Cancer féminin et réactualisation de l’imaginaire de la castration

DOI : 10.35562/canalpsy.2853

p. 4-5

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Dedication

Pour Aline.

Text

Un agent psychique est-il à l’origine d’un déficit immunitaire responsable d’une somatisation ? Cette question reste encore énigmatique. Pourtant, le débordement de l’économie psychique compromettant l’assise biologique du sujet, avant l’apparition de la maladie, est une constatation que nous pouvons souvent faire dans le cadre de l’écoute des patients atteints de cancer.

Dans le cadre de ma pratique de psychologue clinicienne à la clinique mutualiste de Lyon, j’ai rencontré trois femmes que je nommerai Aline, Emmanuelle et Pierrette, régulièrement, pendant plusieurs années, au rythme de leur traitement de chimiothérapie. Au cours de nos entretiens se déploya pour chacune de ces femmes un imaginaire autour d’angoisses de castration et d’abandon en lien a des deuils non-élaborés préexistants à la maladie.

Chacune d’entre elles a subi peu de temps avant l’apparition de leur maladie – ce que l’on observe souvent dans la clinique – une perte d’un objet idéalisé, perte qui fut inélaborable et qui les entraîna dans un « temps suspendu », « un non-temps », sans désir, une désaffectation, un mal de vivre indéfinissable ; vécu « en impasse » décrit par M. Sami Ali. En effet, toutes trois évoquèrent une lassitude de vivre et une forme de déni de leur mal débutant : elles avaient toutes tardé à consulter un médecin.

Au cours des entretiens, après un figeage des affects, se réveillèrent chez ces femmes un souci de soi et une tentative d’élaborer des vécus antérieurs à la maladie que je nommerai traumatiques ainsi qu’un brouillage de l’identité faisant obstacle à penser l’altérité. La figure maternelle apparut dans presque tous les entretiens, redoutée, appelée, agressée.

Cette perte que chacune avait vécue avant la « déclaration » de leur maladie, représentait-elle « un trauma de trop » tel que le suggère Denise Morel dans son ouvrage « cancer et psychanalyse » : « avant d’être torturé physiquement par le cancer ; le sujet a subi une épreuve psychique ou son affectivité s’est vue littéralement sciée, noyée, submergée par une mise à la question si douloureuse que la seule réponse a été la parole psychosomatique d’un corps qui ne lui appartenait déjà plus ».

Le mal incarné que représente la maladie serait-il le lieu projectif d’un conflit psychique réactualisé ?

La maladie cancer prenait-elle chez ces femmes le sens d’une castration symbolique ?

Aline, Emmanuelle et Pierrette me furent adressées par le médecin cancérologue inquiète de l’intensité de leur désespérance

Aline

Je la rencontrai au début de sa chimiothérapie (dite de « deuxième ligne ») pour une récidive de son cancer du sein. Cette femme d’allure très masculine ne se séparait jamais quand elle venait à l’hôpital du livre Contes des Mille et une Nuits dont nous verrons plus loin quelle fonction de réassurance il avait.

Elle me parla très vite de son père « mort, il y a longtemps » disait-elle et pour qui elle avait une grande affection : son père lui racontait « des histoires de voyages où il y avait toujours le sable et la mer ». De sa mère décédée, elle disait « qu’elle était froide » et évoquait sans émotion le fait qu’elle regrettait de ne pas l’avoir soutenue lors de sa maladie (le cancer).

Fuyant un mari infidèle Aline traversa la mer et partit vivre au Maroc. Le désert, la chaleur de ce pays, la liaison qu’elle eut là-bas furent très fortement idéalisés. Puis, comme elle était partie « sur un coup de tête », elle rentra en France retrouvant son mari et sa fille. Peu de temps après, dans un climat familial « où elle étouffait », Aline entrait à l’hôpital pour un cancer du sein.

Le Maroc, l’évocation de la chaleur du désert (en opposition à l’image d’une mère froide), les passages à l’acte (fuite), semblaient représenter pour Aline un processus auto-calmant. Et le clivage (inhérent à l’idéalisation), un évitement de la conflictualisation œdipienne. L’évocation de la haine pour son mari pendant les entretiens laissa vite la place à sa terreur de la dépendance actualisée par sa fragilité liée à sa maladie. Chaque soir elle téléphonait à son amour idéalisé laissé au Maroc et rêvait de le rejoindre.

Toujours accompagnée de son livre de contes, Shéhérazade tentait-elle de se protéger des angoisses de castration, d’une fantasmatique liée à une imago maternelle castratrice ? Les derniers temps de sa maladie, elle laissa son livre, cet objet vraisemblablement « consolateur » évoquant « la magie » (mirage ?) de l’idéal qu’avait représentée son expérience au Maroc.

Puis, elle évoqua sa mère entre désir et terreur de la rejoindre. Il me sembla alors que le vécu de dépendance physique lié à la gravité de sa maladie réactiva des relations précoces entre haine de la dépendance et peur de l’abandon qu’elle exprima : Elle s’assura à chacune de ses cures de la présence de ses soignants référents et de ma présence pour les entretiens. L’espace de parole qui lui fut proposé ainsi que l’étayage sur les soignants (continuité des soins qu’elle retrouvait lors de ses différentes hospitalisations), lui permirent d’instaurer un climat de « confiance » où elle eut la possibilité de se risquer à ouvrir une parole symbolique qui avait été mise en échec par la maladie somatique.

Emmanuelle

Emmanuelle a été opérée à l’âge de 5 ans d’un angiome à la tête qui lui laissa un handicap moteur et la mit à l’écart de tous les jeux d’enfants de son âge : « je ne pouvais ni courir ni faire du vélo j’étais derrière la vitre et j’enviais les autres enfants ». À 8 ans, ses parents la placèrent dans une pension religieuse où, en plus des vécus d’abandon ressentis, elle souffrit de « sœurs sadiques qui me laissaient dans mon pipi ».

Emmanuelle se considère comme marginale, ne trouve pas sa place et nourrit à l’égard de ses deux parents des sentiments très ambivalents. Une relation homosexuelle fortement idéalisée « que mes parents firent rompre », la laissa dans une douleur morale telle « que je me laissai aller » et arriva à l’hôpital avec un cancer du sein avancé et des métastases osseuses.

Elle avait senti une « boule au sein » depuis longtemps et avait « mal dans la colonne » mais elle avait « laissé traîner ».

Au cours des entretiens, elle parla longtemps de son amour perdu, évoquant de la colère pour ses parents et notamment pour sa mère. Cet amour idéalisé ne venait-il pas comme défense contre une imago maternelle castratrice (« elle m’a fait rompre ») ? L’angoisse d’Emmanuelle fut enfin celle de la dépendance liée à sa maladie : « le cancer que j’ai maintenant aux os m’oblige à revenir chez mes parents, je reviens à la case départ ». Puis, l’horreur de la dépendance prédomina dans ses propos. Cette dépendance qui l’avait aliénée toute sa vie et qui l’avait vraisemblablement « fait glisser passivement vers la maladie ».

Ses propos alternèrent entre la haine de cette dépendance et la prise de conscience du retournement contre soi de la destructivité. Au cours d’un entretien, elle traita indistinctement sa mère et la tumeur de « salope » dans un vécu d’indifférenciation mortifère.

Les premiers entretiens où elle déposa sa rage contre sa maladie, les thérapeutiques, sa mère, eurent pour fonction de contenir ces vécus par lesquels elle se disait être « débordée ». Au fil des entretiens, dans le cadre desquels elle se disait « rassurée » car elle ne se sentait ni jugée, ni intrusée, elle y déposa des angoisses de mort et d’effondrement, sa rage contre son corps dépendant, sa place dans la famille et dans la société et le plaisir de dire Je.

Au cours de ce travail psychothérapeutique avec cette patiente, j’eus le sentiment que son cancer était une tentative ultime pour s’incarner, pour penser son corps. Les soins physiques (panser) et les soins psychiques lui offrirent en effet un environnement « suffisamment bon » pour que les vécus de son corps et de son psychisme plus unifiés lui permettent de s’inscrire dans Son histoire.

Pierrette

Un corps d’adolescente frêle pour cette femme de 50 ans et une voix plaintive de petite fille. Elle ne semble pas marquée ni par l’âge, ni par la maladie : Elle a subi plusieurs opérations et plusieurs traitements pour un cancer des ovaires. Elle est restée tardivement (jusqu’à plus de 30 ans) auprès de ses parents et « aida » sa mère (nourrice) à élever des enfants (rien que des filles, précise-t-elle, déçue).

Pierrette ne se trouve pas féminine, n’a pas confiance en elle. Elle s’est mariée avec un homme qu’elle trouvait « très masculin » : « c’était un défi qu’un homme comme lui s’intéresse à moi ». « Je l’avais beaucoup idéalisé, puis j’ai vécu l’enfer », elle évoque sa haine de la sexualité qu’elle nomme « la chose », son seul plaisir étant de suivre les concerts de son idole Johnny Hallyday.

Elle évoque souvent son corps comme devenant une usine à cancer et la chimiothérapie comme « nourrissant » son cancer. Pierrette eut pour la chirurgienne qui l’avait opérée plusieurs fois une grande admiration, elle lui demanda de dire à son mari qu’elle ne pouvait pas avoir de relations sexuelles à cause de sa maladie.

Quel « théâtre » fantasmatique névrotique tentait de se rejouer là ?

Pourquoi « nourrir » son cancer ? S’agissait-il du « fœtus pathologique » d’une impossible féminité ? D’une identification impossible à une mère décevante parce que « passive et effacée » ?

Pierrette évoqua un sentiment de culpabilité celui de la peur de tuer ses parents par le souci qu’elle leur donne. L’idéalisation pour les hommes très masculins (Johnny en fait partie) représente-t-elle une tentative d’identification aux détenteurs « du phallus ». La condition d’être fille semble pour elle décevante, cherche-t-elle un phallus imaginaire pour tenter de se dégager d’une imago maternelle fusionnelle et envahissante ?

Pour P.-L. Assoun « l’angoisse de castration, se procure par l’organe défectueux. »

 

 

Julien Woga

Ce qui est en cause, nous dit cet auteur est « de symboliser le manque » La maladie cancer, « comme marquage » de leur corps de femme, les fantasmes d’une mort prochaine (toutes trois ont eu un cancer métastatique) ont relancé un imaginaire dont les affects étaient bloqués. L’espace de parole où elles développent un transfert de type maternel (mère suffisamment bonne de D.W. Winnicott), a permis d’ouvrir un imaginaire autour de leurs angoisses de castration. Ces angoisses de castration semblent avoir été le modèle rétroactif des états traumatiques antérieurement vécus. Pour ces trois femmes sont apparues des difficultés à penser l’altérité. Leur organisation psychique marquée par l’idéal et le clivage avait barré l’élaboration des angoisses de castration inhérentes à l’organisation œdipienne, les inscrivant dans un temps figé, bloqué.

L’espace de parole proposé à ces femmes permit semble-t-il une parole symbolique et une tentative d’unification entre corps et psyché. Écouter les femmes atteintes de cancers « féminins » ce serait aussi entendre le questionnement sur le Féminin aux prises avec « cet autre dans sa chair » l’imago Maternelle, la « déesse Mère » dont parle Freud.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Martine Prouveur, « Cancer féminin et réactualisation de l’imaginaire de la castration », Canal Psy, 83 | 2008, 4-5.

Electronic reference

Martine Prouveur, « Cancer féminin et réactualisation de l’imaginaire de la castration », Canal Psy [Online], 83 | 2008, Online since 01 mars 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2853

Author

Martine Prouveur

Psychologue clinicienne

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CC BY 4.0