A room of one’s own, a room for one’s self…

DOI : 10.35562/canalpsy.211

p. 12-15

Plan

Notes de l’auteur

« Une chambre pour soi, une place en propre » C’est le titre d’un livre de Virginia Woolf qui traite de manière polémique de la question de la sublimation. Ce titre, référé à cette question, ainsi que sa traduction ouverte, a servi d'embrayeur pour les quelques pages qui suivent.

Texte

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Thémémythe est une « institution hors les murs », qui propose à ses patients (16-21 ans, suivis pas l’Aide Sociale à l’Enfance) une prise en charge globale sous la forme d’un travail psychothérapeutique, d’un soutien éducatif et d’un hébergement en chambre d’hôtel (puis en studio).

L’originalité de son dispositif se caractérise par l’imbrication de trois pôles reliés entre eux d’une manière singulière et mouvante :

  • Le premier est la structure administrative de l’institution (une Association Loi 1901), à laquelle est impartie, outre l’autonomie de son propre fonctionnement, la dimension éducative des prises en charge qui revient aux « directeurs administratifs ».
  • Le second est le psychothérapeute, qui s’intègre à Thémémythe tout en travaillant à l’extérieur dans le propre cadre de son activité libérale (en étant lié par un contrat de collaboration pour chaque patient pris en charge).
    Les deux pôles symboliques, institutionnel et libéral, fonctionnent de manière connexe dans la réalité, et ils se superposent symboliquement afin de construire le cadre du travail thérapeutique.
  • Le troisième pôle est le patient (ou dans un premier temps, celui/celle à qui est proposée cette place), à la manière d’une invitation à s’intégrer dans le jeu des inclusions partielles déjà présentes, pour en produire une synthèse qui aura pour nom « prise en charge thérapeutique ». Les réflexions qui suivent cherchent à formaliser les effets de « l’hébergement éclaté » offert à la subjectivité des jeunes patients.

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Dimension symbolique de l’hébergement dans la prise en charge des patients

Dans le projet pédagogique de Thélèmythe, la question de l’hébergement se trouve directement découler de la définition du cadre thérapeutique : « Aussi le cadre thérapeutique doit-il inclure la possibilité d’un va-et-vient constructeur de sens entre un (les) monde intérieur et extérieur, c’est-à-dire accompagner pour aider à symboliser » (p.8 du projet pédagogique).

La prise en charge d’un patient à Thélèmythe s’installe donc d’emblée sur cette interface entre les deux registres de réalité (psychique et extérieure), elle va « travailler » chacun des deux de la manière la plus opportune pour aider à la (re)construction du psychisme des patients au sortir de leur adolescence difficile.

Parmi les éléments proposés dans le dispositif, l’hébergement sera celui qui va modifier immédiatement (dès le premier jour) la réalité extérieure de l’adolescent ou du jeune adulte. L’entrée à Thélèmythe doit s’accompagner d’un déménagement pour une installation dans une chambre d’hôtel. La chambre d’hôtel représente ainsi un signe d’intégration du patient dans le dispositif (condition sine qua non, s’il n’y a pas de changement d’adresse la prise en charge sera différée) ; la fixation de l’horaire de la première séance est un second élément d’intégration, qui est parallèle, sinon consécutif au premier.

La chambre d’hôtel désigne une modification dans le registre de la réalité extérieure où s’inscrit le dispositif, cette modification ayant valeur inaugurale d’« entrée » à Thélèmythe. Le dispositif se situant à l’interface des deux réalités, quelles sont les incidences de ce changement de lieu sur le psychisme de nos patients.

Chambre noire (camera obscura) ?

La question du « lieu psychique » (la définition de l’intériorité) occupe dans la psychanalyse une importance particulière, car Freud inaugura sa nouvelle conception du psychisme en l’envisageant comme un dispositif spatial, fait d’espacement et de lieux différents, où l’inconscient serait la pièce maîtresse – mais dont l’accès serait codifié et réservé à un travail herméneutique des productions préconscientes (les rêves, les lapsus, les actes manqués). Dans la manière de justifier la première topique, on entend comme une difficulté à valider la question du lieu uniquement au titre d’une métaphore, sinon qu’elle devra se concevoir comme partie constitutive de ce registre de réalité intérieure dont Freud affirme l’existence à partir de nouveaux paramètres et une nouvelle cartographie…

Le psychisme de Freud ressemblera en fin de compte à une sorte de salle obscure (il est contemporain du début du cinématographe), où l’écran du rêve détient la place d’interface entre l’activité psychique inconsciente et les espaces plus maîtrisables du moi (ceux que la philosophie reconnaît comme constitutif du « jugement » (soit, à la manière dont « le je accompagne (est adéquat à) toutes ses représentations » (c’est la définition kantienne).

Freud déploie la métaphore de l’appareil psychique « analogue à un appareil photographique » à partir de la notion de « localité » : « l’idée est celle d’un lieu psychique… Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil (« comme une sorte de microscope compliqué, d’appareil photographique ») où se forme l’image ».

Le psychisme des jeunes patients de Thélèmythe est invité dans un premier temps à rencontrer l’espace quasianonyme d’une chambre d’hôtel… Le patient se trouve en quelque sorte assigné à occuper un nouveau lieu et à y localiser les moments principaux de sa vie personnelle. Mais si l’on considère cet événement comme inaugurant les débuts du travail clinique avec le patient, on pourrait reconnaître à la chambre d’hôtel une place en quelque sorte équivalente à celle de la lentille de l’appareil visuel freudien : la chambre aura une fonction d’articulation entre la réalité extérieure (à laquelle elle appartient) et la réalité psychique du patient qui va s’éclairer peu à peu au cours de la prise en charge ; au patient va être demandé de tenter d’occuper le lieu charnière entre sa réalité intérieure et ses difficultés dans la réalité matérielle. C’est pour cela que la chambre est un hébergement, et non un véritable logement : elle s’inscrit dans le dispositif de l’institution, elle en est en quelque sorte « l’anti-chambre ». C’est en cela que réside sa première valence symbolique.

La possession ou l’usage d’un lieu personnel d’habitation représente une des caractéristiques du mode de vie habituel dans les sociétés occidentales contemporaines. Dans l’histoire d’une subjectivité, on rencontre toujours un moment où il va s’agir de se définir à l’aide de plusieurs items différents de ceux qui servent à la reconnaissance du cercle familial, une adresse privée et différente de celui-ci sera un des éléments clés de la définition des nouveaux paramètres d’une identité « adulte ». La période de la fin de l’adolescence est ainsi marquée par un départ du domicile familial (avec des variantes selon les représentations culturelles de chaque culture  les Anglo-Saxons valoriseront un départ assez rapide de la famille, mais assorti de solutions intermédiaires de partages de logement entre étudiants ou jeunes débutants leurs vies professionnelles, les Latins auront tendance à retarder la séparation et par contre à valoriser l’installation indépendante immédiatement).

Il n’est pas question de cela pour l’instant avec l’entrée dans l’institution ; plus subtilement, le patient est convoqué sur un seuil, invité à explorer avec nous les dédales-labyrinthes – ou bien les espaces à moitié vides, pas encore occupés, voire abîmés, squattés, de sa subjectivité…

 

 

Caroline Bartal (caroline-b-island.blogpsot.fr)

Lieu de la mémoire ?

Dans la culture préclassique (grecque et romaine), l’idée d’un lieu intérieur servira d’outil pour le travail de pensée qu’on appelle la « rhétorique » : la possibilité de mémoriser (et donc de se cultiver) était corrélée à la mise en place de lieux à l’intérieur de l’âme, qui étaient ainsi susceptibles de contenir le plus grand nombre d’informations. Les lieux seront des réceptacles contenant les images mnémoniques bâties sur des ressemblances sonores avec le matériau verbal qu’on souhaitera mémoriser. Ils sont parfois évoqués comme des morceaux de cire sur lesquelles les inscriptions des mots peuvent s’effacer, mais demeurer cependant dans le stock mnémonique (ce sont les premiers modèles du « bloc magique » freudien).

Ce qui est toujours connecté dans la neutralité d’une chambre d’hôtel, c’est le travail de la mémoire et de l’oubli ; qu’elle se trouve au bord d’un boulevard périphérique parisien ou bien d’une autoroute de Californie, la chambre d’emblée n’évoquera rien sinon une absence de trace, remplacée par l’agencement imposé d’un mobilier généralement rudimentaire quelle que soit la qualité du confort du lieu ; pour les jeunes patients de Thélèmythe, la chambre peut avoir le rôle, dans un premier temps, d’effacer les signes des hébergements antérieurs (le plus souvent collectifs) : elle va délocaliser le psychisme sur une surface neutre et anonyme. Aucune trace de gestuelle familiale, aucune odeur reconnaissable, pas d’antécédence de signes du quotidien ; la chambre s’ouvre par elle-même, et quel que soit son état elle est comme un mot magique : ouvre-toi, mais on ne sait pas encore sur quoi… La seconde valence symbolique de l’hôtel, c’est sa convocation du travail de la mémoire, ce qui, pour le travail clinique, est une dynamique fondamentale, car elle va nous aider à repérer les opérateurs du refoulement, des dispositifs défensifs, qui jusqu’à présent ont construit le psychisme du patient tout autant que sa souffrance et sa dérive dans la réalité.

 

 

Caroline Bartal (caroline-b-island.blogpsot.fr)

Lieu de l’âme ?

Dans la théologie chrétienne, la métaphore du lieu s’inspire du schéma rhétorique (de la culture préclassique) pour l’enrichir d’une dimension subjective, celle de l’âme à la recherche de son salut :

  • Dans « Les Confessions », Saint Augustin reprend le dispositif rhétorique de la mémoire présentant « de vastes palais », qu’il nomme des « thésaurus », de la vaste cour de la mémoire et de « ses pièces immenses et innombrables », qui déroulent à la fois leurs contenus et les espaces qui les séparent.
  • Puis il placera la mémoire comme un des écrous du dispositif trinitaire de l’âme, qui s’enroule sur lui-même à la manière de cercles connexes et mouvants ; dans la série des trinités de l’âme, la notion de lieu psychique se trouve pluralisée, mise en mouvement et en paradoxes. S’ouvriront ainsi les agencements trinitaires de l’âme, c’est-à-dire des dispositifs de synthèses multiples entre le sensible, l’intelligible, et l’idéal, par le biais de la foi qui sert de lien énergétique dans l’ensemble des processus. Ces dispositifs imaginés par Augustin sont les premières « topiques » de l’âme. (Cette question des lieux intérieurs s’est ensuite estompée lorsque la philosophie est partie à la recherche de la vérité sur la base de la science expérimentale cartésienne. C’est la mystique, alors, qui s’est chargée d’explorer « les châteaux de l’âme » (Thérèse D’avila)…

La connexion de l’installation dans une chambre anonyme avec les débuts d’un travail thérapeutique confère à celui-ci une importance particulière et tout à fait singulière ; je suppose qu’aucun d’entre vous n’a été obligé de déménager dans une chambre de bonne située à bonne distance du domicile ou du cabinet de votre analyste dès que les premières séances se sont mises en place.

À Thélèmythe, la thérapie comme dispositif est dupliquée immédiatement par ce lieu extérieur, comme si la chambre d’hôtel était la réplique objective du futur travail psychique escompté pour le patient. Pour reprendre la métaphore utilisée par Roland Lethier, la chambre est un « alias » du dossier subjectif qui vient de s’ouvrir sur le desk. À charge pour le patient (c’est une des obligations contractuelles) de l’occuper au mieux et de tenter de s’y retrouver. On reconnaîtra ici la troisième valeur symbolique de la chambre d’hôtel : elle est le vecteur spatial et énergétique du changement, l’amorce d’une (re)construction psychique comme effet du lien que le dispositif de thélèmythe a noué entre les deux réalités (psychique et extérieure).

Fonction imaginaire de l’hôtel dans le dispositif de Thélèmythe

Dans l’ancien projet pédagogique, le paragraphe sur l’hébergement est l’un des plus maladroits, il tente sans y parvenir de dégager ce que nous venons d’esquisser, et il réunit par contre un ensemble de considérations plutôt arbitraires (ni vraies ni fausses), qui appartiennent simplement au registre de l’imaginaire – ce qui, dans cet exemple précis, revêt une connotation péjorative, et décèle quelque chose comme une maladresse dans l’élaboration théoricoclinique, ou du moins une formulation de celle-ci qui est assez insatisfaisante.

Ainsi, le texte tente de faire le lien entre les deux registres de réalité, en précisant que l’hôtel correspond à la fois à une réalité objective (l’absence de ressources suffisantes à occuper un logement en son nom propre), et subjective (l’inconfort de la vie à l’hôtel est posé comme corrélat à la non-construction psychique des patients (!).

Mais dans la seconde assertion, on trouve deux affirmations arbitraires (qui sont repérables comme des stéréotypes) :

  • le premier est que la vie à l’hôtel est forcément inconfortable,
  • le second que cet inconfort sied, finalement, à la complexité psychique des adolescents/jeunes adultes auxquels il est proposé.

C’est de cette manière que ces énoncés ouvrent toutes grandes les portes des imaginaires de chacun quant à ce que représente « la vie dans un hôtel » tout autant que la vie tout simplement des patients qui sont accueillis à Thélèmythe. La connotation de pénitence, ou bien de réparation de fautes, qui colore le paragraphe précité, rassemble l’ensemble du discours et cherche à le justifier.

En fin de compte, le texte révèle par ses maladresses les conditions dans lesquelles il a voulu être écrit : il est sans doute le fruit d’une tentative d’écriture collective (ce qui, dans le principe même, est impossible) ; avec toute la bonne volonté dont il respire, le texte ressemble fort à un « cadavre exquis », où la succession arbitraire fait fonction de synthèse de la pensée…

Si l’on ouvre les imaginaires de la vie à l’hôtel avec un regard plus clément, il semble que les deux idées de liberté et d’espace privé y soient primordiales, même (ou surtout ?) si marquée du sceau de l’anonymat ; dans ces registres, l’hôtel contient deux sous-niveaux de signification :

  • Il a quelque chose à faire avec un temps déconnecté de la temporalité collective, il comporte toujours l’idée d’une certaine mise en vacance ou à l’écart de quoi ? du rythme traditionnel du travail ? du code petit-bourgeois d’habitation ? des impôts locaux ?
  • Il contient également un niveau fantasmatique collectif (et privé) : il va être associé à quelque singularité ou liberté dans l’exercice de la sexualité (pas uniquement prostitutionnelle), qui trouve à l’hôtel les moyens d’occuper un régime particulier (passionnel ? secret ? sans autres traits que ceux du plaisir ?), et délocalisé (dans l’espace et dans le temps).

C’est avec ces éléments de l’imaginaire collectif (et sans doute d’autres encore) que nos représentations de l’hôtel interfèrent quand nous « installons » nos patients pour quelques mois au moins dans ces conditions originales, qui sans aucun doute résonnent avec la position d’errance psychique dans lesquelles ils se trouvent également au plan subjectif.

Chacun a dans son imaginaire une idée très précise de ce que veut dire pour lui la vie dans un hôtel. En ce qui me concerne, le simple mot me fait rêver :

Son adresse est 23e rue entre la 7e et la 8e avenue west, n° 222 ; façade de pierre rosée vieillie non nettoyée, balcons en fer forgé gothique revival à chacun des 12 étages en façade ; la porte d’entrée, quant à elle, avec ses deux battants de verre pas toujours très propres, ressemble à un collage pop inopportun, mais rassurant ; à chaque fois que je franchis son seuil, pour quelques semaines, quelques jours ou quelques minutes, je sais que c’est là que je voudrais vivre, recevoir mes patients et mon courrier, mon domicile idéal ; je ne suis pas le seul, Sarah Bernhard, Ernest Hemingway, Patti Smith, William Burroughs, Bob Dylan, nous avons tous investi à notre façon ce lieu étrange et borderline qui s’appelle le « Chelsea Hotel ». Sa vétusté d’aujourd’hui n’a d’égal que son aspect mythique, même si l’on doit deviner chaque matin comment procéder pour faire arriver la pression de l’eau dans la douche plutôt que dans le lavabo, et si l’on court des risques d’électrocution quand on branche l’air conditionné (si on parvient à trouver le bouton « on » qui déclenche sa soufflerie)…

C’est-à-dire que dans cet exemple tout à fait privé, l’hôtel est à nouveau proche d’un espace où l’étrangeté (du lieu, des repères qu’il brouille entre l’errance et l’ancrage) a sans aucun doute suscité et enclenché des processus chez ceux qui l’avaient choisi comme halte dans leurs démarches sublimatoires ; il aura eu également la fonction de les contenir et les faire s’épanouir jusqu’à les rendre réels. Il est le lieu des prises de risques, des paris et des découvertes.

Pour certains, il aura au contraire été celui de tous les excès, Sid Vicious y a assassiné sa compagne, Eddie Sedgwick avait mis le feu dans sa chambre au cours d’une overdose… on aborde ici les valences dangereuses des espaces intérieurs lorsqu’ils sont off limits

En fait, sur un plan imaginaire, l’hôtel est un opérateur d’étrangeté (plus ou moins inquiétantes) ; il est catalyseur des troubles de ce que Freud repère comme « Unheimlish », l’étranger, l’intime et le familier à la fois. L’hôtel devient ici le lieu où ce qui devait rester secret se trouve soudain mis au-dehors, révélé… La chambre d’hôtel, le lieu hanté lorsque les secrets sont encore frappés du sceau du refoulement et celui de leur révélation lorsqu’ils franchissent son seuil pour advenir. Elle est le lieu de la fiction et de sa mise en récit. Une annexe privilégiée du travail psychique tel qu’il est suscité par le dispositif thérapeutique de l’institution…

Illustrations

 
 

Citer cet article

Référence papier

Serge Jean-Charles Szabò, « A room of one’s own, a room for one’s self… », Canal Psy, 102 | 2012, 12-15.

Référence électronique

Serge Jean-Charles Szabò, « A room of one’s own, a room for one’s self… », Canal Psy [En ligne], 102 | 2012, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=211

Auteur

Serge Jean-Charles Szabò

Psychanalyste & Docteur en Psychologie Clinique