Approche des risques suicidaires et suites de tentatives de suicide

p. 11-12

Texte

Il n’est peut-être pas inutile de partir de certaines questions qui sont communes à toute la population ou, plus précisément qui concernent tous et chacun dans la mesure où elles caractérisent la condition humaine. Pour les désigner sommairement, il s’agit de l’inscription dans le temps, avec l’irréversibilité de la succession des générations, mais aussi du sentiment de finitude avec la mort au bout, de la question du libre arbitre, du rapport de l’esprit et du corps, etc. Ces questions, le plus souvent masquées, font retour à certains moments. En effet, dans la vie quotidienne, on est assez souvent pris dans des processus psychiques de type opératoire, centrés en quelque sorte sur la partie ordinateur du psychisme. Pendant ce temps-là, évidemment, le reste de l’appareil psychique continue de fonctionner et, à certains moments, la prise en compte de ces grandes questions s’impose d’une façon tout à fait brutale et inattendue, et les étudiants n’y font pas exception.

Le suicide, tel que l’on peut l’observer, est toujours une interaction entre un individu, c’est-à-dire un sujet avec son histoire, et un environnement. On est alors tenté soit de tout mettre sur le compte de l’environnement, soit de tout porter au débit de l’histoire de l’individu. Bien entendu, la transplantation d’un sujet jeune dans le milieu nouveau qu’est l’université ou sa proche transplantation à la fin du cursus universitaire dans la vie dite « active », même si elle n’est pas toujours aussi rapidement active qu’il serait souhaitable, donne une importance parfois trop grande à l’environnement. Il faut donc évaluer les deux facteurs, ce qui n’est pas toujours facile.

Il faut souligner que le milieu universitaire, n’est pas homogène : il est fait de grandes écoles, d’IUT, d’universités, etc., dont la physionomie est différente, dont la motivation des étudiants pour y entrer est différente aussi. De plus, à l'intérieur de ces institutions, il y a des orientations différentes, des départements, des spécialités. Il est très différent d’être dans une école d’ingénieur avec un campus, en y vivant de manière relativement close et d’être dans le milieu plus diffluent voire éffiloché de l'université classique, encore différent d’être engagé dans un cycle court tel que le propose un IUT ou engagé dans un cycle long, voire interminable.

Ceci pose d’emblée le problème du rôle, du statut et de la fonction de l’étudiant. Depuis longtemps, un statut est réclamé et demandé, ce qui est sans doute l’indice que l’étudiant ne se sent pas jusqu’à présent dans un statut très fiable et très solide. Il en est de même pour sa fonction, également pour son rôle, pas seulement à l’université, mais également dans sa famille, où il est parfois porteur de délégations redoutables, qu’il lui faut assumer ou auxquelles il lui faudra renoncer moyennant des conflits de loyauté et des difficultés importantes, intrapersonnelles, mais aussi interpersonnelles.

Ceci amène à dire que dans le malaise étudiant que l’on peut percevoir, hormis le cas des maladies mentales comme on les rencontre dans la population générale, on constate qu’une idée suicidaire ou un projet suicidaire est toujours en relation avec autrui, lequel peut être représenté par plusieurs personnes ou bien peut même être absent, c’est-à-dire figuré…

Il faut souligner qu’il y a deux plans : une avant-scène faite des problèmes constatés ou allégués par l’étudiant, par ses proches, par sa famille et faite aussi de cet environnement. Les événements évoqués sont tout à fait valables et importants et leur rôle dans la détresse est incontestable. On peut voir là une espèce de causalité mécanique. Lorsqu’on a subi un événement important ou un échec ou qu’on craint de le subir, on n’arrive plus à travailler, on ne peut plus s’inscrire dans le cursus habituel et prévu. C’est là quelque chose de très déterminant et qui peut induire une réaction de désespoir capable de déborder ce qui est habituellement supportable.

On peut se demander pourquoi cela déborde, sans qu’il y ait un contenant ou un réceptacle qui permette de faire diminuer la pression. Cela conduit immédiatement au fait que derrière ces raisons, qui sont tout à fait respectables et qu’on ne doit ni minimiser ni disqualifier, il y a toujours un arrière-plan représenté par une attaque ou un sentiment d’attaque du lien à autrui, un ressenti de réduction extrême ou de volatilisation du lien relationnel, du lien social.

C’est ce que l’on observe chez les étudiants qui se trouvent d’un coup extrêmement seuls, sans plus guère d’identification, alors qu’ils sont au milieu d’un groupe, voire d’une foule. Et, c’est ce qui va amener souvent la bascule vers l’envahissement par des idées suicidaires qui peuvent aller jusqu’à la mise en acte, avec tout ce que cela veut dire d’appel, mais aussi de reproches à autrui, et de tentative de retrouver une place dans le cercle relationnel.

Et dans le fond, que peut-on faire ? On peut penser qu’il y a bien sûr des consultations spécialisées sur les campus avec des psychiatres et des psychologues qui connaissent bien le milieu universitaire. Cela a fait effectivement trente ans en 1997 qu’a ouvert la consultation médico-psychologique de l’Université de Lyon. Elle s’est dédoublée par la suite pour desservir deux des campus. Mais, cela, c’est pour après, lorsqu’il y a eu tentative ou pour les proches qui ont été très ébranlés lorsqu’il y a eu un acte suicidaire qui a abouti au décès.

Avant, cela veut dire que la prévention ne peut porter que sur le lien et sur le renforcement du lien, de l’appartenance groupale et du sentiment d’appartenance groupale. On voit combien ce lien est fragile : soudainement, on ne fait plus partie de la maison (ainsi, les employés de banques, ou de bus à la suite d’une agression, avant que des dispositifs d’intervention psychologique aient été mis en place, notamment pour traiter cette rupture du sentiment d’appartenance). Les étudiants, indépendamment de toute agression et de toute catastrophe, peuvent à un certain moment, se trouver dans ce processus de rupture d’appartenance. C’est là ce qui nécessite que tout un chacun soit véritablement extrêmement attentif à cette constitution du lien et à son maintien dès l’origine, depuis le moment où l’étudiant va se faire inscrire (on pourrait analyser toutes les procédures d’accueil… etc.) jusqu’au moment où il va recevoir son diplôme et se lancer hors de l’université. Ce lien doit pouvoir être travaillé, même dans des circonstances difficiles, comme par exemple le renoncement à un projet d’étude, soit parce que l’étudiant se rend compte qu’il ne l’habite plus, soit parce qu’il n’est plus en mesure de le continuer du fait d’un échec récurrent.

On voit combien le suicide intervient au terme d’un malaise durable, du fait de la superposition, de la sommation de facteurs toujours très nombreux et inscrits dans la durée. C’est ce qui fait qu’on peut toujours se dire qu’on aurait pu faire quelque chose avant et se demander comment, tout au long de cet enchaînement, il n’a pas été possible de trouver le moyen de raccrocher le contact et de redonner une chaleur et un investissement humain à ce lien.

La mesure préventive la plus importante des gestes suicidaires, au plan institutionnel mais aussi à celui de la rencontre interpersonnelle, nous paraît cette possibilité de retrouver ou d’acquérir un sentiment d’appartenance, un sentiment de lien. C’est ce qui a été évoqué sous le terme de « mutualité ». En tout cas, c’est véritablement cette capacité de s’identifier à l’autre et de maintenir ce lien qui constitue, à mon sens, l’appui sur lequel l’individu peut compter pour se développer, éventuellement renoncer et se séparer, et sur lequel il peut également s’étayer dans les moments très difficiles où la vie ne lui paraît plus la peine d’être vécue, alors que dans le fond, cette vie ne fait tout juste que commencer et que toutes les potentialités en restent ouvertes.

C’est véritablement là, que chaque professionnel, administratif, technicien, agent de maintenance, enseignant, etc., peut jouer, de sa place et dans l’exercice de son métier, un rôle préventif important au sein des institutions universitaires.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Vignat, « Approche des risques suicidaires et suites de tentatives de suicide », Canal Psy, 37 | 1999, 11-12.

Référence électronique

Jean-Pierre Vignat, « Approche des risques suicidaires et suites de tentatives de suicide », Canal Psy [En ligne], 37 | 1999, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2140

Auteur

Jean-Pierre Vignat

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