La vie affective de la personne âgée

DOI : 10.35562/canalpsy.2758

p. 4-7

Plan

Texte

Nous allons parler d’une période de la vie où l’affectivité prime sur l’effectivité. C’est bien, en effet, de cela qu’il s’agit, de la période de la vie où l’effectivité a singulièrement baissé, l’âge où l’on a perdu la capacité de faire, ou de faire seul, l’âge des pertes, qu’il s’agisse de la perte d’autonomie, de la perte des parents, des frères, des sœurs, d’êtres chers, de la perte de la mémoire, ou de la perte prochaine de la vie… Nous nous intéresserons à la spécificité de la vie affective de la personne âgée essentiellement dans cette mesure ; en effet, la psychologie n’est pas différente avec l’âge ; il est très important de noter cela car c’est bien avec sa structure psychologique propre que chaque personne aborde les difficultés spécifiques au grand âge. Cette spécificité de la vie psychique de la personne âgée, je vais essayer de vous en parler à propos des pertes, comme je viens de vous le dire. De plus, mais sans aborder la psychopathologie du sujet âgé, je vous en parlerai aussi à propos de pathologies spécifiques comme les démences ou comme les décompensations d’états pathologiques antérieurs – non pas que les décompensations soient l’apanage de la vieillesse, ni que les démences soient forcément séniles mais parce que ce sont des pathologies fréquemment rencontrées dans le grand âge, du fait de la perte d’un certain nombre de moyens physiques qui maintenaient jusque-là l’équilibre ou du fait de dégénérescences nerveuses plus fréquentes avec l’âge.

Le fonctionnement psychique, dans le cas d’un sujet âgé

Nous avons affaire à un sujet adulte dont la structuration de l’appareil psychique est achevée. Les remaniements demeurent possibles, bien sûr, mais dans le cadre d’une structure établie dont il faut tenir compte lorsque l’on aborde la personne, particulièrement dans le cadre d’un soin.

La perte

La réaction aux pertes successives et répétées annonciatrices pour la personne âgée de la perte de la vie est un élément très important de la vie affective de la personne âgée. La vie de la personne âgée va donc être remplie de nombreux deuils. Le deuil est en effet régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. Le deuil se caractérise par une dépression douloureuse, la perte d’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer.

Le travail du deuil

L’objet aimé n’existe plus comme l’a montré l’épreuve de réalité ; celle-ci exige que soit retirée la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Il s’ensuit une rébellion compréhensible qui peut conduire à se détourner pour un temps de la réalité ; et cela peut aller jusqu’à confiner au délire. Normalement, le respect de la réalité va l’emporter mais cela ne peut se faire aussitôt. Il y faut du temps et de l’énergie d’investissement ; pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Le désinvestissement doit se faire sur chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet. La dépression est un passage normal du travail du deuil. Cela paraît être une lapalissade mais il est bon de garder cette évidence à l’esprit dans la rencontre d’un sujet déprimé. Cela évite en effet de se laisser aller à réassurer l’autre par le déni à travers des phrases du genre : « ne vous déprimez pas comme ça… ». La dépression est en effet un passage nécessaire dans le travail du deuil. Lors de ces différentes pertes, les capacités d’adaptation du sujet sont fortement mises à contribution et la perte est d’autant plus difficile à élaborer quand le sujet se sent lui-même responsable de celle-ci, il s’en veut alors à lui-même (voir en cela la grande difficulté que représente l’abandon volontaire d’un logement par une personne âgée rentrant en résidence ou en maison de retraite). Il s’agit, pour le Moi de la personne âgée, de trouver sa réponse propre à un double impératif. Il est conduit à devoir accepter la perte, à faire le deuil de ses objets d’amour, mais aussi de la vie et donc de lui-même, tout en ne cessant de rechercher des compensations à cette perte. En effet, le Moi ne peut qu’échanger un plaisir pour un autre. Cette crise que constitue la situation de perte, et à terme de perte ultime, mobilise, chez le sujet, les défenses précédemment mises en œuvre dans d’autres situations de perte antérieures. Le paradigme, l’exemple premier en quelque sorte, en a été constitué lors de la phase schizo-paranoïde et lors de l’élaboration de la position dépressive du nourrisson qu’il a été. Le présent ravive les situations antérieures restées en dépôt dans l’appareil psychique sans avoir été élaborées et l’appareil psychique emploie les mécanismes de défenses alors utilisés. Les angoisses de mourir peuvent ainsi, par exemple, raviver des défenses primaires – que l’on qualifiera de schizo-paranoïdes en référence à Mélanie Klein – le sujet exprimant, alors, des angoisses de persécution plutôt que de perte. Et, dans les situations où ce travail de deuil se montrera inaccessible au Moi du sujet, le déni sera la seule possibilité pour échapper à la rencontre de la perte. Le Moi ne faisant que continuer sur le même mode défensif qu’auparavant.

La démence

Comme je l’ai déjà dit, je n’entrerai pas ici dans les détails ; mon propos est de donner ici quelques repères. Dans la démence, l’effectivité de l’appareil psychique lui-même est atteint ; l’affectivité, toujours présente, se retrouve sans support. On peut dire, en faisant bref, qu’en quelque sorte, dans la démence, le corps a conservé son enveloppe alors que l’appareil psychique a perdu la sienne. Les pensées continuent d’exister alors que l’appareil à les penser est défaillant ; les pensées ne disposent plus de contenant. Il apparaît donc très important que les personnes démentes puissent être psychiquement entourées comme l’est le nourrisson par sa mère. Il existe, comme le dit Gérard Le Goues, « une psychopathologie propre à la démence [qui] infiltre le fonctionnement psychique de la personnalité antérieure ou plutôt de ce qu’il en reste ». Cela nécessite dans le travail avec les déments de sans cesse démêler ce qui reste de cette personnalité antérieure et ce qui provient de la démence elle-même et qui a envahi, plus ou moins la personnalité de l’individu. La pensée close sur elle-même peut être un substitutif, une prothèse à l’insuffisance de l’enveloppe. Il va donc falloir accepter d’accompagner le dément, souvent sans le comprendre, pour que, se sentant suffisamment entouré, il puisse éventuellement abandonner un instant cette pensée close sur elle-même et qui lui sert de protection, pour que son affectivité transparaisse. On peut dire, également, que la démence est ce qui du sujet se donne le plus à voir. Cette pensée close sur elle-même et qui prend la place, pour ainsi dire de l’enveloppe psychique défaillante est ce qu’autrui perçoit du dément. À l’intérieur de cette pseudo-enveloppe demeure ce qui reste de la personnalité antérieure, souvent morcelée elle-même par la démence et les déliaisons qu’elle opère dans le psychisme. Dans la rencontre des personnes démentes, l’affectivité prime toujours sur toutes les autres formes de la relation. C’est un fait important qui ne doit jamais masquer que nous nous devons de maintenir, nous-mêmes, la distance avec l’autre qui n’en est souvent pas lui-même capable. Le caractère souvent très cru du langage, quand il demeure, chez la personne atteinte de démence, doit nous faire penser que c’est par absence ou défaillance d’enveloppe psychique que la personne atteinte de démence se comporte ainsi.

Les décompensations d’états pathologiques antérieurs

Un certain nombre de personnes âgées, lors de pertes importantes peuvent décompenser. Ces décompensations d’états pathologiques antérieurs consistent en une rupture d’un équilibre, mis en place par l’appareil psychique sur un mode pathologique, entre les pulsions internes du sujet et les composantes de son environnement. Telle personne pourra donc se retrouver psychiquement malade sans que pour autant sa structure psychique n’ait été modifiée. On peut dire que jusqu’alors la difficulté psychique était compensée par telle ou telle caractéristique de l’environnement du sujet, ou tel ou tel comportement du sujet devenu impossible. Des personnes qui jusque-là fonctionnaient d’une certaine manière et qui n’en ont plus les moyens, qui n’en ont plus l’énergie, sont alors contraintes de trouver un autre équilibre sous peine de sombrer psychiquement.

Le travail du vieillir

Au fur et à mesure de la diminution de l’efficience du sujet, l’affectivité prend une place différente, elle ne peut plus s’étayer sur ce corps qui ne remplit plus son office et qui apporte, souvent, plus de souffrances qu’il ne procure de plaisirs. Nous pouvons alors assister à un étayage sur une image de la personne « hors temps », sur une image qui serait « de toujours » et dont les « souvenirs d’enfance » constituent le support. La personne âgée se voit, par exemple, enfant, sauter sur les genoux de son père ou bien elle entend sa mère lui conter une histoire au moment du coucher, comme si elle y était. Ces souvenirs semblent immuables. Grâce à leur caractère immuable, ces souvenirs d’enfance, ces tendres souvenirs sont comme les témoins d’une toute-puissance infantile de cet enfant vainqueur des détresses du nourrisson, dans une illusion fusionnelle avec la mère. Ces souvenirs, témoin de cette toute-puissance, défient le temps et sont là présents comme au premier jour. Le déni de la réalité peut alors l’emporter. Il empêche alors l’élaboration de la perte et confine le sujet dans cette remémoration stérile qui pourra confiner au délire si, dans la perception du moi, elle prend la place de la réalité. Mais ces souvenirs peuvent aussi constituer des réminiscences permettant une reprise des identifications au père ou à la mère, actuellement morts. Le refoulé peut être réélaboré. Le sujet peut, alors, se replacer dans cette chaîne temporelle. Cela lui apporte sûrement de la tristesse, mais aussi la possibilité d’une nouvelle organisation psychique. La libido peut alors se détacher des objets investis. Cette réorganisation psychique a pu être nommée « Œdipe du troisième âge » et c’est bien une crise aussi forte que le premier Œdipe ; les désinvestissements des objets d’amour n’en sont pas plus aisés. Bien sûr, il n’y a pas, dans le cas du vieillard, d’interdit sur les objets d’amour mais plutôt une non-réponse de l’entourage, éventuellement un agacement. En effet, l’immense besoin de la personne âgée de recevoir des réassurances fait qu’elle est souvent perçue par l’entourage comme exigeante et égoïste.

La personne âgée en relation

Les personnes âgées sont souvent perçues par l’entourage comme exigeantes et égoïstes. Elles sont aussi souvent perçues comme allant en s’appauvrissant au fur et à mesure qu’elles vieillissent. Les personnes qui s’en occupent sont alors tentées d’essayer de leur apporter, de l’extérieur, des enrichissements, souvent culturels au sens large, afin de pallier à ce qu’elles perçoivent comme la solitude des personnes âgées, solitude qui peut être tout à fait réelle. Cette impression d’appauvrissement n’est pourtant pas constante et un certain nombre de personnes âgées paraissent au contraire très riches et capables de beaucoup apporter à ceux qui les côtoient. Il me semble donc important d’essayer de comprendre ce qui différencie ces deux manières opposées d’être âgées. Même sans qu’il y ait de détériorations organiques, ces différences se retrouvent chez des personnes ayant pourtant également traversé de grandes difficultés et ou de nombreuses pertes, deuils. Ce qui fait la différence semble donc bien provenir de dispositions internes différentes, en particulier de cette capacité de la personne à faire des deuils. En d’autres termes, certaines personnes semblent avoir acquis une capacité à garder en elle-même sur un plan psychique, symbolique, ce à quoi il leur a fallu renoncer sur un plan concret. Elles peuvent alors continuer à entretenir des relations avec autrui, car c’est bien la richesse de la vie intérieure qui permet de continuer à avoir une vie extérieure, une vie relationnelle riche. Lorsque le sujet ne parvient pas à faire les deuils auxquels il est confronté, les pertes réelles peuvent entraîner un appauvrissement psychique ; la dépression envahit le moi ; le sentiment d’avoir perdu les objets d’amour, de ne plus « avoir » se transforme en sentiment de ne plus « être ». Les personnes âgées que ce sentiment de n’être plus rien a envahies, peuvent aussi, comme en retour, laisser s’appauvrir leur vie extérieure, à l’image de leur vie interne, le sentiment de n’être plus rien s’amplifiant alors inexorablement. Nous rencontrons, ainsi, des personnes qui se plaignent de ne plus avoir de relations mais qui sont devenues dans l’impossibilité de les entretenir, à cause de ce sentiment de vide intérieur.

La personne âgée n’est pas différente des autres personnes adultes, elle entre en relation avec les autres d’une manière tout à fait similaire à toute personne adulte. La relation entre deux sujets s’établit au niveau de ce que nous appellerons, à la suite de D. W. Winnicott, le lieu de « l’expérience culturelle ». Il s’agit d’une partie de la personnalité, d’une partie du Moi que Winnicott décrit comme une aire transitionnelle. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un espace de la personnalité qui est à la fois, intermédiaire entre celle-ci et l’extérieur, et contigu de celle-ci. Cet espace potentiel est un espace de jeu entre l’individu et son environnement dont l’usage est déterminé par les premières expériences du bébé (entre les extensions du moi et le non-moi). C’est un espace potentiel car il n’existe que dans la mesure où il est activé, pour ainsi dire, par la relation. C’est un espace de jeu, dans le sens de ludique, de jeu spontané, c’est-à-dire un espace dont les caractéristiques sont sans cesse remodelées par l’expérience de la rencontre avec autrui. Cette aire de jeu s’est constituée dans la toute petite enfance lorsque la mère a offert de bonnes conditions au bébé, c’est-à-dire un passage d’une « pleine adaptation » à « un échec gradué d’adaptation » (autrement dit le passage qu’effectue toute mère « suffisamment bonne » entre une réponse quasi instantanée aux appels du bébé à une réponse différée qui fait attendre le bébé). Cet espace transitionnel, cette aire de jeu du psychisme se met en place grâce à l’expérience de l’absence de la mère (sans que celle-ci n’atteigne l’expérience de la totale solitude et donc de la folie), le bébé fait ainsi l’expérience d’une séparation qui est une forme d’union. La constitution de cet espace transitionnel ouvre la voie à « la capacité d’être seul », comme l’a dénommée D. W. Winnicott. C’est l’épaisseur, si l’on peut s’exprimer ainsi, de cette aire transitionnelle qui permet à l’individu de nourrir « l’aire de la réalité psychique intérieure » à partir du « monde existant dans lequel vit l’individu, monde qui peut être objectivement perçu ». Dans le grand âge, cette « capacité d’être seul » est mise à rude épreuve. La solitude devant la vie, solitude qui implique que je suis seul à pouvoir faire ce que j’ai à faire est alors incontournable. La solitude devant la mort a pu être tenue à l’écart la vie durant, le sujet la repoussant dans un avenir lointain. Pour le sujet âgé, ce mécanisme de défense n’est plus possible et l’angoisse peut être très forte. C’est sa « capacité d’être seul », c’est-à-dire son sentiment d’identité qui permet au sujet de dépasser cette angoisse. Dans le grand âge, ce sentiment d’identité s’étaye également sur la constatation du fait que chaque personne n’a qu’une vie mais que c’est la sienne. Cette constatation, cette acceptation passe par le deuil des autres vies possibles que le sujet peut avoir fantasmées. La capacité d’être seul nécessite ce que nous appelons la présence de « bons objets internes ». Autrement dit, elle dépend de la capacité de la personne à tolérer la frustration, ou comme nous disons, de sa capacité à ne plus considérer l’objet aimé absent comme un mauvais objet interne présent (mauvais parce qu’absent dans la réalité), mais comme une idée d’objet manquant. La capacité de s’aimer soi-même, comme un objet total (en référence à M. Klein, l’amour et la haine), dont on apprécie certains aspects, alors que simultanément on en déteste d’autres, constitue une bienveillance de base qui permet d’accepter ses insuffisances, ses maladies… (D. Quinodoz, 1991) Certaines personnes n’ont pas pour elles-mêmes cette bienveillance de base et il leur sera nécessaire de la trouver auprès des soignants, ou auprès du psychothérapeute.

La relation soignante à la personne âgée

Des personnes âgées, fortement affectées par des disparitions d’êtres chers, par des pertes diverses et répétées (emploi, considération sociale, environnement), tirent profit d’une stimulation de cette sphère intermédiaire entre rêve et réalité de l’expérience culturelle. La relation soignante tient une place importante dans cette stimulation afin que les personnes âgées gardent une vie affective riche. Il faut absolument retenir le caractère transitionnel de cette « aire de l’expérience culturelle », car c’est lui qui conditionne l’entrée en relation avec autrui. Respecter cette caractéristique de transitionnalité est particulièrement important. Autrement dit et pratiquement, dans le cadre de la relation soignante, pour que soit respecté ce caractère intermédiaire, transitionnel, il faut, à la fois apporter un environnement stable et qui procure des enrichissements et permettre à chaque individu de créer véritablement sa place dans cet environnement et d’apporter ses propres richesses. Nous devons en effet garder présent à l’esprit ce qui se passe pour le bébé qui peut progressivement créer une image de sa mère absente parce qu’il peut compter sur sa présence.

Dans cette optique de permettre aux personnes âgées de garder une vie affective riche, je vais donc essayer, maintenant, d’esquisser les grandes lignes d’une prise en soins des personnes âgées en institution. En premier lieu, il importe, je pense, pour chaque soignant de clarifier son propre idéal de soins, afin de pouvoir abandonner l’idée toute puissante de vouloir guérir tous les patients. Cette idée s’immisce, en effet, plus souvent qu’on ne le croit généralement, dans le psychisme de tout soignant entrant en relation avec des personnes âgées. Et ceci s’explique par le fait que la personne âgée projette alors sur le soignant son déni de la réalité dont nous avons parlé tout à l’heure ; alors que de son côté, le soignant peut trouver dans l’illusion de toute puissance un système de défenses contre sa propre dépression devant la perspective de la mort des patients, mort pourtant naturelle et normale mais toujours difficile à supporter. Il est nécessaire, aussi, aux soignants d’accepter comme soins des actions qui sont plus une incitation des personnes qu’une action à proprement parler. Accompagnement, confort, soutien, prise en compte de la dimension psychologique des maux devront pouvoir faire partie des soins dans l’idéal du soignant, encore plus auprès de personnes âgées qu’auprès d’autres patients. La dimension d’équipe soignante sera primordiale, tant la demande du vieillard peut être particulièrement forte et tant elle peut s’exprimer de façon agressive, désagréable, voire psychiquement violente. Cette équipe soignante devra, en tant qu’équipe également, s’interroger sur son idéal de soins et mettre en place des temps de régulation, de relève qui donne à chacun un espace de parole.

Les équipes soignantes constatent en effet qu’elles sont souvent prises dans des fonctionnements induits par la spécificité des patients âgés. Les plus répandus de ces fonctionnements sont :

  • Le comportement hypomaniaque, comportement qui tend par une activité constante à tout contrôler et qui permet de lutter contre la dépression sous-jacente, toujours présente, des soignants.
  • Le comportement persécutoire, lié à une perception dévalorisée du lieu de soin gériatrique.
  • Le comportement rigide, la rationalisation et le savoir étant utilisés comme un écran défensif.
  • Le comportement fusionnel qui donne toute la place au relationnel au détriment du soin.

En conclusion, Madame G.

Pour conclure ce tour d’horizon de la vie affective de la personne âgée et de la relation de l’entourage à cette dernière, je souhaite vous parler d’une patiente de 80 ans environ que j’ai suivie en psychothérapie. J’appellerai cette femme Madame G. Elle m’est adressée, au départ, par l’équipe médicale, parce que, très fatiguée, elle est très déprimée et sans ressort psychique. Elle semble se laisse glisser ; elle inquiète beaucoup le personnel soignant, leur apparaissant comme un peu délirante. Il est difficile de lui prodiguer des soins, tant il semble aux soignants que tous leurs gestes sont ressentis par Mme G. comme des agressions. En dehors des moments subdélirants, cette femme apparaît aux soignants comme intelligente et distinguée. La tendance commune des soignants du service est de penser que ses troubles mnésiques et psychiques pourraient s’expliquer par un problème somatique cérébral. La rencontre régulière de cette dame, parallèlement à des investigations somatiques, montrera que ses troubles psychiques s’originent dans le déni de son état et non dans une quelconque dégénérescence cérébrale. Ce déni étant projeté par cette femme sur l’équipe soignante, cette dernière a été prise dans un déni, à son tour, le déni de l’origine psychologique des troubles de cette dame. Dès la première rencontre, Mme G. m’apparaît très angoissée, très dyspnéique, elle projette fortement son angoisse sur moi. Elle est très consciente de son angoisse et exprime qu’elle a bien besoin du psychologue. Elle pense, en effet, que je pourrai lui apporter une compréhension intellectuelle de ses troubles. Elle aimerait en effet savoir si elle ne devient pas folle ; elle a en effet le sentiment de perdre la mémoire et a peur que ce soit le début de la folie. Il me semble rapidement que cette femme a un système de défense avec des composantes plutôt rigides, que nous appelons obsessionnelles. La perte de ses repères, en particulier avec l’hospitalisation, a mis à mal ces éléments rigides de son système de défense, ouvrant ainsi la porte à l’angoisse. Elle réagit en mettant en place des défenses primaires, d’où son sentiment de persécution qui lui fait repousser les soignants qui s’occupent d’elle. L’écoute de cette femme va lui permettre de nommer ses angoisses. Elle va pouvoir dire combien elle ressent le manque de ses affaires auprès d’elle et combien elle se sent être une plaie pour les soignants. Elle va pouvoir dire, ainsi, progressivement combien lui manquent ses « objets d’amour ». Elle va exprimer combien elle ne se sent pas capable d’être aimée, ni par les autres, pour qui elle dit être une plaie, ni par elle-même tant elle se reproche d’être comme elle est. Elle va passer par une période, lorsque le transfert sera engagé, où elle m’annonce, à chaque séance, que c’est la fin ; elle s’évoque elle-même comme faisant partie des mourants. Elle demande à être rassurée sur sa normalité. Elle demande à être rassurée, également par rapport à ce qu’elle pense. Progressivement, elle va accepter ses pensées et se remémorer la mort de sa mère puis celle de son père. Elle pourra ainsi parler de son impossibilité à être auprès de sa mère quand celle-ci est décédée. Elle pourra aussi dire, après l’avoir gardé secret au fond d’elle-même et après s’être interdit d’y penser pendant de très longues années, que son père s’était suicidé quand elle avait 33 ans, époque où elle a divorcé, choisissant la liberté. Ses souvenirs qu’elle accepte de se remémorer vont d’abord lui apporter beaucoup de souffrance et elle va rester quelque temps sur le fil entre la réalité et le délire entre le deuil à faire et le déni. Elle sollicite de ma part cette bienveillance de base dont je vous ai parlé précédemment ; elle parle de l’étayage dont elle a besoin. Elle se reconstruit sur les nouvelles bases qui sont les siennes, un corps atteint d’un cancer, une vie d’hospitalisée en long séjour, un monde presque réduit à sa chambre et pourtant assez formidablement ouvert sur l’extérieur, maintenant qu’elle a accepté de s’intéresser de nouveau à ses objets internes. Elle exprime son désir de laisser une bonne image d’elle à ceux qui l’ont connue, lorsqu’elle s’en ira de ce monde, comme cette hospitalisée du service qui est décédée et à laquelle on, et elle, pense avec plaisir.

Citer cet article

Référence papier

Jacques Borgy, « La vie affective de la personne âgée », Canal Psy, 67 | 2005, 4-7.

Référence électronique

Jacques Borgy, « La vie affective de la personne âgée », Canal Psy [En ligne], 67 | 2005, mis en ligne le 28 avril 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2758

Auteur

Jacques Borgy

Psychologue

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