Je suis étudiante en FPP depuis maintenant…
C’est là où tout de suite j’arrête de compter, je suis l’exemple à ne pas suivre. Je n’ai jamais trop aimé compter. Le calcul mental c’est pas mon truc. C’est peut-être là où je commence d’entrée à bricoler, car si je dois compter, je compte avec mes doigts comme le font les enfants.
Un des liens qui m’intéresse avec compter, c’est tenir compte, prendre en considération. C’est un peu pourquoi je suis là aujourd’hui. À la rentrée dernière en FPP, j’ai tenu compte de ce qu’une personne m’a dit : « Vous devriez soumettre un projet d’exposé de votre pratique au colloque “Éloge du bricolage”... » m’a suggéré Hélène Descubes-Demirdjian, Hélène c’est l’intervenante du groupe auquel je participe.
Elle me rappelle souvent « vous êtes un électron libre ! »
Le lendemain en allant sur le site du colloque, je m’aperçois qu’il reste quelques heures pour réaliser une proposition d’intervention.
Alors sans trop de préparation, je me suis dit, je prends une piste dont les zigs et les zags m’amèneront bien quelque part… peut-être jusqu’à vous ?
Alors puisque nous sommes dans le bricolage, le chantier est ouvert ! Il a commencé il y a plus de 20 ans. Il s’est fortement développé dans le temps. Par où commencer la visite ? Par le commencement. Soit, commencer par le commencement.
Quand l’on se sent un peu perdue, et je me suis sentie perdue plus d’une fois sans jamais me perdre donc y’a de l’espoir ! Quand l’on se sent un peu perdue pour commencer, c’est peut-être ce qu’il y a de plus simple de commencer par le commencement. Faire une suite d'actions dans leur ordre logique normalement attendu.
Dans le roman La jument verte, Marcel Aymé décrit le facteur Déodat : « Il faisait sa tournée de facteur en commençant par le commencement et en suivant. C'était son métier, puisqu'il était facteur. »
De boulot, je suis assistante sociale. Assistante sociale dans un CSAPA (centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie) depuis plus d’une vingtaine d’années. Quand je dis « de boulot, assistante sociale » cela permet de donner une indication sur le caractère social de mon travail où je suis chargée de remplir un rôle social à ceux qui en ont besoin ; se tenir, s’entretenir, et remettre à sa place pour aider à trouver une place. C’est aussi bien souvent remettre de la vie. Il s’agit d’aller à la rencontre de l’autre et de faire avec cet autre. C’est le plus souvent un accompagnement personnel, on se trouve dans une relation individuelle dans le but « d’ouvrir une voie au changement », accéder à un mieux-être des personnes accompagnées.
C’est certainement là où intervient déjà la part de brico-décalage dans ma pratique professionnelle.
Bricoler avec sa « profession », être avec l’autre sans le et sans se coincer, sans rester coincer tout simplement et ne coincer personne dans des représentations comme le dit Bergson, « on ne voit pas les choses elles-mêmes mais les étiquettes que l’on a collées sur elles ».
Toujours au rayon représentation, il est nécessaire de repérer « les flics que l’on a dans sa tête » comme le propose Augusto Boal.
Il en est de même pour les situations figées, ne pas rester dans des eaux stagnantes, se donner champ libre, faire avec l’inattendu, créer du lien, tendre vers de l’ouverture sociale pour permettre à l’autre d’investir son propre champ d’espace d’être, sans oublier d’être humain avant tout. Lors d’une conférence donnée dans le cursus FPP, j’ai souvenir de l’intervention de Jean-Claude Métraux qui avait apporté conseil pour conclusion : « Avant de jouer au thérapeute, cultivez votre humanité ! »
Si l’on repart sur l’idée de la tournée du facteur qu’il fait en commençant par le commencement et en suivant, mon travail, en personnage de facteur s’apparente davantage au facteur Cheval.
Avril 1879, Ferdinand Cheval, appelé « facteur Cheval », facteur rural âgé alors de 43 ans bute sur une pierre si bizarre lors de sa tournée qu’elle réveille un rêve.
Véritable autodidacte, il va consacrer 33 ans de sa vie à bâtir seul, un palais de rêve dans son potager, inspiré par la nature, les cartes postales et les premiers magazines illustrés qu’il distribue.
Comme le facteur Cheval a buté sur une pierre d’achoppement, j’ai également achoppé…
Une pierre d’achoppement est au sens propre une pierre sur laquelle on trébuche, un obstacle qui fait faire un faux pas.
La pierre d’achoppement que j’ai rencontré sur mon chemin, donc une pierre de rencontre, elle ne m’a pas fait faire un faux pas, elle m’a obligé à faire un splendide pas de côté…
Le 2 décembre 2002, j’ai fait la rencontre de Karydia1. Il aime à se rappeler les dates.
Karydia est un homme de 49 ans, il se dit « vagabond ». Il a pris la route à ses 17 ans. Vagabond devenu clochard, Karydia s’est installé dans les rues d’Avignon depuis quelques années et atteint un état de déchéance important. À ce moment-là, Karydia dit ne plus avoir de couverture sociale. Bénéficiaire du RMI, il reçoit son courrier auprès d’une association caritative. Trente ans de rue. Ne supporte pas les centres d’hébergements. Une forte dépendance à l’alcool. Un collègue de travail, en se garant sur une place pas très loin du centre, sans le voir, a failli l’écraser ! Il l’a invité à passer au centre et à venir prendre un café.
Il vient me rencontrer pour l’aider à obtenir un rendez-vous chez l’ophtalmologue car Karydia ne peut plus lire, il affectionne particulièrement la lecture. Il avait aussi l’espérance de se stabiliser, comme il l’expliquait « me retrouver dans un état stable, c’est ce que je voulais, malheureusement, on ne fait jamais ce que l’on veut ». L’hiver s’est fait difficile à supporter. Karydia prend de l’âge, il se décide à occuper l’espace différemment. « Cela me ferait plaisir que vous puissiez me venir en aide. » Même s’il présente un caractère fortement asocial, Karydia est sociable, il présente de nombreuses capacités à se relier à l’autre.
Je vais cultiver des « trouvailles sociales », comme :
un logement,
une valise,
un séjour en cure,
un travail en partenariat avec une médiatrice de rue,
des rencontres et du soutien avec des passants dans la rue,
des gens du quartier qui s’improvisent cantiniers ou costumiers d’un jour,
une douche sans baignoire, un lieu pour la prendre et l’accompagnateur qui va avec.
En fait « toute chose inédite » qui puisse se bricoler pour soulager, alléger, apaiser, délester, débarrasser… me mettre à la même hauteur, à la portée, au même niveau humain, assumer les humeurs, poser des limites, accepter les ruptures. Ces quelques verbes résument à eux seuls plusieurs mois, années de travail réalisé aux côtés de Karydia qui m’a tant appris. Rien n’est prémédité. Malgré les obstacles, embarras, et difficultés qui n’ont pas manqué sur le chemin, tout s’improvise et prend corps. À la poursuite d’un syllogisme :
« Écouter, ouïr, entendre et comprendre. »
Parcourant chaque jour une trentaine de kilomètres pour ses tournées en pleine campagne, le facteur Cheval va ramasser des pierres, aidé de sa fidèle brouette. C’est un peu comme cela dans mon quotidien professionnel, j’ai bien souvent « promené » en compagnie de ma brouette sans jamais vraiment savoir ce qu’il va se passer et comment ça va commencer. C’est là que l’on apprend la nécessité de lâcher prise, et plus c’est d’emblée, mieux c’est.
Il s’agit d’improviser, d’inventer, de s’adapter, d’adapter, de créer du lien avec bien souvent des modestes bouts de ficelles. Ne pas avoir peur de ne pas être tout de suite « outillé idéalement » de toute façon la boîte à outils de l’idéal restera toujours incomplète. Ne pas avoir peur tout court. « Vous n’êtes pas une pétocharde, c’est ce qui m’a plu chez vous ! » m’a appris un jour un monsieur que j’accompagnais. La pétoche, je l’ai pourtant croisée plus d’une fois sur ma route… Naturellement, sans trop savoir pourquoi, le courage l’a toujours emporté. Une affaire de « cœur » pourrait-on dire ? En tout cas une « à-faire-chantier-bazar » à vivre !
Tenter de ne pas appréhender l’autre et les situations car « les mesures de protection personnelle viennent remplacer l’opportunité de l’installation d’une relation interpersonnelle » comme le soumet Benjamin Jacobi2.
Commencer par réunir des outils d’usage courant : du sourire, du sourire et du sourire, de l’attention et de la considération… Je crois qu’il est bienvenu de posséder dès le début une posture de souplesse. J’ai bien souvent constaté qu’en étant malléable, on met à l’aise et ça met l’autre dans une place « aimable » où il pourra peut-être se trouver un jour aimable.
Ne pas avoir peur non plus de se trouver quelques fois, voire de nombreuses fois, seule, « hors cadre institutionnel conventionnel » en tout cas un cadre qui « permet à des processus de se déployer et d’être élaborés », bien ancrée dans sa déontologie professionnelle.
Pour ce faire, rappel du 1er article code de déontologie de l’assistant de service social : « l’Assistant de Service Social est au service de la Personne Humaine dans la Société ». Il semble bon de se le rappeler de l’humaine.
Il s’agit bien souvent de riposter de bricole en bricole aux grandes machineries administratives et financières qui viennent aujourd’hui broyer tout ce qui n’est pas adaptable au système en vigueur en faisant preuve de trucs et astuces menus mais ingénieux, parfois absurdes. Comme à l’image du facteur Déodat dans la jument verte « sur ses épaules, il porte sa grosse tête ronde qui lui est bien utile pour son métier. À vrai dire, il ne pourrait pas s’en passer, justement parce qu’il est facteur. Et puis, s’il n’avait pas sa tête, qu’est-ce qu’il ferait avec son képi ? »
Porter sa tête et porter le cadre quel que soit le lieu de l’intervention, faire avec dérision et preuve d’auto-dérision.
La bricole c’est aussi « don ». Don d’écoute, don de partage, don d’échange et d’apprentissage sur un mode de compagnonnage. Don de recevoir, accepter de recevoir, et être libre de recevoir tout don quel qu’il soit et rappeler que l’on est libre d’en faire ce que l’on veut. C’est aussi passer, passer adroitement, passer partout quel que soit le chemin abrupt ou sinueux. Karydia me déclarera un jour « je savais qu’avec toi, j’allais passer partout ».
Pour bricoler, il est nécessaire de se décaler, se décaler de tous les protocoles, ou autres projets plaqués et modèles « standards » où il n’y a pas de correspondance à la vie réelle dans laquelle les personnes se trouvent.
L’idée de bricolage suppose un travail manuel, les mains y sont pour quelque chose.
Elles ont une grande importance, dès la première poignée de mains... Premier contact physique, liaison possible de corps à corps, elles sont les témoins de l’habileté possible à aider les personnes à s’arranger avec la vie et à éviter les bricoles diverses et variées.
Le bricolage présume un apprentissage constant, il y a toujours une nouvelle façon d’être et de faire à découvrir. Rien n’est jamais fini, arrêté. Il est juste l’heure. Comme j’ai pour habitude de dire, « je n’ai rien à vendre, ici on fait un peu tout "du sol au plafond" ». Ne pas avoir d’exigence si ce n’est de bien faire.
Pour bien d’autres fois, aujourd’hui, reprenons les comptes.
Karydia aime depuis toujours décompter son âge ou toute autre notion de temps en mois, heures, et secondes. Il a calculé récemment que ça fait 54 mois qu’il est locataire dans une pension de famille sociale. Auparavant, il a passé 47 mois dans un lieu de vie, 54 + 47 = 101 mois donc à peu près plus de 8 ans de stabilité ! « C’est pas mal » dit-il « pour moi qui étais en recherche de stabilité ! En revanche pour l’amour, c’est fichu ! ».
J’aime souvent communiquer aux personnes que je reçois un des vieux slogans de mai 68, qui malheureusement n’est pas le plus couramment répandu, « le possible est possible » et je les invite souvent à repérer ce qui va bien.
Pour rester ouverts à la non-conclusion de cet exposé construit de bricoles, trois citations sont les bienvenues pour rappel d’effet de l’art du bricolage…
« Rien ne doit être fait avec violence ou avec douleur mais au contraire, toujours avec plaisir et compréhension. Il ne faut jamais faire quoi que ce soit dans un esprit de compétition : nous devons tous essayer d’être mieux que nous-même, pas mieux que les autres. »
(Augusto Boal – Jeux pour acteurs et non-acteurs)
« Tu dis que tu aimes les fleurs et tu leur coupes la queue,
Tu dis que tu aimes les chiens et tu leur mets une laisse,
Tu dis que tu aimes les oiseaux et tu les mets en cage,
Tu dis que tu aimes le homard et tu le jettes dans l’eau bouillante,
Tu dis que tu m’aimes, alors moi j’ai peur, vraiment j’ai peur. »
(Jean Cocteau)
« Il faut aimer. »
(Romain Gary alias Emile Ajar)
C’est à vous de voir.
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