoi, prof principale ». L’intéressée ne réagit pas davantage. L’intervention des autres a-t-elle bloqué cette possibilité associative ? En même temps, une partie d’elle, préconsciente ou inconsciente, a-t-elle profité de ces interventions parce que ce n’était pas le temps pour faire résonner la pluralité d’acceptions ? En tout cas je me souviens que j’ai ressenti dans le ton de voix du « ben oui quoi prof principale » quelque chose qui sonnait, à l’égard de l’animatrice comme : « tu es bien ignorante, tu ne sais rien du jargon des enseignants… ». Évidemment nous avons enchaîné et nous n’avons pas explicité les résonances possibles du mot. Pas de violence du sens imposé écrivait Claude Revault d’Allonnes (Revault d’Allonnes, 1998).

Ces trois souvenirs ont été rétrospectivement des moments signifiants de ma formation ; je pense que mon intégration psychique de leur importance s’est faite en plusieurs temps. Comment comprendre cette modalité de transmission qui d’une certaine façon a pris du sens dans l’après-coup ? Je suis actuellement en train de poursuivre deux voies théoriques qui devraient me donner des éléments pour m’aider à une compréhension de ce qui a pu se jouer ainsi psychiquement : la première repose sur la notion de transmission psychique inconsciente ; la seconde est la notion d’après-coup elle-même et c’est à propos de cette dernière que j’aimerais proposer ici quelques points de repère plus théoriques.

Cette notion se trouve chez Freud dans Le cas Emma (Eckstein, celle qui apparaît dans l’injection faite à Irma, celle pour qui Fliess « oublia » 50 cm de gaze après son opération des cornets du nez) que l’on trouve évoqué dans la deuxième partie de l’Esquisse d’une psychologie scientifique (Freud, 1895 [2006]) à propos du concept de Proton-pseudos (Le choix de ce terme renvoie à Aristote et à la théorie du syllogisme qui rend compte du lien entre les fausses prémisses et les fausses conclusions : si la première est fausse, malgré la justesse du raisonnement intermédiaire, la conclusion est fausse). Freud y rapporte une histoire en deux temps qui vise à rendre compte de l’émergence de symptômes névrotiques. Enfant, à 8 ans, Emma rentre dans un magasin de confiserie et y a probablement été en butte à des attouchements de la part des vendeurs qui s’étaient moqués d’elle et avaient ri. Ce souvenir n’est pas inscrit dans la mémoire consciente de l’enfant. Évidemment la signification érotique de ces attouchements avait complètement échappé à la conscience de l’enfant vu son jeune âge et sa maturité psycho-affective. Quelques années plus tard, à 13 ans, la jeune fille se retrouve dans un magasin de vêtements et de nouveau les vendeurs rient et elle s’enfuit, pensant consciemment que les vendeurs se moquent de ses vêtements. Mais cette fois la jeune fille est pré-pubère et adolescente et elle attribue à ces rires une valeur érotique. La charge sexuelle de cette deuxième scène lui est perceptible par le biais du rire des vendeurs qui joue un rôle de trait d’union associatif entre les deux souvenirs. Dans un effet d’après-coup le sens sexuel de la première scène resurgit.

On peut aussi penser à un mécanisme analogue en ce qui concerne la jeune Katarina des Études pour l’hystérie (Freud et Breuer, 1895 [2005]) dont la parution est d’ailleurs contemporaine de la rédaction de L’esquisse (1895). Freud lors d’un séjour à la montagne se voit confier par la jeune aubergiste qu’elle suffoque et voit alors un visage grimaçant apparaître ; une conversation avec Freud lui permettra de faire resurgir une succession de souvenirs sexuels concernant son oncle et sa cousine. Puis un souvenir la concernant elle-même avec son oncle selon ce même schéma que chez Emma Eckstein où la teneur sexuelle a d’abord été occultée puis prend du sens dans l’après-coup.

Ainsi donc le passé influence et organise le présent ; Freud nous montre ainsi que le présent permet de modifier les représentations que nous nous donnons de ce passé. Bernard Golse, lorsqu’il évoque la notion d’après-coup (Golse, 2007), mentionne les travaux de G. M. Edelman sur la mémoire (Biologie de la conscience 1992) :

« G.M. Edelman nous invite aujourd’hui à considérer les choses de manière tout à fait différente en proposant l’idée selon laquelle les souvenirs ne correspondraient en fait à aucune trace concrète fixée mais seulement au souvenir du frayage neuronal lié à l’expérience de l’événement considéré. Pour dire les choses autrement, il y aurait, à l’occasion d’un événement particulier, sélection d’un groupe neuronal, et, de ce fait, le renforcement des zones synaptiques crée ce que G. M. Edelman appelle un répertoire secondaire, constitué de groupes neuronaux qui répondent mieux à certains stimuli parce qu’ils ont été sélectionnés et leurs connexions renforcées [...] La remémoration dépend donc du passé et du contexte en ce sens que l’évocation d’un souvenir à partir d’un contexte similaire à celui de l’expérience initiale – et notamment du point de vue affectif – se fonde non pas tant sur le rappel de traces mnésiques que sur la recréation de l’expérience passée par la réactivation du groupe neuronal frayé par l’événement princeps. De ce fait, il s’agit beaucoup plus d’une reconstruction ou d’une réinvention du souvenir que de son simple rappel et ceci en fonction du contexte émotionnel ».

Il me semble qu’on a là un nouveau lien intéressant, dans la série des préoccupations qui sont actuellement aussi les miennes sur les liens entre neurosciences et psychanalyse.

Mais Bernard Golse insiste aussi sur l’aspect bidirectionnel de la notion d’après-coup : non seulement, comme je l’ai déjà dit, le passé influence et organise en partie notre présent, mais le présent permet aussi de modifier les représentations que nous nous donnons de ce passé. Je le cite de nouveau à ce propos :

« C’est ainsi que la première scène vécue par Emma quand elle était enfant a un rôle décisif pour rendre traumatique la seconde, à l’adolescence, mais la question se pose au fond de savoir si c’est en fait la deuxième scène qui est véritablement traumatique, compte tenu des traces non conscientes laissées par la première, ou si c’est plutôt la première scène, jusque-là silencieuse, qui devient traumatique à partir du dedans du monde représentationnel d’Emma, en raison de sa réactivation par la deuxième scène pubertaire qui lui confère alors une valeur érotique qu’elle ne pouvait avoir aux yeux d’Emma jusqu’à la survenue de cette deuxième scène. La différence est d’importance et il est clair que la deuxième hypothèse est plus féconde, qui dessine un lien bidirectionnel entre le passé et le présent : la première scène est nécessaire pour que la seconde puisse être à risque, mais en réalité c’est la deuxième qui transforme le souvenir de la première en le rendant traumatogène, au sein d’une dialectique intéressante entre le passé et le présent : le passé nous rend plus sensible à certains événements de notre présent, mais ce sont ces événements présents qui nous font relire, rétro-dire autrement nos souvenirs du passé, en les rendant alors traumatiques comme en différé. Les deux temps sont nécessaires, et aucun d’entre eux ne suffit à lui seul à rendre compte de la dimension traumatique de telle ou telle trajectoire de vie. »

Ainsi, pour moi, ce sont des souvenirs engrangés dans les analyses de pratiques précédentes qui pourraient se trouver remobilisées en des moments où la situation groupale où ils surgissent les sollicite. Et peut-être que ce qu’ils sont pourrait aider à la compréhension de ce qui se joue alors là, groupalement. Comprendre le sens du présent à l’aide de ce qui surgit dans l’après-coup comme un indicateur alors à identifier.

Il me semble que dans le cadre de l’étude psychique des phénomènes liés à ce que Claudine Blanchard-Laville appelle « la transmission subjective du geste partagé » (Blanchard-Laville, 2008), ces réflexions constituent des pistes qui pourraient être fécondes. Je les ai d’ailleurs poursuivies dans un chapitre paru en 2017 dans un ouvrage paru sous la direction de Louis-Marie Bossard (Chaussecourte, 2017).

Bibliographie

Blanchard-Laville, C. (2008). « Effets d’un cadre clinique groupal sur le travail du penser des participants. Approche psychanalytique ». Dans M. Cifali & F. Giust-Desprairies (dir.), Formation clinique et travail de la pensée (p. 87-105). Bruxelles : De Boeck.

Blanchard-Laville, C. et Kattar, A. (2008). « Invisibilité du travail psychique des formateurs, à qui sert le cadre dans un dispositif de formation ? » Soins cadres de santé, 65, p.35-38.

Chaussecourte, P. (2017). « De la mise au travail d’une notion psychanalytique dans un champ connexe : après-coup et recherche clinique d’orientation psychanalytique ». Dans L.-M. Bossard (dir.), Clinique d’orientation psychanalytique Recherches en éducation et formation (p. 131-150). Paris : L’Harmattan.

Edelman, G. M. (1992). Biologie de la conscience. Paris : Odile Jacob.

Freud, S. (1895 [2006]). Projet d’une psychologie. Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Édition complète (p. 594-693). Paris : PUF.

Freud, S. et Breuer, J. (1895 [2005]). Études sur l’hystérie. Paris : PUF.

Golse, B. (2007). « Y a-t-il une psychanalyse possible des bébés ? Réflexions sur les traumatismes hyperprécoces à la lumière de la théorie de l’après-coup ». Psychiatrie de l’enfant, I(2), p. 327-364.

Revault d’Allonnes, C. (1998). « L’étude de cas ; problèmes déontologiques et éthiques au cœur d’une méthode ». Dans C. R. D’Allonnes, R. Samacher & O. Douville (dir.), Clinique et éthique (vol. n° 5, p. 51-61). Paris : L’Harmattan.

Citer cet article

Référence papier

Philippe Chaussecourte, « Transmission dans l’analyse des pratiques : autour de l’après-coup », Canal Psy, 119 | 2017, 25-27.

Référence électronique

Philippe Chaussecourte, « Transmission dans l’analyse des pratiques : autour de l’après-coup », Canal Psy [En ligne], 119 | 2017, mis en ligne le 08 janvier 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1723

Auteur

Philippe Chaussecourte

Professeur en sciences de l’éducation EDA, Université Paris Descartes Sorbonne Paris Cité

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