Depuis une quinzaine d’années en France s’est affirmé l’intérêt du point de vue transgénérationnel en psychopathologie. À cela plusieurs raisons.
Psychiatres et psychologues d’orientation psychanalytique ont été amenés à travailler en institution, dans des groupes avec des patients psychotiques, dépressifs graves, traumatiques. On connaissait par ailleurs le travail des thérapeutes de familles d’orientation systémique. Mais surtout il est apparu à tous les praticiens qu’il n’était guère possible de faire un travail de soins avec les patients sans prendre en compte la souffrance de leur famille. Le temps n’est plus où l’on affirmait l’origine familiale de la schizophrénie, même si on n’ignore pas que les réactions de la famille compliquent les soins chez ce type de malades. D’autre part on a appris à prendre de la distance à travers ce nouveau type de pratique vis-à-vis de la technique psychanalytique où l’on se refuse tout contact avec les proches de l’analysant : ce qui se justifie évidemment dans la cure classique.
De ce fait, le point de vue transgénérationnel a attiré de plus en plus l’intérêt des psychiatres et psychologues en question. Et d’ailleurs beaucoup d’écrits de Freud montrent qu’il avait déjà cette préoccupation. C’est ce qui apparaît clairement dans le livre de R. Kaës, M. Enriquez, H. Fainberg (La transmission de la vie psychique entre les générations), où Baranes donne de nombreux exemples de cet intérêt : dans cette transmission le mécanisme de l’identification dans ce qu’il a de tout à fait classique est bien en jeu.
Le point de vue que j’ai essayé de développer est différent bien que proche. Il s’agit d’une recherche d’anthropologie psychanalytique à partir de l’étude des logiques de la filiation. Le mot filiation a dans notre culture une définition essentiellement juridique mais comme on le sait il existe de très nombreuses recherches ethnologiques sur les systèmes de filiation (patrilinéaires, matrilinéaires…). Dans ce système l’accent est mis sur la « verticalité » du lien : le groupe de filiation se définit comme l’ensemble des personnes issues d’un ancêtre commun.
Je suis parti quant à moi de la psychopathologie, c’est-à-dire d’un ensemble de troubles qui m’ont semblé être en rapport avec un dysfonctionnement du lien de la filiation : délire de filiation, méconnaissance systématique de la filiation et refus des origines, allégation de substitution d’enfant. Mais aussi psychose de la paternité, psychose puerpérale qui se situent, elles, par rapport à la descendance. Ce qui m’a amené à définir le lien de filiation comme ce par quoi un individu se situe et est situé par rapport à ses ascendants et descendants réels et imaginaires. Le sujet se trouve dans un réseau, celui de sa lignée :
- Tant du fait des institutions langagières : le patronyme mais aussi le discours à son sujet comme père, fils, de tel ou tel… et tout l’investissement affectif qui s’y rattache dès le début de sa vie.
- Celui des institutions non langagières qui entrent en jeu dans les règles, le plus souvent juridiques, d’appartenance de transmission des biens…
À ce réseau j’ai donné le nom de filiation instituée.
Par rapport à ce lien le sujet se situe lui-même, bien ou mal, ou pas du tout. Et ce travail qu’il fait psychiquement dans son esprit pour se situer est en rapport étroit avec la constitution de son identité en tant que sujet. Il est fréquent, qu’à l’adolescence, le lien de filiation soit nié, dans un processus d’auto-engendrement, et si tel sujet devient lui-même père ou mère d’un enfant, cela nécessite aussi un travail psychique sur soi-même qui peut être ou non effectué et le plus souvent en rapport avec la façon dont il a intégré sa propre filiation ascendante. Il est certain que les transformations culturelles en rapport par exemple avec la transplantation des populations, la situation d’exil, entraînent un remaniement des images du lien de filiation tant chez les exilés que chez les autochtones. Ceci est particulièrement évident dans nos relations avec les Maghrébins.
Il devient classique de dire que dans notre société nous assistons à une modification, un affaiblissement de l’image du père. En fait plus cette image s’affaiblit par rapport à la tradition, plus le poids des institutions s’amplifie que ce soit pour les rejeter ou pour s’y conformer massivement sur un mode groupal qui peut prendre à la limite une allure totalitaire sur un plan qui peut être politique, sociologique ou intellectuel.
On parle par contre de plus en plus du lien biologique de filiation avec l’apparition des techniques bio-médicales que ce soit celle des empreintes génétiques ou celles des procréations médicalement assistées. À titre d’exemple la paternité qui se basait essentiellement sur un critère sociologique (possession d’état…) et surtout institutionnel (le père est le mari de la mère…) est de plus en plus affirmée en cas de contestation sur les résultats d’une méthode biologique, celle des empreintes génétiques. Ainsi l’affirmation du lien biologique de l’enfant avec le père (à 99 %) dans cette méthode, rejoint celle classique de la mère (mater certissima) issue du droit romain. Les recherches en psychopathologie de la filiation font apparaître une autre logique du lien de filiation que j’ai qualifié de narcissique.
Le terme de narcissique (narcissisme : amour porté à l’image de soi) convient bien pour décrire un lien qui est basé sur le fantasme inconsciemment très investi de reproduction du même. C’est cette part de soi-même qui se perpétue à travers la lignée et qui permet de se sentir rattaché de façon fusionnelle à l’origine et qui s’inspire du désir d’immortalité. Le fonctionnement d’une telle logique inconsciente est tout à fait évident dans les délires de filiation (relation à un ancêtre prestigieux), les psychoses puerpérales (enfant double de soi-même au détriment de l’enfant réel…) mais aussi pour tout enfant chez qui Freud a décrit le processus dans le Roman familial des névrosés : processus de substitution d’un parent satisfaisant pour le narcissisme aux dépens des parents réels.
C’est la logique de ce lien qui est intéressante. Elle s’accompagne d’une disparition de la barrière des générations, d’une perméabilité transgénérationnelle qui fait que les évènements, les scénarios des générations précédentes passent comme en direct à travers la barre des générations à l’intérieur du sujet lui-même. D’où ces troubles majeurs de l’identité que l’on retrouve particulièrement dans certaines psychoses. Ces inclusions psychiques transgénérationnelles sont traumatiques et ne font l’objet d’aucune intégration, d’aucune symbolisation qui permette au sujet de s’y situer lui-même. Transmission psychique immédiate désorganisatrice, que l’on peut rencontrer aussi dans la descendance de ceux qui ont échappé à un génocide (juif, arménien…).
Cette logique narcissique du lien de filiation paraît d’autant mise en jeu qu’il y a effectivement dans l’histoire du sujet des doutes sur la filiation instituée : père inconnu, disjonction lien institué-lien biologique, changement de patronyme traumatique, mise hors filiation à l’occasion d’un héritage… Par ailleurs certains évènements dans la lignée : notamment suicide, meurtre et enfin configuration familiale particulière : gémellité, être le dernier d’une lignée (syndrome de l’entonnoir) ont le même effet d’inflation narcissique.
Ces singularités on peut les retrouver grâce à une analyse prudente, ou bien elles vont se manifester au cours du travail psychothérapique.
Il est donc utile dans cette perspective au cours d’un entretien avec un sujet (un patient en pratique clinique), de pouvoir explorer la structure de son lien de filiation. La pratique du génogramme peut y aider encore qu’elle doive être utilisée avec prudence et jamais de façon systématique comme on a pu le faire en milieu scolaire. Il y a dans tout cela beaucoup de non-dits mais aussi beaucoup de secrets générateurs de traces elles-mêmes traumatiques, de contenus psychiques qui passent d’une génération à l’autre. En fait cette exploration met en évidence l’existence de trous dans la vie psychique, dans la trame symbolique, tout à fait évidents dans la psychose. Mais il existe toute une série de troubles moins spectaculaires qui peuvent bénéficier d’une exploration de ce type, souvent dans le domaine de la dépression, mais aussi quelquefois à l’occasion de phénomènes de somatisation. Il s’agit donc d’une nouvelle orientation, d’un travail psychothérapique à partir de ces logiques du lien de filiation.