Écrire est toujours une façon de s’adresser à un ou plusieurs autres. Quels que soient les destinataires de l’écrit, soi-même, un collègue, une équipe ou public anonyme, il y a la constance d’un mouvement vers le dehors, un ailleurs dans lequel le texte ou les notes trouveront non leur lieu définitif ou leur tombeau mais la matière d’un nouvel élan.
On ne jette pas quelques notes sur la page comme on compose un texte destiné à être publié. De même on ne rédige pas le compte rendu d’une séance pour soi comme on écrit pour une équipe ou un collègue. Mais il y a au fond le même mouvement qui, par l’acte d’écriture et indépendamment de ses destins, annule un espace vide et lui substitue une forme pleine. Que l’écriture s’approche d’une sorte de fétichisation peut se concevoir dans le cadre de l’espace littéraire. Cela n’apparaît pas toujours à l’évidence lorsqu’on s’occupe de l’écriture comme instrument de travail, outil de communication ou simple trace qui vient suppléer aux failles de la mémoire. Ces différences nécessaires et dont on doit mesurer l’impact reposent pourtant sur le même en roulement complexe que M. Blanchot désigne comme « fascination de l’absence de temps ». Paradoxalement écrire implique à la fois un mouvement de retrait, le sujet se détachant de ce qui s’objective sur la feuille, et une avance, une adresse, qui visent un ou plusieurs autres.
Je retiendrai schématiquement trois catégories par ordre croissant de complexité.
- Le compte rendu dans le cadre d’une équipe de travail, destiné à être lu par d’autres mais non publié ;
- La prise de notes à usage privé ;
- Le texte destiné à la publication, travail universitaire ou article.
Rédiger un compte rendu à la suite d’une consultation, d’un bilan psychologique ou dans le cadre d’un protocole d’observation confronte parfois le psychologue (étudiant ou professionnel) à un redoutable dilemme. Il s’agit, le plus souvent, de faire le tri entre ce qui est signifiant et ce qui l’est moins. La parade la moins glorieuse, mais la plus fréquente, consiste à s’en tenir à un récit détaillé, presque sténographique, de l’échange. Le rempart d’objectivité qu’on dresse alors, comme une chape pseudo-scientifique, est loin d’être insignifiant. En se réassurant apparemment à bon compte et en jugeant que ce qu’il ne distingue pas lui-même sera saisi par un autre, le psychologue informe pourtant le lecteur potentiel. Il est certes quelquefois difficile d’émettre un avis ou une hypothèse après avoir rencontré un patient. Très souvent les étudiants consignent le plus d’éléments possible en laissant au responsable de leur stage le soin d’interpréter ce qu’ils ont soigneusement noté. On peut, dans ce cas, louer leur prudence. Mais la forme sténographique qu’ils donnent à leur travail contient une information. Elle renvoie le plus souvent à une certaine confusion, un noyau opaque qui surgit dans l’entretien ou l’observation comme effet d’une construction commune entre le sujet et son objet d’investigation. Cette opacité relève autant du modèle défensif élaboré par l’observateur que de la distance anxieuse mise en œuvre par le ou les personnes observées. La clarté formelle du compte rendu apparaît ainsi d’autant plus suspecte qu’elle tend vers une lisibilité parfaite. Ce qui se donne alors comme scrupulosité scientifique renvoie à une tendance confusante qui noyaute le texte. On repère ici une modalité d’allure obsessionnelle qui lutte par une sorte d’interdit du toucher contre un fantasme de contamination incestueuse. C’est l’autre, équipe, collègue ou maître de stage, qui saura voir clair et fera glisser le scalpel du savoir. L’auteur, lui, s’est précautionneusement absenté.
Tout le monde peut se tromper : l’erreur est toujours source d’enseignements. Lorsque le psychologue, stagiaire ou non, prend le risque de s’engager dans le compte rendu qu’il rédige en émettant une ou plusieurs hypothèses et en rassemblant un certain nombre de faits qui lui paraissent signifiants, il montre à l’évidence qu’une mobilisation suffisamment représentable s’est produite durant la séance ou le temps d’observation. Il peut écrire comment il « sent » ou « pense » que cela s’est mobilisé sans pour autant savoir précisément « ce » qui s’est mobilisé. Il ouvre donc un champ associatif – différent du premier qui se donnait, lui, dans une lisibilité absolue – en forme d’adresse à un autre et qui appelle son commentaire. S’instaure ainsi un processus de subjectivation qui implique un sujet se sachant engagé sans trop de précision mais sans confusion. C’est ce que je désignerai comme travail de transposition. Par la mise en œuvre d’une adresse à l’autre impliquant une position subjective assumée le « psy » dessine les contours d’un nouveau cadre pour remettre en travail ce qui a transité entre le « patient » et lui. Il ouvre un espace psychique « méta », transposition de l’espace dégagé dans la consultation ou l’observation, offrant dès lors à d’autres, comme à lui-même, de le parcourir à leur tour.
Le compte rendu sténographique ferme paradoxalement le processus de transposition. Il permet d’inférer des mécanismes de mise à distance mais ne renseigne pas sur leur origine spécifique. Il témoigne surtout d’un mutisme de l’auteur qui se refuse, en tant que sujet, à courir le moindre risque d’engagement. Inversement l’hypothèse, même fausse, est une précieuse indication. Elle est porteuse de sens car elle se donne d’emblée comme discutable. C’est dans la confrontation et la discussion d’hypothèses différentes, parfois contradictoires, que se dessine le travail de pensée et de mise en représentation des processus psychiques.
Cette position s’avère particulièrement justifiée lorsque le « psy » rédige des notes pour lui-même. Que ce soit dans la perspective d’un travail écrit ultérieur ou pour saisir et conserver un moment relationnel particulièrement intéressant, le « psy » s’écrivant à lui-même s’adresse toujours à un autre. Ce qui est obscur dans l’instant peut s’éclairer plus tard et la conservation par écrit est une façon combative de se protéger d’un refoulement prompt à intervenir. Il n’est cependant pas utile de tout noter. On est en effet frappé par le fait que la mémoire renâcle à travailler autour d’un texte trop lisible. Elle s’empare au contraire des bribes ou des fragments qui renvoient à l’état émotionnel de l’auteur. Le travail de psychothérapeute confronte à cette surprise quotidienne : dès que le patient s’installe et parle, son histoire nous est à nouveau disponible. La remémoration des détails de son enfance est aisée comme le rappel d’éléments précis des toutes premières séances. Cette souplesse étonnante tient en partie à l’absence d’efforts du thérapeute pour retenir ces différents éléments.
Les notes rédigées à des fins personnelles sont d’autant plus « parlantes » qu’elles comportent cet élément subjectif qui signe la présence effective de l’auteur. Mais on ne s’écrit pas sans raison. Remarquer qu’on s’adresse à soi-même comme à un autre, ce qu’on sera au moins en partie le lendemain ou quelques mois plus tard, n’est pas suffisant. Cet écrit jette un pont entre soi et soi dans le travail de transposition nécessaire à l’élaboration mais la question semble plutôt se poser ainsi : pourquoi écrit-on certaines séquences et pas d’autres ? C’est probablement par cette voie que la remarque de M. Blanchot prend toute sa valeur. La « fascination de l’absence de temps » se charge ici d’une signification spécifique. Il n’est pas absolument certain que la prise de notes soit radicalement différente de la création de l’œuvre littéraire. Le traitement ultérieur d’élaboration les différencie mais leurs sources sont assez proches sinon communes. L’acte d’écriture surgit en effet d’un éprouvé de vide plus ou moins présent à la conscience. Il y a, à l’origine du besoin d’écrire, la sensation d’un vertige qui provient de ce que l’auteur se perd, s’échappe à lui-même dans une forme d’aporie de ses propres capacités représentatives. C’est un besoin plus qu’un désir. Une main s’empare de cet instant de vertige, se saisit du trouble et entreprend de le traiter. L’exigence de domptage de cet éprouvé vertigineux, priorité de toute vie psychique, opère par une emprise qui vectorise doublement la source. D’une part elle bloque et d’une certaine façon tue le silence et l’absence de temps. D’autre part elle fournit le palier sur lequel viendront plus tard s’appuyer les effets de style et l’essentiel du travail de transposition. Dire qu’on écrit sur ou dans un moment de malaise ne rend pas totalement justice à l’expérience de vacillement identitaire initiale. L’écriture impose une forme là où le vide s’est ouvert et a menacé l’intégrité de l’auteur. Cette forme conserve, en elle-même, les traces des conditions de son émergence. L’écriture est une manière de meurtre. En ce sens elle recèle un grand pouvoir de fascination parce qu’elle brille comme un fétiche. La brillance du mot renvoie ainsi à son envers angoissant et violent.
Dès que l’acte d’écriture a permis le domptage de l’expérience par emprise de la main psychique, se profile la nécessité d’une mise en forme. Le style a pour tâche d’animer le socle établi. Cette animation insuffle un mouvement qui prolonge le geste de domptage en le liant au travail représentatif. Le travail de façon, comme on dit en couture, se conjoint ici avec la transposition. C’est désormais à la stylistique et ses effets rhétoriques que revient la fonction d’adresse : faire partager à d’autres, dans un espace psychique élargi, le processus de mise en représentation.
Cette dernière perspective amène naturellement à évoquer le troisième cas de figure annoncé. La publication destinée au public ou à un jury universitaire implique une mise en forme particulière : le secret et l’adresse du style.
Le secret apparaît comme impératif catégorique de toute publication y compris dans le cadre restreint de l’université. Quels que soient les sujets de l’étude, enfants, malades mentaux chroniques ou adultes en pleine possession de leurs moyens, leur identité doit être respectée et préservée. On peut s’étonner à juste titre de devoir énoncer pareille évidence mais l’expérience montre que de nombreux travaux universitaires oublient ou négligent cette précaution élémentaire. Il n’est pas forcément agréable, même si quelquefois le narcissisme y trouve son compte, de se découvrir ou de découvrir des proches pris comme objets d’études. L’enseignant veille, particulièrement en clinique où le champ d’investigation s’étend aux destins de l’intrasubjectif et de l’intersubjectif, à ce que l’auteur transforme suffisamment l’identité et les circonstances pour les rendre méconnaissables. Cette précaution n’est pas toujours simple à respecter dans des limites qui ne déforment pas trop le sens profond de l’observation. On a alors recours à des procédures classiques : changement du prénom et du nom, modification des lieux et des indications professionnelles. Des transformations plus sophistiquées peuvent être introduites : inversion chronologique entre présent et passé, désignation d’un même sujet sous des identités différentes ou, à l’inverse, amalgame sous une seule identité « romanesque » des caractéristiques communes à plusieurs sujets. Ces constructions sont complexes et inutilement lourdes dans le cadre d’un travail universitaire. Elles sont parfois nécessaires pour une large publication ou l’enseignement. L’essentiel est de rendre méconnaissable la véritable identité du ou des sujets.
Les travestissements imposés risquent d’outrepasser leur mission et de distordre la clarté nécessaire à la démonstration. C’est ici qu’interviennent le style et l’ensemble des informations qu’il véhicule. Chacun n’est pas forcément styliste et le travail universitaire ou la publication n’ont pas à rivaliser frontalement avec l’œuvre littéraire. Chacun, pourtant, doit s’efforcer de faire preuve d’une certaine adresse de style. Nombreux sont les travaux universitaires qui pèchent par manque de lisibilité. La généralisation des logiciels de traitement de texte avec correcteur orthographique « soigne » une première série de difficultés. Mais ces machines sophistiquées sont totalement impuissantes à l’égard du style.
La rigueur d’une démonstration, la clarté de l’exposé voire l’élégance d’un texte ne sont jamais données d’emblée sauf, exceptionnellement, à ceux qui sont tombés dans la bonne marmite quand ils étaient petits… Le style est d’abord affaire de travail. Proche de la rigueur exigée du sculpteur, du peintre, du musicien ou du danseur, il s’agit chaque fois, devant le texte « brut » achevé, de retrancher ici, d’ajouter là et de suspendre ailleurs. Ce qui est ainsi visé ne se confond pas avec une perfection inaccessible – lorsque confusion il y a, le texte n’est jamais publié ou présenté et reste en devenir dans les limbes de la stylistique. Il s’agit de faire vivre les mots et les phrases autrement que par leur seul contenu. Le style est le corps du mot, son rythme, son mouvement. Il est la marque d’une certaine adresse qui, loin de s’enfermer dans un tourbillon autistique, invite à entrer dans la danse.
Le texte brut non travaillé caractérise de nombreux travaux universitaires. Il implique chaque fois une lecture âpre, heurtée et du coup irritante. Quelque chose n’est pas fini : le travail est incomplet plutôt qu’inachevé. Lorsque le texte fait preuve d’une certaine adresse de style son inachèvement appelle les processus associatifs du lecteur dans une sorte de ballet mutuel. Les cas cliniques publiés par Freud, et dont certains datent d’un siècle, continuent de susciter commentaires et interprétations. Cette poursuite du travail, loin de renvoyer à une quelconque défaillance de la nécessaire objectivité scientifique, signe en fait l’exigence de continuité et de transposition de toute vie psychique. C’est justement cet inachèvement qui valide leur profondeur clinique. À l’inverse, le manque d’adresse renvoie à une forme de blocage et, plus profondément, à une défaillance du processus. Il ne suffit certes pas d’asséner que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement car il faudrait pouvoir démontrer ce qu’est un « bien conçu » dans le domaine de la psychologie clinique. Si on prend en compte la dynamique de l’inconscient on s’aperçoit vite que le « bien conçu » ne renvoie pas à une lisibilité absolue mais plutôt à un enchaînement complexe de procédures primaires, secondaires et tertiaires. De même, la clarté de l’énoncé, telle qu’elle s’illustre dans les comptes rendus sténographiques, ne rend pas automatiquement compte d’une organisation de pensée suffisamment différenciée.
Le manque d’adresse du style témoigne plutôt d’un renoncement de l’auteur, négligence ou butée de la pensée, qui peut être entendu comme appel, non à l’indulgence, mais à une instance tierce susceptible de reprendre et d’engager avec l’auteur et à sa charge, une procédure de clarification. Ces textes méritent donc d’être travaillés à nouveau, discutés à partir de leur manque d’adresse c’est-à-dire de leur difficulté à se poser suffisamment comme premier temps d’un échange potentiellement infini. L’écriture devient l’objet d’un travail commun avec le tiers dans la mesure des liens symptomatiques qu’elle entretient avec l’objet d’étude.
La difficulté se traduit souvent par l’hésitation entre le « je » et le « nous ». La première personne du singulier signe apparemment un engagement plus personnel alors que le « nous » marque une certaine distance. Les textes alternent souvent les deux formes, réservant le « je » à l’observation clinique et le « nous » à la réflexion théorique. La question de la distance est ici centrale : jusqu’où l’auteur peut-il s’engager et intervenir en personne au cœur du texte ou au contraire s’en retirer au point de recourir à la première personne du pluriel qui côtoie le « il » dépersonnalisant et anonyme ? En fait la question n’a que peu d’importance. Car l’apparence d’un engagement personnel peut fort bien cohabiter avec un manque d’adresse. Inversement le « nous », plus prudent, peut s’intégrer à une stylistique profondément marquée par la présence du sujet. À partir du moment où l’auteur prend une option et la tient (« je » et/ou « nous ») il peut concentrer toute son attention sur l’adresse du style. Cette attention porte essentiellement sur la façon dont il communique ce qu’il a éprouvé, compris mais aussi sur ce qui est pour lui resté confus et incompréhensible. Il n’existe pas de recette absolue : chacun peut se sentir à l’aise avec des phrases courtes et équilibrées ou, au contraire, de longues séquences rythmées. L’essentiel est de clarifier l’expression et d’éprouver un plaisir suffisant à la relecture du texte.
Cette opération rencontre une série de difficultés qui tiennent, pour une part, au processus d’écriture lui-même. Le texte brut achevé met un terme au travail de réflexion et d’élaboration qui a souvent découragé l’auteur en l’obligeant, de proche en proche, à réduire et affiner ses objectifs. C’est donc bien souvent un moment creux, d’allure fondamentalement dépressive, qui accompagne la fin de rédaction. Une expérience s’achève et le soulagement ressenti est doublé par un sentiment de perte. Un travail de deuil s’engage alors, imposant d’accepter et d’investir le travail tel qu’il est en renonçant à son double merveilleux. Le texte mérite désormais une attention spécifique : jusque-là il fallait le créer, maintenant il faut le « fourbir ». La résistance opposée à cette entreprise se pare de diverses rationalisations, fatigue, manque de temps ou indifférence affichée, mais elle repose le plus souvent sur une double conflictualité. L’une saisit le texte comme objet « fécalisé », sorti de soi, et répugne à le modeler. L’autre renonce à l’améliorer comme s’il ne fallait surtout pas faire mieux. Le manque d’adresse du style relève souvent d’un compromis entre le désir et la crainte de réussir. La rencontre avec le tiers permet de faire évoluer ce dangereux équilibre vers un palier d’organisation moins coûteux mais plus exigeant.
Il suffit parfois de relire ses travaux quelques mois plus tard. Les enjeux qui présidaient à leur écriture sont levés. Le texte subsiste et l’auteur, cet autre qu’il est devenu, peut tranquillement le reconnaître comme sien, avec ses qualités et ses défauts, sans se sentir pour autant saisi par l’ancienne conflictualité. Cet écrit plus ou moins habile conserve sa fonction d’adresse. Certains textes, par contre, semblent vides et inhabités. Partis sans laisser d’adresse ils ne se reconnaissent plus. Si les paroles s’envolent, les écrits quelquefois se perdent…