La question de la fonction paternelle chez des couples de femmes

DOI : 10.35562/canalpsy.3531

Résumé

Cet article s’inspire d’un travail de recherche effectué dans le cadre d’un « Master 2 Recherche FPP mention Psychopathologie Clinique Psychanalytique ». L’intitulé du mémoire « La fonction paternelle questionnée par des couples de femmes et par les Na de Chine » fait mention de deux populations. J’opte pour n’aborder ici que ce qui a trait à l’une des deux populations mentionnées : des couples de femmes en France.

Plan

Texte

« Quand il a commencé à parler, une des premières choses qu’il m’a dit « il est où mon papa  ? ». Ce à quoi je [sa mère biologique] répondis : « tu sais, tu n’as pas de papa, toi, tu as une maman et une yoma ». J’ai retenu la question de cet enfant et la réponse de sa mère pour introduire une réflexion sur la question de la fonction paternelle à partir des couples de femmes.

En l’absence de père désigné est-il possible de parler de fonction paternelle  ? Telle fut la question centrale de ce travail de recherche.

Je rappelle à cet endroit l’avertissement de Bernard Golse « Il y a tout d’abord quelque chose qui se dérobe sans cesse quand on pense au père, ou quand on parle du père, dans la mesure où le père ou plutôt la fonction paternelle - c’est justement ce qui nous permet, fondamentalement, de penser et de parler » (Golse B., 2006).

Un double regard parcourt ce travail : un regard anthropologique notamment à propos des systèmes de parenté aussi bien chez les Na que chez les couples de femmes, et une approche clinique sur ce que représente le devenir parent chez les couples de femmes, et chez les Na.

À la suite de Simone Korff-Sausse répondant à la question « que faut-il pour faire un père  ? » indique : il faut « un enfant, une mère, une société » (Korff-Sausse S., 2016), j’ai souhaité me demander ce que révèle la société des Na dite « sans père ni mari » (Hua C., 1997) à propos de ce que nous nommons en Occident « père » et « fonction paternelle ».

Avec les couples de femmes, est-ce que l’absence de père désigné ne vient pas questionner notre modèle occidental de parenté, notamment au plan de la filiation  ? Il est banal de reconnaitre que la famille se transforme. Nous avons été habitués à avoir deux parents et deux seuls parents, un père et une mère, miroir du masculin et du féminin nécessaire à la reproduction de l’espèce. Puis la famille dite traditionnelle de la première moitié du 20° siècle s’est ensuite diversifiée en plusieurs configurations : familles « monoparentales », familles « multi composées », familles « adoptives », familles « coparentales ». Il importe aujourd’hui d’inclure les familles composées de deux parents de même sexe reconnues par la loi du 17 mai 2013 autorisant le mariage homosexuel1. Cette diversification est le fruit de changements sociétaux, politiques et juridiques au cours desquels s’est produit ce que Martine Gross nomme des « déliaisons » ou « disjonctions » par Ducousso-Lacaze :

  • entre conjugalité et parentalité avec la croissance du nombre des divorces,
  • entre alliance et conjugalité : avec la diminution de la baisse de la nuptialité au profit de « l’union libre »,
  • avec la maîtrise de la contraception, disjonction entre la sexualité érotique (récréative) et la sexualité procréative,
  • avec l’assistance médicale à la procréation, disjonction entre la scène de procréation et la scène sexuelle ainsi qu’entre géniteur et parenté.

« Dans l’histoire des nouvelles formes familiales, qu’elles soient fondées sur le concubinage ou bien issues de la filiation médicalement assistée, l’homoparentalité constitue la dernière péripétie en date. Pour autant, est-elle seulement le prolongement des transformations que connaît dans nos sociétés la famille depuis les années 1970, ou bien pose-t-elle des questions inédites à la construction de notre parenté  ? » (Cadoret A., 2001) questionne Anne Cadoret.

Dans le cadre de cet article, comme je l’ai déjà indiqué, j’ai souhaité développer plus précisément une approche clinique à partir des entretiens de couples de femmes.

Parenté, parentalité, fonctions parentales, fonction paternelle, de quoi s’agit-il  ?

Le terme « parenté » selon Maurice Godelier est « l’ensemble des liens biologiques et/ou sociaux qui naissent de l’union de personnes (le plus souvent de sexe différent) et qui déterminent l’appartenance et l’identité des enfants qui naissent de cette union » (Godelier M., 2004).

Depuis Thérèse Benedek en 1959 (Benedek T., 1959), le terme « parentalité » désigne un processus psychique, qui transforme un individu, une femme ou un homme, pour en faire quelqu’un de différent, une mère ou un père. Monique Bydlowski fait remarquer que ce terme est un « terme unisexe [qui] tente de faire la synthèse entre des éléments psychiques critiques soulevés par la parenté tant chez le père que chez la mère […] Comment rassembler en un seul concept la somme de processus psychiques si différenciés, maternels et paternels » (Bydlowski M., 2006/1) se demande-t-elle  ? Je me suis donc attaché à écouter ce que l’autre « mère » que la mère biologique pouvait exprimer de cette place qui dans les couples de sexe différent est occupée par un père.

Les « fonctions paternelles » sont généralement au nombre de trois : celle du géniteur, celle du nourricier et d’éducateur, et celle qui institue le « père » et le nomme comme tel dans le cadre des échafaudages juridiques écrits et coutumiers. En France ces trois fonctions étaient la plupart du temps réunies en un seul homme, mais aujourd’hui dans certaines configurations familiales, elles peuvent être assurées par deux ou trois individus. « Il y a toujours eu, font remarquer Jean Delumeau et Daniel Roche, dans les différentes sociétés et à différents moments de l’histoire, pluralité de pères, non seulement du côté des pères sociaux, mais aussi du côté des géniteurs. Dans aucune société, le père n’est naturel  ; il est toujours désigné par la société. Chaque système social marque, par un terme spécifique et par un rite, la place du père. Par là même, cette place signifie la culturalité de cette fonction » (Deluneau J., Roche D. [dir]., 2000). Qui assurent ces trois fonctions chez les couples de femmes  ?

  • le géniteur, nommé le plus souvent le père biologique, devient le « donneur » chez les couples de femmes, signifiant ainsi la dissociation entre la scène sexuelle et la scène de la procréation.
  • celui qui, au quotidien, élève, nourrit, partage sa vie avec l’enfant, est la compagne/épouse de la mère de naissance du ou des enfants.
  • celui qui est institué père et qui est nommé comme tel par les échafaudages juridiques écrits devient une seconde mère. Ainsi sur les registres d’état civil des enfants des couples de femmes, la mention « nom du père » est remplacée depuis 20132 soit par « épouse » soit, par « mère » distinguant ainsi l’autre mère de la mère de naissance.

Ces fonctions de père recouvrent-elles la fonction paternelle  ? sommes-nous sur le même registre lorsqu’il est question de la fonction paternelle  ? À la suite de Françoise Hurstel (Hurstel F., 1987), la fonction paternelle est à la croisée du champ social qui, tout en se transformant, établit les particularités du père dans chaque société, et du champ du psychisme où se vit l’expérience consciente et inconsciente du devenir parent, mère ou père. Pour celui qui devient père, c’est une place de tiers symbolique à laquelle il est invité à participer, place importante pour la structuration psychique du sujet enfant.

Pourquoi n’ai-je pas utilisé la terminologie « homoparentalité » à propos de ces couples de femmes faisant famille  ? Alors que nous ne parlons pas d’hétéroparentalité, pourquoi lorsqu’il est question de couples composés de personnes de même sexe, spécifier le choix de l’objet sexuel dans le devenir parent  ? Il me semble en effet important de faire une distinction entre l’homosexualité et l’homoparentalité, car « rien n’autorise, à priori à affirmer l’existence d’un lien évident entre l’orientation sexuelle, ou choix d’objet en termes psychanalytiques, et l’expérience de la parentalité » comme l’écrivent Alain Ducousso-Lacaze et Marie-José Grihom (Ducousso-Lacaze A. & Grihom M., 2010).

Le dispositif de recueil des données cliniques

L’écoute de 3 couples de femmes, dont 2 ont eu des enfants par IAD en se rendant dans un pays proche de la France.

Le couple A. Sophie et Anne a 2 enfants : un garçon de 6 ans et une fille de 3 ans.

Le couple B. Lucy et Célia a 2 enfants : 2 garçons 7 ans et 1 an.

Le couple C, est lui, en projet d’enfant. Dans le cadre de cet article, je ne les mentionnerai pas.

Pour chacun de ces couples, il y eut

  • un premier entretien avec le couple,
  • un deuxième entretien avec chacun des membres du couple,
  • un troisième entretien avec le couple.

J’ai proposé pour les deux premiers entretiens (celui de couple et celui en individuel) les thématiques suivantes :

  • l’histoire de leur homosexualité,
  • l’histoire de leur couple,
  • l’histoire de leur projet d’enfant, leur vie avec l’enfant ou les enfants.

Lors du troisième entretien, après avoir formulé ainsi la question : « devenir parents, qu’est-ce que c’est pour vous  ? », j’ai invité, un peu plus tard, à parler de la « fonction paternelle ».

Ces entretiens d’une durée d’une heure environ se sont déroulés, soit au domicile du couple, soit dans mon bureau situé dans mon domicile. Enfin, avec leur accord, chaque entretien fut enregistré, puis retranscrit dans la totalité. Je me suis souvent référé aux enregistrements afin de ne pas perdre de vue la tonalité des récits. Je n’ai utilisé aucun logiciel d’analyse de contenu. J’ai opté pour des entretiens s’inspirant du récit de vie en tant que processus de relecture par le narrateur de moments de vie. Par le récit, le sujet raconte comment sa vie a bifurqué à travers ou grâce à des événements qu’il vient raconter. Le récit, par sa propre temporalité, constitue alors une mise en représentation, une « mise en intrigue », dit Ricœur. Le narrateur, en établissant des liens entre ces faits, donne à son histoire racontée, cohésion, signification. Il se construit par là une « identité narrative » (Ricœur P., 1988). « Le récit de soi n’est pas le retour du réel passé, c’est la représentation de ce réel passé qui nous permet de nous réidentifier et de chercher la place sociale qui nous convient », écrit Boris Cyrulnik (Cyrulnik B., 2003). La posture que j’ai tenté de tenir tout au long de ce travail fut d’écouter ces couples de femmes raconter ce qui fait lien entre elles deux, comment naissent leur désir d’enfant et leur questionnement pour mener ce désir jusqu’à l’accomplissement.

Au fil des entretiens, très vite la question de la place de « l’autre que la mère »3 est devenue centrale : « J’avais beaucoup de peine à trouver ma place, je ne suis pas son père, je ne suis pas sa mère, du coup je suis qui  ? » Que disent-elles de ce qu’elles vivent, elles qui n’ont pas souhaité enfanter et deviennent un autre parent, que l’on ne peut nommer père  ? Cela me conduit à développer comment le processus de parentalisation réciproque a opéré pour un des couples et le travail d’accordage opéré par l’autre couple. Enfin j’aborderai la place de cet « autre que la mère » pensée comme celle du tiers.

Devenir parent et le processus de parentalisation réciproque

Couple A : Sophie et Anne

Sophie a vécu en couple avec un compagnon pendant 15 ans, et avait rejeté la perspective d’avoir un enfant avec lui : « j’étais heureuse avec lui, mais je ne me voyais pas avoir des enfants avec lui, je ne le sentais pas, ce n’était pas la bonne personne ».

Anne a développé le récit d’une enfance douloureuse. Elle fut rejetée par sa mère lorsque cette dernière découvrit son homosexualité : « Je n’avais même pas 18 ans, ç’a été très, très, très douloureux pour moi ». De son père elle dira, bien que présent physiquement, « en fait je ne connais pas mon père, il était là en présence, mais, je ne sais pas qui c’est, il ne représentait pas une figure paternelle d’autorité, de sécurité ». Elle a vécu en couple avec une compagne pendant

17 ans. Cette dernière avait souhaité enfanter avec le concours « d’un copain ». Anne exprimera son désaccord. Puis Sophie et Anne se rencontrent et décident de vivre ensemble.

Au cours des entretiens, Anne a exprimé à plusieurs reprises ne pas avoir le désir d’enfant dans son corps : « j’avais tout fermé » dit-elle avec force : « dans mon parcours je n’avais pas du tout l’intention d’avoir des enfants. J’avais tout fermé, à l’adolescence quand j’ai commencé à comprendre que j’étais différente ».

Puis chez ce nouveau couple nait le désir d’enfant, « on avait envie d’avoir des enfants ensemble, ça avait du sens, ça s’inscrivait dans un projet, un projet de famille dira Sophie soutenue par le regard d’Anne. Elles auront alors 2 enfants dont Sophie est la mère biologique.

Un temps important des entretiens fut consacré au récit détaillé de la grossesse et de l’accouchement depuis le 1° contact avec une gynécologue, puis les multiples examens, les trajets (ou moins 4 pour leur 1° enfant) vers une ville d’Espagne, la grossesse, jusqu’à l’accouchement et les premiers mois avec l’enfant. Tout au long de ce récit, Sophie utilisera le “nous” : quand nous avons été prêtes, avec tous les examens ». Elle soulignera qu’Anne a participé à toutes les visites médicales, prenant sa part notamment pour effectuer les injections quotidiennes de stimulation ovarienne. Elle assistera également à l’IAD. Anne s’associe au récit disant entre autres « quand tu étais enceinte, j’étais très anxieuse, vraiment anxieuse, j’ai cru que j’allais décompenser, pas loin ». Vient ensuite le récit de l’accouchement. N’ayant pas eu le temps de se rendre à la clinique, il s’est déroulé à la maison. « Il est arrivé dans mes mains », Anne voudrait poursuivre, Stéphanie l’interrompt « il t’a vu, toi en premier, il est sorti, il t’a vu »4. Anne : « c’est moi qui l’ai pris, j’ai dit à sa maman, il est beau. Je ne l’ai même pas pris contre moi, je l’ai donné à sa maman et j’ai coupé le… (noyée sous l’émotion, elle ne peut prononcer le mot “cordon”), ça été le plus beau cadeau de ma vie, de vivre cette histoire avec ma femme ».

Dans tout ce récit, Anne dévoile à la fois une impossibilité à porter un enfant dans son corps et son désir de devenir parent avec Sophie : « lorsqu’elle m’a proposé ça, ça m’a donné du bonheur tout de suite et je ne me suis pas trompée ». Le processus de parentalisation est rendu possible dans la conjugalité avec Sophie à un temps historique particulier de chacune. À la suite de Raphaèle Lotz et Marianne Dollander, ne s’agit-il pas chez ce couple d’un processus de « parentalisation réciproque » où « les deux conjoints se font parents mutuellement » (Lotz R. et Dollander M., 2004).

Le processus de parentalisation se différencie selon le sexe, et selon la singularité psychique de chaque sujet comme l’indique Monique Bydlowski qui souligne « une grossesse psychique accompagne la gestation somatique » (Bydlowski M., 2006/2), sans d’ailleurs qu’il y ait automaticité entre ces deux processus. La mère gestatrice est amenée à faire en quelque sorte un travail d’adoption psychique de son enfant. Qu’en est-il pour l’autre que la mère gestatrice, femme comme elle  ? Les propos d’Anna m’invitent à penser que ce fut pour elle une « grossesse psychique », comme ce que vivent des parents adoptants. Bernard Golse parle « d’une dynamique psychique de la grossesse chez les adoptants eux-mêmes » (Golse B., 2019). Les propos d’Anne témoignent de cette dynamique psychique qui dans la conjugalité avec Sophie, lui permet de se sentir devenir parent.

Le couple B et le travail d’accordage

Lucy et Célia ont 2 enfants : 2 garçons 7 ans et 1 an dont Lucy fut enceinte.

Célia n’a pas souhaité porter les enfants, mais a affirmé son désir de devenir parents avec Lucy. Le récit de la première année à la naissance de leur fils fut consacré aux tâtonnements quant à la place de chacune auprès de l’enfant. « J’avais beaucoup de peine à trouver ma place parce que, même si je savais que j’étais “sa mère” entre guillemets, dit-elle , quand il pleurait je lui disais “va voir maman” il sera mieux avec toi », confie Célia. Tandis que Lucy pensait que « tout ça, c’était Célia qui savait. Moi, je devenais maman, j’avais 25 ans j’étais hyper jeune, ça m’a fait une grosse claque dans ma tête et je pensais alors que c’était Célia qui savait. Les gens s’adressaient à moi parce que j’étais la maman, et s’adressaient à Célia comme si elle était le papa ». Lucy dira un peu plus tard que leur couple s’est beaucoup enfermé dans cette représentation-là, malgré nous : « moi je suis la maman, toi tu es la "mamoun" , un 2° parent qui n’est pas un père, mais qui remplace le père ». Lucy exprime sa difficulté à se comporter comme devrait le faire une « maman », alors qu’elle dit de Célia : « tu étais vraiment maman poule ». Lucy se vit plutôt comme « celle qui, comme l’ont dit, va plutôt ouvrir sur le monde ».

En écoutant leurs paroles, les silences, le langage corporel, le désarroi de ce couple était manifeste. Elles firent un difficile travail d’accordage dû à une tension entre l’expérience subjective de l’une et de l’autre, expérience forcément différente, et des représentations d’une certaine normalité sociale. Lucy dit de sa compagne : « tu étais vraiment maman poule. Attention il va avoir froid », et d’elle, elle disait : « moi j’étais plutôt celle qui, comme l’ont dit, va plutôt ouvrir sur le monde. Nos comportements c’étaient ceux-là, mais on se disait que ce n’était pas normal ». De quelle normalité  ? Celle d’une mère biologique qui ne devrait qu’être maternante et d’un père qui ne serait que celui qui ouvre sur le monde  ?

Le récit de ce couple laisse entrevoir le processus où les psychés de l’une et l’autre se rencontrent dans des expériences différentes autour du désir d’enfant, autour du rythme de l’expérience psychique liée à la naissance de leur enfant, et qui se confrontent au modèle normatif de ce que sont une mère et un père. Lucy et Célia n’avaient à leur disposition que les hypothèses culturelles sur ce qu’on attend d’un parent, et un parent ce n’est rien d’autre, dans nos représentations, qu’un père ou une mère (Gross M., 2008). Ce couple indique que le travail d’accordage est une affaire à deux et dans un double mouvement : psychique d’une part, celui du remaniement de la grossesse et des premiers mois de vie avec l’enfant, et social d’autre part, manifesté par la difficulté à se détacher du modèle social dominant des rôles parentaux sexués. Aujourd’hui Célia peut dire « finalement avec El [prénom de leur fils] on a essuyé les plâtres par rapport à chacune de nous, par rapport à notre couple, par rapport à lui, par rapport à nos familles, et à présent les choses vont mieux ».

Les propos de ce couple donne à penser que cette place d’« autre que la mère » se trouve à l’articulation de deux espaces, l’espace social « où s’établissent les ancrages et les particularités du père dans une société donnée » et l’espace du psychisme « où s’établissent les ancrages du père en chaque sujet » (Hurstel F., 1987). Dans le cas de ces couples de femmes qu’en est-il des « ancrages du père en chaque sujet ». Chacune a fait référence à son propre père. Lucy dira : « je vais priver mon enfant d’un père, je ne vais pas lui offrir un père comme moi j’en ai eu un que j’ai adoré, qui a beaucoup compté, qui m’a aidé à grandir, et je me disais, en fait moi je vais le priver de ça ». Elle parle ici du père qu’elle a dans sa tête, dont la présence a participé à sa structuration psychosociale.

La tiercéité

Nous avons vu que leur travail d’accordage autour du processus psychique de devenir parent, questionnait la place de l’une et l’autre, ainsi que la double dimension maternelle/paternelle en chacune.

Anne au cours de l’entretien sur la question de sa place, suggéra ceci « au fond je suis comme un tiers », un tiers qui n’est ni la mère biologique, ni le père, un tiers qui a toute sa place dont André Green indiquera « en ce qui me concerne, je précise que la tiercéité est un concept que j’ai cru nécessaire de mettre en valeur à un moment où la psychanalyse était dominée par une référence à la relation duelle » (Green A., 2002).

Les travaux des systémiciens, des psychologues du développement, ont mis en évidence que même avant sa naissance, le père est présent et perçu par le bébé comme un objet de relation. Pour Albert Ciccone, la dyade mère-bébé n’est pas antérieure à la triade mère-père-bébé, « la triade est une donnée existante d’emblée au même titre que la dyade » (Ciccone A., 2011). La place qu’occupent aujourd’hui nombre des pères au moins en Occident relève de ce jeu triadique, amorce de la triangulation œdipienne. L’enfant rencontre à travers ses relations interpersonnelles l’intrapsychique de chaque parent et amorce alors par intériorisation un travail intrapsychique. Ainsi le bébé construit, son espace intrapsychique, son monde interne, à partir de la mise en jeu de son fonctionnement interpersonnel avec les figures parentales avant de l’inscrire intra- psychiquement sous forme de représentations mentales.

Il est alors possible de penser ce travail d’accordage comme un travail intrapsychique qui tente de reconnaitre une place de tiers en soi et qui pour ce faire, reconnait la place de tiers de l’autre. Si Célia a pu trouver sa place de tiers, c’est dans la combinaison dynamique intrapsychique de sa compagne et de la sienne.

Quelles sont les conditions de cette tiercéité  ? Pour penser l’élaboration d’une place « tiers », je reprends la métaphore du fauteuil vide : « Il faut un fauteuil vide avant de s’y asseoir »5. Et nous verrons que ce processus est l’affaire de chacun des membres de la triade.

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Du côté du pôle maternel, si la mère ne se satisfait pas exclusivement de l’enfant, si elle n’a pas l’illusion qu’elle peut être tout entière pour lui, si la mère en relation avec son enfant laisse entrevoir qu’elle n’est pas que mère, mais aussi amante, elle œuvre alors à la construction d’un espace tiers, à une place vide dans le fauteuil. Cette place tierce s’aménage pour le pôle « père » dans la façon dont elle l’investit à cette place, dans ce qu’elle transmet de sa propre histoire infantile, notamment dans son rapport à son père de l’enfance, et avec ce que sa mère « a pu lui transmettre de cette place tierce dans son rapport à elle comme enfant » (Noël R. & Cyr F., 2010).

Je rappelle que Lucy dira quelque chose de la construction de cet espace tiers en elle, à la fois lorsqu’elle a parlé des représentations des figures parentales « je ne vais pas lui offrir un père comme moi j’en ai eu un que j’ai adoré, qui a beaucoup compté, qui m’a aidé à grandir », et lorsqu’elle abordait en y associant Célia sa compagne, le long travail d’accordage entre elles deux. Lucy me semble avoir fait en sorte que le fauteuil occupé fantasmatiquement par la figure de son père soit suffisamment vide pour que Célia puisse y prendre place. Il a fallu à ce couple ce travail d’accordage (et qui peut affirmer que ce travail est terminé  ?) pour élaborer ce que Raphaëlle Noël et Francine Cyr nomment les éléments participant au fonctionnement de l’espace tiers chez la mère : « un travail de différenciation d’avec l’enfant, une conjugalité reconnue et assumée, une parole nommant le père comme tiers spécifique pour l’enfant et enfin, une relation suffisamment rassurante et nourrissante offerte à l’enfant » (Noël R. & Cyr F., 2010). Pour poursuivre avec la métaphore du fauteuil, ce que la mère tend au père c’est un fauteuil intrapsychique qui fait partie d’elle. Lucy comme Sophie avec leur propre espace tiers intrapsychique ont invité respectivement Célia et Anne en tant qu’autre de leur désir, à occuper ce fauteuil vide.

A quelles conditions, Célia et Anne [le pôle « paternel »], peuvent-elles alors s’en saisir  ?

Un processus similaire à celui de la mère est à l’œuvre, notamment un processus de parentalisation, « pendant qu’elle faisait pousser un bébé dans son ventre, moi je faisais pousser un papa dans ma tête », dira un père. La construction d’un espace tiers se fera également en référence à l’histoire infantile, notamment en identification ou contre identification aux figures parentales et aux modèles sociaux prégnants. Anne est revenue à plusieurs reprises lors des différents entretiens sur ce travail de contre identification (« mon père je ne le connais pas ») qui prend corps en quelque sorte dans la conjugalité avec Sophie. Le récit de la grossesse de Sophie puis celui de l’accouchement en témoignent : elle se trouvait au côté de sa compagne « comme un père peut ressentir parce qu’on est autre, on est à côté » puis « Il est arrivé dans mes mains… c’est moi qui l’ai pris, j’ai dit à sa maman, il est beau. Je ne l’ai même pas pris contre moi, je l’ai donné à sa maman », alors Sophie l’interrompt « il t’a vue, toi en premier, il est sorti, il t’a vue »6. Disant « parce qu’on est autre », Anne laisse entendre que son travail psychique est différent de celui de sa compagne, la mère de l’enfant. Elle n’a pas souhaité être enceinte, vivant ainsi une « certaine extériorité première face à la dyade mère-bébé […] tout en offrant un “holding” à la dyade mère-enfant » (Noël R. & Cyr F., 2010).

Si le travail psychique du pôle maternel est de s’ouvrir au tiers, celui du pôle paternel est d’incarner le tiers. Une autre façon de dire cela : « il y a du “paternel dans le maternel” dès l’origine, c’est-à-dire une triangulation primitive » (Soulié M., 2005), et il y a également du maternel dans le paternel.

Du côté du pôle enfant, mon dispositif ne prévoyait pas de les rencontrer, sauf au travers des propos de leurs parents, notamment lorsqu’Anne soulignait que leur fils l’interpelait sur sa place, « et toi, tu as des tétées, tu es une dame  ? ». Et ce faisant, il participait dans le jeu triadique, à la parentalisation d’Anne. Je rappelle seulement que l’enfant expérimente très tôt des expériences interpersonnelles avec l’un et l’autre parent, qu’il va apprendre à les identifier comme différents, tout en rencontrant aussi le couple dans sa dimension d’articulation de l’érotique et du parental.

« Père et mère apportent des choses différentes, et apportent chacun l’articulation de l’un à l’autre. C’est une telle articulation que suppose la tiercéité », écrit Albert Ciccone (Ciccone A., 2014). Il construit son propre espace tiers interne.

Nous voyons que cette question du tiers, souvent représenté par le « père », est l’affaire de tous et de chacun. Chacun y participe avec son histoire passée et actuelle faite de représentations, d’identifications, d’éléments transgénérationnels. Chacun expérimentant un manque en soi, aménage alors un espace tiers, un fauteuil vide. Je prolonge alors la métaphore : le fauteuil peut être là, confortable ou pas, grand ou petit, sobre ou travaillé, mais aussi occupé par des représentations, une histoire infantile envahissante. Pour celles, ceux du pôle « paternel », quel est leur désir d’occuper cette place et vont-ils l’occuper, s’ils sont à même de s’y assoir. « Non seulement il faut un fauteuil libre dans la psyché maternelle (une place de tiers investie, entre elle et son enfant), mais encore faut-il que le père prenne action et vienne s’y asseoir (qu’il incarne le tiers spécifique, qu’il investisse l’enfant) » (Noël R. & Cyr F., 2012)

À présent il m’apparait pertinent de penser que ce qui est nommé « fonction paternelle » en tant que processus de tiercéité, s’opère chez ces deux couples entre les deux mères [la mère biologique et le deuxième nom de mère] et leurs enfants si l’on considère qu’en chaque parent se combine du féminin/maternel et du masculin/paternel, en d’autres termes, une biparentalité psychique. Le travail d’accordage de Céline et Ludivine est peut-être la face émergée de l’iceberg dont la face immergée serait le travail d’équilibre à la fois en chacune d’elles et entre elles deux, de la double dimension masculine/paternelle et féminine/maternelle. En ce sens, leur enfant a rencontré ce travail — quand il pleurait je lui disais « va voir maman » il sera mieux avec toi » confie Célia — et il s’y est ajusté comme chacune d’elles s’est également ajustée à lui. Il rencontre alors la différence, « l’écart » selon l’expression de Bernard Golse qui écrit alors « ce qui importerait toujours pour l’enfant, c’est d’être introduit à la différence dont la différence des sexes — en termes d’homme ou de femme — ne serait alors qu’un des paradigmes possibles : le plus visible, le plus clair, mais peut-être pas le seul  ? » (Golse B., 2016)

Au terme de mon travail, l’interrogation de Célia « J’avais beaucoup de peine à trouver ma place, je ne suis pas son père, je ne suis pas sa mère, du coup je suis qui  ? » peut à présent s’entendre ainsi : est-ce que cette place ne serait pas celle d’une fonction symbolique ordinairement nommée « père symbolique », une place de tiers que des couples de femmes construisent dans un processus d’élaboration psychique d’une nouvelle parentalité. Alors émerge une autre question : peut-on encore lui accoler le qualificatif de « paternel »  ?

Bibliographie

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Notes

1 Christiane Taubira, Garde des Sceaux, ministre de la Justice « Oui, c’est bien le mariage, avec toute sa charge symbolique et toutes ses règles d’ordre public, que le Gouvernement ouvre aux couples de même sexe, dans les mêmes conditions d’âge et de consentement de la part de chacun des conjoints, avec les mêmes interdits (…) avec les mêmes obligations pour chaque conjoint vis-à-vis l’un de l’autre, les mêmes devoirs des enfants vis-à-vis de leurs parents et des parents vis-à-vis de leurs enfants. Oui, c’est bien ce mariage que nous ouvrons aux couples de même sexe. »

2 Arrêté du 24 mai 2013 modifiant l’arrêté du 29 juillet 2011 modifiant l’arrêté du 1er juin 2006 fixant le modèle de livret de famille (rectificatif) : Il n’est plus fait mention du « Nom de l’époux » et « Nom de l’épouse » pour les couples mariés et du « Nom du père » et « Nom de la mère » pour les couples non mariés qui ont des enfants. Dans le Décret du 24 mai 2013, cette partie est laissée vierge et l’Officier d’État civil peut donc mentionner « Épouse ou mère » et « Époux ou père » ou « Épouse ou mère » et « Épouse ou mère » ou « Époux ou père » et « Époux ou père ». C’est ainsi qu’il peut y avoir 2 mères ou 2 pères mentionnés.

3 Avec l’expression « autre que la mère », je propose d’entendre « autre que la mère biologique ».

4 Je souligne pour indiquer l’insistance mise par Stéphanie.

5 Raphaëlle Noël et Francine Cyr empruntent cette métaphore à Julien, P. (1992) Les trois dimensions de la paternité, dans Clerget, J. et M-P. Places du père. Violence et paternité, Presses universitaires de Lyon, p. 169 et aussi des mêmes auteurs « Comment penser la fonction du père ? Vers une vision systémique de la fonction de triangulation ».

6 J’ai souligné pour indiquer l’insistance mise par Sophie.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Ronzon, « La question de la fonction paternelle chez des couples de femmes », Canal Psy [En ligne], 131 | 2023, mis en ligne le 31 janvier 2024, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3531

Auteur

Pierre Ronzon

Étudiant en Master 2 Formation à Partir de la Pratique

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