Ma première rencontre avec Jean Marie Besse se passe en soirée, au 18 quai Claude Bernard. Nous sommes en septembre 1979. Je suis une jeune institutrice débutante, en cours de formation pour l’enseignement spécialisé, et je me suis inscrite, un peu par hasard, dans le cursus de psychologie pour les étudiants travailleurs proposés par Lyon 2. Jean Marie est un jeune enseignant vacataire. Lui-même a été instituteur. Les cours ont lieu de 18 h à 22 h et les TD sont composés d’étudiants très motivés et avec une expérience professionnelle. Dans ce contexte post-soixante-huitard (dans le bon sens du terme), les enseignements reposent sur des travaux de groupe qui permettent de valider plusieurs UV ou Unités de Valeur, les ECTS de l’époque. Jean Marie guide nos travaux avec beaucoup de bienveillance et enrichit nos réflexions, il porte le principe de l’éducabilité pour tous et nous stimule dans notre cursus. Je ne le savais pas encore, mais ce sera le début d’une collaboration plus ou moins proche qui aura duré 45 ans !
Les années 80 sont celles de l’émancipation éducative. Avec les travaux de Ardoino (1983) et Le Boterf (1983), les praticiens deviennent des chercheurs sur leurs pratiques, accompagnés par un universitaire qui apporte son réseau, la méthodologie, et les outils pour une véritable démocratisation des savoirs (Thollon Behar, 2008). Dans le même temps, les travaux du CRESAS sur la petite enfance (Bréauté & Rayna 1997) s’appuient sur la démarche de recherche-action : les professionnels peuvent devenir des chercheurs sur leurs pratiques. Elles impliquent dans une démarche d’observation et d’expérimentation des professionnelles de crèche. Ce principe m’intéresse particulièrement et résonne avec ce que Jean Marie m’a transmis et ce qu’il évoque de ses recherches avec des enseignants sur l’entrée dans l’écrit des jeunes enfants. Je soutiens ma thèse en 1993, dans une équipe parallèle, dirigée par Jean Marie Dolle. Cette formation à la recherche sera un étayage pour l’animation des recherches-actions que j’ai animées, après avoir quitté l’éducation nationale et m’être recentrée sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants en crèche. Je suis un peu éloignée de l’entrée dans l’écrit ou de l’illettrisme, mais je fais le pari de l’intérêt de se situer dans la prévention en offrant les meilleures conditions au développement du tout petit.
La démarche de recherche-action
C’est auprès d’enseignants de maternelle que je conduirai ma première expérience de recherche-action, en allant observer des activités pédagogiques dans les différents niveaux d’âge (recherche Pot-Caron à Vaulx-en-Velin). Les observations sont analysées du point de vue du développement cognitif. L’analyse est restituée aux enseignantes qui aménagent leur pédagogie en fonction de ces retours.
La démarche se modifie ensuite, afin de rendre plus acteurs les participants. Mon rôle est d’accompagner les professionnels de la petite enfance dans leur propre démarche de recherche.
La méthodologie de la recherche
Elle s’appuie sur les différentes étapes classiques d’une recherche. La première est celle de la définition d’une problématique issue de la pratique. Elle donnera lieu à une question de recherche, voire à une hypothèse qui sera mise à l’épreuve : par exemple « nous ne sommes pas assez disponibles le matin, à l’arrivée des parents. Ils sont nombreux à attendre, s’impatientent ». La deuxième étape est celle de la construction des outils. Souvent, l’observation armée, avec des grilles, sera utilisée, mais parfois aussi l’analyse de contenu des cahiers de transmission, les questionnaires adressés aux parents. Pour l’hypothèse du manque de disponibilité, des observations sont conduites lors des temps d’accueil des parents, le matin, en fin de matinée et en fin d’après-midi. Une grille d’observation est élaborée avec des indicateurs : nombre de parents qui attendent, placement des professionnels, comportement des enfants.
L’étape suivante est celle de l’analyse des données, une étape importante qui risque d’être souvent négligée par manque de temps. Pour l’exemple choisi, l’hypothèse est infirmée pour l’accueil du matin : un ou deux parents seulement attendent, ils ne montrent pas de signe d’impatience. En revanche, les observations montrent que pour ceux qui arrivent en fin de matinée, les professionnelles sont prises par d’autres tâches et ne sont pas disponibles. De même le soir, il manque des professionnelles pour assurer l’accueil. La dernière étape est celle du retour sur les pratiques. Les résultats de la recherche-action doivent provoquer des changements afin d’améliorer la qualité de l’accueil. Dans notre exemple, il n’y a rien à modifier le matin, sinon conforter la qualité des échanges. En fin de matinée, il s’agit de modifier le déroulement des activités afin d’avoir une professionnelle disponible pour l’accueil des parents. Pour le soir, l’accueil des parents nécessite une personne supplémentaire, donc un changement de planning.
Le dispositif sur le terrain
Le plus souvent, l’intervention est proposée au niveau d’un service comprenant plusieurs structures d’accueil collectif. La démarche est présentée à l’ensemble des professionnels qui, ensuite, choisissent un référent par équipe, voire deux dans le cas de grandes équipes. Ce sont ces référents qui vont participer aux séances de travail et qui vont avoir la lourde tâche d’impliquer leurs collègues dans la démarche. En moyenne, cinq séances de 2 h 30 de travail, réparties sur une année scolaire, permettent de mettre en œuvre la démarche. À la fin, les travaux de chaque équipe sont restitués à l’ensemble des professionnels, des parents et des partenaires (CAF, PMI) afin de mettre en valeur le travail conduit.
L’intérêt pour la pratique
Le premier intérêt est de valoriser le rôle des professionnels qui en ont bien besoin, tant les métiers de la petite enfance le sont peu. Ensuite, la méthodologie suscite la curiosité par la sollicitation à observer. Devenir chercheur sur ses pratiques redonne du sens à ce qui est fait, permet de prendre du recul. Les modifications qui découlent de l’analyse des données sont solides et facilement acceptées par ce qu’elles sont justifiées par la recherche. Les responsables de crèche savent comme il est difficile de faire bouger un planning. Or, nous l’avons vu, la modification est possible lorsque les professionnelles en voient la pertinence à partir de leur recherche.
L’animation d’un dispositif de recherche-action, un rôle particulièrement adapté à un psychologue
Accompagner les équipes dans les différents domaines du sanitaire et du social, au-delà de la petite enfance fait partie des missions possibles du psychologue. Sa formation à l’écoute, et à la recherche avec les travaux conduits en master lui apporte des compétences pour mettre en place la méthodologie de la recherche-action, utile et efficace quels que soient les terrains pour faire bouger les pratiques.
En revanche, il faut reconnaître que ce type d’investissement n’est pas valorisé pour envisager une carrière universitaire ! Les critères des revues scientifiques ne correspondent pas vraiment à ceux de la recherche-action. Ceci explique ma carrière plutôt tangentielle vis-à-vis de l’université.
Un exemple : le travail avec le CTRDV
C’est avec l’opportunité d’une demande du Centre Technique Régional pour la Déficience Visuelle, centre de ressource Rhône-Alpes, que notre collaboration la plus proche avec Jean Marie s’est déroulée. Le CTRDV accueille des enfants non-voyants ou malvoyants. Jean Marie est sollicité pour accompagner une recherche sur l’accès à la littérature jeunesse par l’intermédiaire d’un album adapté au handicap. Il me propose d’animer ce projet à partir de mon expérience de la recherche-action auprès des équipes de crèches. L’objectif est d’observer les enfants lors des différents ateliers proposés en lien avec l’album « la petite poupée ». J’anime les temps de réflexion qui réunissent une psychologue, deux orthophonistes, l’autrice de l’album, une étudiante de master 1 en psychologie. Un comité scientifique supervise le dispositif, dont Jean Marie fait partie. L’équipe du SIMEF accueille le groupe au cours de deux séances afin de discuter des différentes étapes de la démarche de recherche-action.
L’expérimentation inclut des ateliers de découverte de l’environnement en lien avec les thèmes de l’album. Les ateliers sont filmés et les interactions analysées. L’objectif de ces ateliers est de faire vivre des expériences perceptivo-motrices en les associant au lexique de l’album, de solliciter leur curiosité dans les situations de découverte de leur environnement et la confiance en soi.
Les hypothèses de cette recherche-action portent sur les interactions sociales : entre adultes et enfants, entre enfants et entre adultes.
- Hypothèse 1 : L’adulte intervient souvent trop vite dans une relation d’aide verbale ou physique, ce qui empêche l’enfant d’être autonome dans sa démarche d’exploration et ses découvertes sensori-motrices.
- Hypothèse 2 : Les interactions des enfants mal voyants ayant accès visuellement à l’espace proche avec des enfants non-voyants ont des caractéristiques proches de celles des adultes voyants avec des enfants non-voyants.
Les résultats sont riches et ont été malheureusement insuffisamment diffusés dans le champ de la psychologie. Pour les résumer, ils montrent tout l’intérêt de se placer du point de vue des interactions de tutelle entre un expert et un novice, théorisées par Jérôme Bruner, pour interpréter les échanges entre adultes et enfants, mais également entre enfants mal voyants et non-voyants. Prendre conscience de ses manques, savoir demander de l’aide, et exprimer ses questions nécessite un cadre sécurisant. L’expert doit permettre l’expérimentation et ne pas faire trop vite à la place de l’enfant.
Les observations ont également permis de faire des liens entre le langage oral et l’écrit Braille, d’analyser la comparaison que font les enfants entre écrit typique et braille.
La richesse de ce domaine de recherche avec une méthodologie participative a été considérable, et nous avons manqué de temps pour en envisager les différents aspects. Les participants ont noté tout l’intérêt de la psychologie du développement pour donner sens aux observations pédagogiques.
Les conditions de l’efficacité et de réussite de la démarche de recherche-action
Je me rends compte qu’elles reposent essentiellement sur des valeurs humaines que portait Jean Marie.
Croire dans les compétences des professionnels
Si le chercheur arrive avec une position surplombante, du haut de ses diplômes universitaires, les praticiens ne seront pas en confiance pour accepter l’incertitude du processus de recherche. La recherche sur son activité professionnelle est une aventure qui nécessite de remettre en question ses pratiques en les observant, ce qui est inconfortable. L’étayage de l’animateur doit être valorisant et soutenant. J’ai d’ailleurs toujours été étonnée par la qualité des observations et des réflexions des professionnels. Ils allaient toujours plus loin que ce que j’en attendais. Cela nécessite d’être à l’écoute et respectueux des compétences des professionnels de terrain.
Accepter une temporalité différente entre praticiens et chercheurs
Lorsque les praticiens envisagent qu’une modification dans les pratiques va apporter une amélioration, ils la mettent en œuvre. Ils n’attendent pas de faire des observations avant et cela peut être perturbant en termes de rigueur. Cela s’est passé à de multiples reprises et en particulier dans la recherche auprès d’enfants déficients visuels. La méthodologie et l’intervenant doivent s’adapter à cette temporalité.
Une rigueur dans la méthodologie
Pour autant, l’animateur de la démarche doit porter autant que possible les différentes étapes de la recherche. D’où l’intérêt de la formation à la recherche présente dans le cursus de psychologie, même si l’étudiant ne se destine pas à un doctorat. Pour ma part, ma participation à plusieurs équipes de recherche au sein de l’université Lyon 2 a été un étayage essentiel pour accompagner les équipes dans l’aventure de la recherche-action.
En conclusion
Même si j’ai été un peu éloigné de la problématique de l’entrée dans l’écrit ou de l’illettrisme, la rencontre avec Jean Marie, les échanges avec lui sur les enseignements de TD en tant que vacataire et notre collaboration pour un amphi de 3e année dont il m’avait confié une partie m’a fait grandir, tout au long de ma carrière. Il m’a fait confiance comme il a fait confiance aux membres de son équipe. Nous continuons à porter ces valeurs, ses valeurs.
Merci à toi, Jean Marie.
