Écrit-oral : un nécessaire décalage ?

DOI : 10.35562/canalpsy.345

p. 4-6

Texte

Dans la vulgate qui a cours dans nos sociétés, depuis le Lycée d’Athènes et les philosophes péripatéticiens, l’enseignement est caractérisé par l’oralité, quintessence d’une transmission qui est introjection, tant à travers le cours magistral (les anecdotes foisonnent sur ces profs âgés qui, habitués à lire leurs cours, ont offert aux collègues nouvellement nommés un conseil dicté par l’expérience : écrire en gros caractères leurs notes parce que, l’âge venant, la presbytie rendra difficile la lecture), qu’à travers la pratique des séminaires. Ces derniers, s’ils ne sont pas transformés en cours ex cathedra du fait de la verbosité et/ou manie de complétude du « chargé » (par définition un thésard), sont en effet depuis 1968 un peu moins monologuants.

Mais, surtout si l’on se souvient de ce que, destiné à quatre cents étudiants ou plus, un cours en amphi (éventuellement doublé dans d’autres salles par la vidéo interne), n’est pas un séminaire de maîtrise, de DEA, de troisième cycle… à l’assistance plus restreinte, il est vrai aussi que, bien qu’héritier des universités du Moyen Âge, depuis le siècle dernier, alors qu’il expose, un prof d’« uni » (comme on dit en Suisse romande), « dicte » en réalité son cours ainsi qu’on le dit à l’université portugaise de Coimbra. Curieux et heureux mélange de parole et d’écriture. Dans les années cinquante, à Rome, les trois propriétaires de petites papeteries établies autour de l’université devinrent riches, mais « riches-riches » comme on dit en Espagnol, en publiant – toujours en retard sur la première des trois périodes annuelles d’examen – les dispense, les polycopiés des profs annoncés dès la première ligne, cela s’entend, de la bibliographie conseillée ; dix ans plus tard, à Paris, l’échange de notes de cours allait bon train entre filles et garçons, en général moins bons que les premières dans cet exercice ; le célèbre Bulletin de Psycho naquit et prospéra de cette carence.

Mais que voudrait-on qu’il fasse d’autre le bonhomme blanchi sous le harnais (expert international aussi, de nos jours) lorsqu’il lui faut faire rentrer les premiers rudiments de sa science dans la tête des « premières années » qui, aujourd’hui, rentrent et sortent de l’amphi comme cela leur chante alors qu’il y a quarante ans on arrivait à l’avance, on s’installait (il y avait de la place), on causait et, lorsque le prof faisait son entrée, on se levait en se taisant ? Ce n’est que par l’« examen sur table » que l’individu retrouve « ses droits » (du moins en partie) parce que (pourvu qu’il ait une calligraphie lisible, lisible bon Dieu !), ce n’est qu’ainsi qu’il sort de la masse pépiante et indistincte. À l’autre extrême, n’oublions pas non plus que, avec une assistance de vingt ou trente personnes, lorsqu’un responsable de séminaire de troisième cycle limite son enseignement à l’invitation, semaine après semaine, de thésards qui viennent exposer leurs travaux, il risque de susciter le soupçon de ce qu’il ne prépare pas son cours et qu’il exploite une rente de situation. Dans les deux cas, les étudiants prennent des notes.

Dans ce va-et-vient entre l’exposé aulique (1546 ; lat. aulicus, de aula « cour », etc.) ou pédestre, doublé ou non d’un écrit spécifique, le manuel, les « validations » sont un secteur particulier de la trop générale opposition entre l’oral et l’écrit. Les validations des études se font sous forme d’examen « sur table » (à 90 %, dit-on) ou sous forme de dossier ou de mémoire… (pour ne rien dire de la thèse d’État ancienne manière – la seule à mériter ce nom – validation écrite monumentale qui, en SHS, devait dépasser mille pages !). Si, délaissant pour un instant la « condition étudiante » on songe, toutes catégories confondues, à celle des profs, il faut savoir que ou bien ces forçats de la plume, aujourd’hui du PC, publient, ou bien… ils peuvent, du moins au CNRS mais il faut avoir réellement tiré sur la ficelle, être remerciés quand bien même dans les cafétérias de France et de Navarre on continue de faire circuler le trait d’esprit qui dit que « rien ne ressemble plus à un mathématicien qui dort qu’un mathématicien qui pense ». Ay Dios ! Mais où est le problème ? Y en a-t-il vraiment un ?

Pour « stressant » qu’il soit (pourquoi ? on préférerait l’examen oral ? pas d’examen du tout ?), il ne faudrait pas oublier que l’« écrit sur table » est une protection sociale contre l’émotivité de l’examiné et de l’examinateur. Certes, il existe une vieille étude, publiée aux PUF dans la collection « Le psychologue », qui fondait la docimologie et il est vrai que protection et garanties ne sont pas absolues mais, trente ans après (un peu plus), l’ancien étudiant (raté) de l’Institut de Psycho de Paris a au moins appris que le fait d’avoir affaire à un code aux règles connues (connaissables même si un peu pipées) est chose qui, si elle n’évite pas totalement les effets de la subjectivité, permet cependant de les limiter. La difficulté est qu’il faut apprendre à le faire et que l’évolution de l’enseignement universitaire français, des quatre ou cinq « certifs » encore requis dans les années soixante aux innombrables UV brèves (et de ce fait inévitablement fragmentaires), est significative d’une tendance toute différente. Empressons-nous : ce n’est pas qu’il faille revenir en arrière… etc. Il y a des « effets pervers » – uh cette enflure des mots – qu’il faudrait corriger : en ethno, je ne parle que de ce que je connais un tout petit peu, une des questions agitées dans les associations de catégorie est la faiblesse des enseignements consacrés aux bases historico-méthodologiques de la discipline, sinon les « acquis », opinables, du moins les positionnements respectifs et exhaustifs des différentes écoles. Dans les autres Sciences de l’Homme et de la Société…

Dès l’école primaire, en réalité, les mioches écoutent une parole magistrale, heureusement redondante et donc « chevillante », qu’ils doivent ensuite synthétiser, oui synthétiser, par une quelconque forme d’écrit (ranger convenablement des cubes colorés est de l’écriture, pas vrai les tests « cultural free » ?). Et plus tard, au lycée, à Dieu ne plaise que le potache tombe sous un prof, sciences ou lettres, qui tient à honneur de faire correspondre à chaque phrase une idée différente ! Lui, il cause et s’enorgueillit de spirituellement descendre de Rivarol, parmi d’autres, mais en fait il dévide, oralement, les différentes phases d’un raisonnement moulé sur les enchaînements séquentiels de l’écriture (il maîtrise la matière via sa familiarité avec la biblio) alors que ses infortunés auditeurs, qui, « blés en herbe », ignorent tout de l’affaire, halètent sous la lisse avalanche de trop cohérents énoncés – ce type de discours professoral est proche d’un métalangage dévoyé – sans réussir à épingler sur leur cahier plus du tiers de ce qui les submerge. C’est là que le bât blesse.

Si l’on constate une fracture entre l’oral et l’écrit à l’« école » (primaire ou universitaire) et si, doublée d’une peur, l’on se plaint de la prépondérance de l’écrit aux validations, c’est qu’en fait il faut maîtriser deux langues. (On pourrait soutenir que la France, incapable d’être encore réellement jacobine, on ne s’en plaindra pas, approche d’une certaine façon des écarts socio-linguistiques de type britannique… mais laissons là cet apparent paradoxe.) Il est vrai que le français écrit n’est pas le français oral et qu’il faut l’apprendre, « non sans larmes ». Voilà une constatation de linguiste et cela est certes difficile à admettre par les édiles, pour cultivés qu’ils soient, et plonge dans le désarroi (et l’irritation) les présidents d’université chenus.

Le décalage, l’écart (et la difficulté), ne tiennent pas qu’au « passage » de l’oral à l’écrit (le sens commun réduit habituellement la chose à une simple question de lexique, « soutenu » ou « relâché » – « au lieu de regarder la télévision, tu devrais lire pour apprendre du vocabulaire ») ni même dans la diminution, « à l’oral », de la variété (systématico-historique) des traces graphiques des formes morpho-syntaxiques mais dans le fait que, au-delà de ces difficultés de code(s), ce qui reste à apprendre est la rhétorique de l’usage des conjonctions de subordination, l’emploi des propositions relatives et la « gestion » de l’expression des hypothèses et des conditions. Toutes choses qui ont bien peu à voir avec les « et » et les « ou » de la coordination, si l’on peut oser ce mot en l’occurrence, et qui, le plus souvent, rentrent en contraste avec la simple juxtaposition de l’expression orale, caractérisée par l’inversion et soutenue par l’intonation, des séquences sujet-verbe-complément qui sont l’ordinaire de l’expression écrite :

  • SVC, « je ne veux pas aller à la maison »,
  • inversion soutenue par l’intonation (difficilement rendue par la graphie), « à la maison, j’veux pa(s) y aller ! »,
  • « au lieu de regarder la télévision, tu devrais lire pour apprendre du vocabulaire »,
  • « lis/au lieu de regarder la télé/pour ton (apprendre du) vocabulaire ! ».

« Massification » de l’Université sans doute mais, cela étant, nécessité surtout de repenser le rôle que la société assigne à la culture et aux institutions d’enseignement. Si l’on reste à l’intérieur de l’Université, en tout cas, le jeu de massacre sur le « français » des thèses (atténué ces dernières années mais non disparu) a toujours fait partie des rituels d’initiation : « page tant, dit le jury, il y a telle faute de grammaire et, ajoute-t-il suavement, vous veillerez à la corriger en prévision de la publication ». Ainsi, tout en pestant contre les collègues des précédents cycles d’enseignement (disposer d’un bouc émissaire dégage l’esprit en le tranquillisant), l’enseignant universitaire qui suit (surveille, tel une mère poule) la progression des étudiants, joue toujours sur deux registres, les erreurs de français (on évite désormais le mot « faute ») et le contenu.

Raison graphique

Sur la question de l’écriture, deux ouvrages de Jack Goody :

La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage.
« Écrire ce n’est pas seulement enregistrer la parole, c’est aussi se donner le moyen d’en découper et d’en abstraire les éléments, de classer les mots en listes et combiner les listes en tableaux. N’y aurait-il pas une manière proprement graphique de raisonner, de connaître ? Les modes de pensée ne sauraient être indépendants des moyens de pensée. Sans tomber dans un déterminisme étroit, il vaut la peine de reprendre l’analyse des différences entre cultures sous l’angle nouveau d’une technologie comparée de l’intellect. On a chance d’échapper ainsi aux oppositions simplistes et ethnocentristes entre la rationalité et l’âme primitive… De prendre aussi plus clairement conscience qu’un savoir écrit des sociétés sans écritures, cela ne va pas de soi : parce qu’ils se posent peu la question, les ethnologues, pour connaître la pensée “sauvage”, commencent souvent par la domestiquer. »
Les éditions de minuit, collection « Le sens commun », Paris, 1979 (éd. originale Cambridge, 1977)

La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines.
« Réflexion sur ce que furent les premiers effets de l’écriture sur l’organisation de sociétés humaines. L’auteur souligne les différences majeures que le recours à l’écriture peut entraîner dans l’organisation de l’action sociale : la religion, l’économie, le système politique et le droit. Les facteurs que nous associations généralement à l’essor de l’Occident prennent naissance selon lui, non pas en Europe occidentale ou dans l’héritage grec ou romain, mais ailleurs, en Mésopotamie et en Égypte, il y a plus de 5 000 ans. »
Armand Colin, Paris, 1986.

Certains, déformés peut-être par des expériences avec les publics les plus divers, adultes étrangers, enfants du primaire, apprentis, travailleurs sociaux…, corrigent mot à mot, ligne par ligne, les dossiers, mémoires, thèses qui, à cause du contenu, leur paraissent justifier cet effort. Mais il ne faut pas aller plus loin que, mettons, le tiers de l’écrit. Sauf cas d’espèce, c’est un mauvais service à rendre à l’étudiant que de réécrire de fond en comble un texte qui montre que la situation et ses codes sont mal maîtrisés. Pour leur part, d’autres enseignants tout en corrigeant ici ou là, avertissent l’étudiant de la nécessité de « réviser sérieusement le français » et s’en tiennent au contenu. On ne peut rien leur demander de plus, ni en justice ni en équité, parce que le fond de la question est ailleurs. Là où la forme s’écarte par trop du code, le contenu est fort insuffisant aussi. Parmi les étudiants, il y en a qui, apparemment, « ne sont pas faits pour ». Les « sacquer » ? Certains enseignants se demandent : « De quel droit ? Qui suis-je pour bloquer un gars, une fille de vingt ans ? ». Certains finissent par leur dire : « Sachez que ma note commence à quatorze, avant… ».

Quoi qu’il en soit de ces contorsions (et de leur interprétation), si l’on revient à la question, la « soudure » entre oralité et écriture se fait lorsque l’enseignant, à l’occasion de « devoirs sur table » ou de tout autre écrit, reçoit individuellement pendant une ou deux heures (et autant de fois qu’il le faut) l’« apprenant » qui cafouille, qui sue et qui, en effet, veut apprendre. Mais, bien évidemment, cela prend du temps et, lorsqu’on peut recevoir systématiquement tous les étudiants qui le désirent, c’est qu’on n’est plus en première année de licence. Cependant, en première année on peut, comme on le faisait « à l’école », lire et corriger en classe certains textes… On revient alors, c’est bien connu, aux questions d’empathie.

D’autre part, l’oralité de certains cours, ou peut-être plus exactement de certains séminaires, est un effet de rhétorique. Lorsqu’il s’agit d’exposer non plus dans des amphis mais en petit comité, de dix à vingt personnes, des recherches in fieri (langue étrangère pour langue étrangère, je préfère les racines de la mienne au « work in progress » anglo-saxon, le français disposant bien entendu de l’expression « en train de se faire »). Dans ce cas, il y a deux possibilités. Ou l’on « pense à haute voix », donc lentement, devant un auditoire désormais préparé (et alors on demande, sans toujours l’obtenir, qu’on n’enregistre pas parce que c’est là une réflexion qui est en train de se faire et qui deviendra article ou livre des années plus tard ou même jamais), ou alors on lit – veillant à ne pas se laisser aller à la digression – parce que, à un certain niveau d’élaboration de la pensée, l’oralité n’est plus le moyen de transmission adéquat.

En fait, il s’agit de deux niveaux d’élaboration différents. Dans le second l’expression désormais achevée d’une pensée qui, à partir des concepts et du langage dit « commun » et plus exactement disponible s’efforce de les ré-agencer pour signifier autre chose que ce qui est communément reçu (soit en développant des virtualités soit, c’est le but mais cela n’est pas donné à tout le monde, en innovant) ne peut pas être réellement orale. Les mots proférés ont été « pesés » et écrits. (On peut apprendre par cœur bien évidemment, le Général le faisait et cela ne manquait pas de panache, mais la question n’est pas là ; on sait par ailleurs que d’illustres écrivains, répondant apparemment du tac au tac aux questions du journaliste à eux dépêché, cachent derrière une pile de livres des fiches soigneusement rédigées ; quant au « prompteur » de la télévision…) Dans un séminaire de recherche où tout mot est calibré, c’est à la fin de ce joyau des usages et de la rhétorique universitaires qu’est l’exposé-lecture que, parfois, l’oralité reparaît à travers les questions et le débat. « Parfois » parce que, bien souvent, l’auditoire n’est pas en mesure de creuser le sujet et qu’il se tait ou dit des platitudes. De là vient que, pour préparer la discussion, on décide de distribuer à l’avance (cela demande une organisation rigoureuse et quelques moyens) le texte de ce qui sera lu (les mauvaises langues disent alors qu’on aurait pu éviter l’exercice pour consacrer la totalité des deux heures du séminaire à la discussion du « papier » photocopié à l’avance).

Mais l’usage de la parole (et de la lecture préalable) est aussi une marque de pouvoir. Dans cette préparation de la discussion d’un texte qu’il ne suffit pas de simplement écouter pour le comprendre tant il est dense, il y a aussi des marchés de dupes. On songe à cette façon de gérer temps de parole et contenus qui envahit désormais congrès et séminaires où seuls les présidents de séance connaissent l’ensemble des communications, les lisent entre un avion et l’autre ou après un déjeuner de travail en compagnie de fonctionnaires ministériels, en font un résumé succinct et pas toujours fidèle en séance plénière et s’autorisent ainsi à couper la parole au bout de dix minutes aux congressistes qui, ayant de surcroît payé pour participer à la réunion, se voient expliquer, bien souvent en Anglais, que si un ingénieur peut se suffire de ce temps d’exposé, un sociologue ou un ethnologue doivent pouvoir en faire autant. Lorsqu’on en arrive là (c’est de plus en plus fréquent) c’est que l’oralité a « fonctionné » en d’autres lieux et que les rangs et les statuts ont été appréciés ailleurs. Le reste, la rencontre, ne relève plus alors que des relations publiques, sans doute utiles et parfois fort agréables.

C’est alors que les douze fois deux heures d’un cours semestriel dans une fac bondée apparaissent pour ce qu’elles sont : une fontaine de jouvence (à ravaler certes, à ravaler !) où des étudiants « mordus » (« des », pas « tous »), désireux de se soumettre à un apprentissage, lectures, prise de notes, rédactions et exposés, s’efforcent d’accéder, avec des enseignants également mordus (« des », pas « tous »), au plaisir partagé de la pensée sous ses deux espèces de l’oralité et de l’écriture. L’inépuisable beauté du monde s’exprime de mille manières mais, dans le domaine de la science (bref, celui d’un métalangage spécifique), l’enchaînement irréprochable d’un raisonnement, la clarté dans l’expression exacte d’une idée – sobre ou rutilante qu’elle soit mais toujours nette et incisive – sont de la belle ouvrage, source de plaisir à tous les sens du mot, freudiens et non.

Citer cet article

Référence papier

Maurizio Catani, « Écrit-oral : un nécessaire décalage ? », Canal Psy, 10 | 1994, 4-6.

Référence électronique

Maurizio Catani, « Écrit-oral : un nécessaire décalage ? », Canal Psy [En ligne], 10 | 1994, mis en ligne le 22 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=345

Auteur

Maurizio Catani

Anthropologue, CNRS, CEF-MNATP, Paris

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