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Il est bien dommage que pour rendre hommage à quelqu’un, on attende généralement qu’il ne soit plus présent… Et c’est aussi toujours quand il y a tant à dire qu’on en perd les mots… Pourtant, travailler sur le rapport à l’Écrit et le lire-écrire-parler et ainsi suivre les traces scientifiques de Jean-Marie Besse, a été mon sacerdoce pendant des années. Si aujourd’hui je ne sais par où commencer ni quoi vouloir transmettre de mon parcours aux côtés de Jean-Marie, c’est que j’en retiens tant de choses, principalement en termes de valeurs de travail et d’humanité partagées.

Jean-Marie a réussi en toutes circonstances à s’entourer professionnellement, en accordant confiance et valeurs aux membres de son équipe, en les responsabilisant et en les impliquant, notamment autour de projets de recherche variés. Il a ainsi participé à façonner des personnalités curieuses, ouvertes et travailleuses, affirmées dans leurs pratiques, leurs idées et leurs points de vue, mais aussi bien peu enclines à la rédaction et à la production d’articles de recherche… Alors quel dernier tour de force scientifique que de nous réunir pour écrire pour lui (et en plus, sur lui, comble de l’ego du chercheur) ! Et cette fois-ci, sans faire appel à sa relecture et ses conseils (ce qui peut aussi signifier, en contexte d’écriture scientifique, déplacer une virgule dans un texte…) ; je n’aurais d’ailleurs pas pensé que cela me manquerait autant ni que cela pouvait être plus compliqué qu’écrire une thèse… Au moins dans une thèse, le sujet est censé être clairement identifié et défini ; mais que dire sur/de Jean-Marie et de l’apport de ses travaux à la communauté scientifique et professionnelle ?

Dans mon parcours et ma pratique, restera gravée la notion d’appropriation développée par Jean-Marie Besse, d’abord appliquée à un objet spécifique, l’Écrit, mais finalement transférable au domaine des apprentissages et des savoirs de façon générale ; ce concept d’appropriation réunit selon moi les aspects majeurs des apports du travail scientifique de Jean-Marie Besse, à une pratique de terrain comme de recherche en psychologie du développement et de l’éducation.

C’est en effet dans une perspective de psychologie du développement que le concept d’appropriation a été proposé par Jean-Marie Besse, pour se substituer aux termes d’apprentissage (renvoyant aux aspects pédagogiques liés à la rencontre avec l’adulte) ou d’acquisition (sur un versant plus linguistique). Il l’a d’abord utilisé dans le cadre d’un modèle systémique présenté au colloque de Lyon « L’illettrisme en questions » en 1990 (Besse, de Gaulmyn, Ginet & Lahire, 1992), puis complété sur le plan des aspects cognitifs (Besse, 1995).

En effet, l’Écrit étant un objet social, présent partout au quotidien, l’appropriation de l’Écrit est d’abord le résultat d’un apprentissage précoce, durant lequel l’enfant va faire des hypothèses et reconstruire l’objet lire-écrire, au gré des conflits cognitifs rencontrés et des relations établies entre l’Écrit et son expérience du monde, comme en témoignent les recherches sur la psychogenèse de l’écrit (Ferreiro & Gomez Palacio, 1988 ; Ferreiro, 2000) adaptées par Besse et son équipe (Besse, de Gaulmyn & Luis, 1993 ; Besse & l’ACLE, 2000 ; Besse, 1993 ; Luis, 1993), ou encore ceux portant sur les orthographes approchées (Charron, Montésinos-Gelet & Morin, 2008 ; Montésinos-Gelet & Morin, 2006).

Ce travail autour de l’Écrit, qui avait commencé bien avant l’entrée à l’école, va se poursuivre tout au long de la vie de l’individu. L’appropriation de l’Écrit se présente ainsi avant tout comme un modèle dynamique, au centre duquel se trouve le sujet et englobe l’ensemble des pratiques et représentations relatives à la lecture-écriture, en tenant compte tant de dimensions cognitives (en référence au constructivisme piagétien), que sociales (inspiré par la théorie de Vygotski) et plus personnelles.

Au final, l’appropriation de l’Écrit peut se définir comme l’intégration et la reconstruction active d’éléments en lien avec l’Écrit, significatifs pour soi. Elle dépend en ce sens de ce que chacun fait de ses compétences et de ses représentations sur l’Écrit, par rapport à un contexte personnel et un vécu propre à chacun.

Besse et son équipe (Besse, Luis, Paire, Petiot-Poirson & Petit Charles, 2004 ; Besse, 1992, 1995) ont alors développé un modèle de l’appropriation de l’Écrit en 5 axes :

  • Axe de la motivation : lire-écrire, pour quoi, pour qui ?
    • L’environnement socio-affectif et la rencontre de pratiques sociales, personnelles et interpersonnelles, vont permettre de donner sens aux activités de communication et de représentation par l’Écrit.
  • Axe des traitements cognitifs : comment fait-on pour lire-écrire ?
    • Il s’agit d’analyser les comportements de lecteur-scripteur, pour mettre en évidence le raisonnement du sujet sur l’Écrit, les procédures et stratégies mobilisées et leur efficacité.
  • Axe métacognitif : comment le sujet décrit ses conduites ?
    • Comment le sujet se représente lui-même dans son rapport à l’Écrit, ce qu’il peut dire de sa propre façon de fonctionner, ce qu’il perçoit de ses processus cognitifs par rapport aux difficultés rencontrées comme aux compétences manifestées, ce qu’il renvoie en termes de confiance en soi.
  • Axe métalinguistique : que représente la langue pour le sujet ?
    • Cet axe regroupe les fonctions, usages, caractéristiques, connaissances, représentations et toute activité de réflexion sur la langue.
  • Axe des pratiques : quelle place occupe le lire-écrire dans la vie du sujet ?
    • Cet axe interroge les pratiques du sujet, effectives, souhaitées ou observées, dans le cadre familial ou professionnel par exemple, imprégnées du modèle scolaire ou non, pour savoir ce qui fait sens pour lui.

Ces axes ou sous-systèmes se retrouvent complémentaires et interdépendants et permettent d’avoir une vision globale du sujet dans son rapport à l’Écrit, l’entrée cognitive étant principalement utilisée par Jean-Marie Besse pour accéder aux autres dimensions de l’Écrit.

Adossé à ce modèle, le DMA (pour Diagnostic des Modes d’Appropriation de l’Écrit), permet de mesurer et rendre compte des compétences à l’Écrit. Initialement utilisé auprès d’adultes, le DMA est à entendre autant comme un outil que comme une démarche, visant à la fois à :

  • favoriser la libre expression et donner le droit d’oser, en instaurant un cadre de confiance, dans une situation d’entretien individuel rappelant le moins possible le contexte scolaire ;
  • aider à la prise de conscience de son raisonnement, dans une démarche de coévaluation dynamique des compétences, où sujet et psychologue sont en interaction constante ;
  • s’adapter à la personne rencontrée : le DMA propose des situations de difficulté variable portant sur le lire-écrire-parler et des activités adaptées au public rencontré, construites à partir de documents pouvant faire partie du quotidien des personnes ;
  • évaluer le rapport à l’écrit au sens large, en évaluant à la fois performances et compétences, pour avoir une vue d’ensemble suffisamment précise de la façon dont le sujet s’est (ou non) approprié l’écrit, pour élaborer par la suite un projet de remédiation.

Fort de son expertise et de ses expériences, alliant actions de terrain et recherches, Jean-Marie a aussi su partager et adapter son modèle et sa démarche à différents publics et niveaux :

  • En local : avec l’exemple lyonnais du SIMEF et des Ateliers Alpha, destinés à des enfants de CP rencontrant des difficultés d’apprentissage, et prônant la mise en place d’activités ludiques sur le lire-écrire, mais aussi dans la formation des étudiants de l’Université Lyon 2 et notamment dans le cadre du DEPS (Besse, 2005) ;
  • Sur le plan régional ou national : avec l’ANLCI et l’enquête Information et Vie Quotidienne (Besse & Guérin-Pace, 2002), mais aussi en décrochant l’appel à projets de la Fondation Orange, portant sur la formation de personnes relevant de situations d’illettrisme en zones rurales, avec une mention spéciale pour la rencontre avec Emilia Ferreiro lors d’un congrès à Mons en 2011 pour présenter cette recherche ;
  • Voire à l’échelon européen : participation aux projets européens MODEVAL21 et CEPPAC32 sur les questions d’illettrisme, avec la conception de modules de formation de formateurs à l’évaluation des compétences en littératie.

Au final, Jean-Marie a aussi su appliquer son modèle et sa démarche dans sa façon d’être, de communiquer et de partager avec son équipe, que cela soit en prenant en compte les personnes dans leur globalité, en leur laissant la possibilité d’oser, d’expérimenter, de sortir des sentiers formels et de donner du sens aux pratiques, en se positionnant toujours dans la bienveillance et la valorisation des compétences…

Merci pour ces opportunités. Merci pour cette confiance professionnelle. Merci pour cette amitié.

Pour tout cela, je garderai de Jean-Marie l’image d’un homme impressionnant.

Impressionnant dans son parcours. De culture et de connaissances. De rencontres et d’humanité.

Impressionnant dans sa posture. Imposant quelque part, mais uniquement dans l’image politisée de directeur d’institut et de professeur d’université (tout de suite beaucoup moins quand on se réfère à la photographie des 4es de couverture de ses livres, en mode gros nounours barbu) ; jamais concernant ses idées, au contraire. Dans une volonté de transmettre, guider, accompagner, laisser libre. S’autoriser à s’étonner. Donner le droit à l’erreur.

Impressionnant dans sa patience (ça, c’est lui qui le disait…). Entouré de femmes majoritairement, qu’il avait choisies comme membres de son équipe (le PsyEF) et dont j’ai eu la chance de faire partie.

Impressionnant dans sa personnalité. Dans la transmission (fine) de ses savoirs et de ses connaissances. Dans son humour (pas toujours très fin cette fois).

Impressionnant dans sa rigueur et son exigence. Envers lui-même en premier lieu, puis envers son équipe. Avec un niveau adaptatif, en fonction des compétences, des limites et du rythme de chacun.

Impressionnant dans sa présence et sa disponibilité. Dans les conseils distillés au fil des ans. Dans sa capacité à donner des repères pour déposer les angoisses, les doutes et les inquiétudes professionnelles. Dans les balises dressées au bord du chemin pour frôler les limites sans jamais les dépasser ; juste se dépasser.

Quand on est psychologue, disait-il, on est sur un bateau dont on est le seul maître à bord. C’était quand même drôlement pratique de vous avoir comme phare.

Jean-Marie, j’espère que vous savez tout ce que vous m’avez apporté… La liste est bien trop longue et faire des choix est chose si peu aisée pour moi qu’il m’a fallu attendre la dernière échéance pour écrire ces quelques lignes. Je crois aussi que je ne veux pas réaliser que vous n’êtes plus là ; parce qu’au fond, avec tout ce que vous avez partagé et transmis, vous êtes toujours un peu là, non ?

Bibliography

Besse, J.-M., Gaulmyn, M.-M. de, Ginet, D., & Lahire, B. (1992). L’“illettrisme” en questions. Lyon : PUL. https://doi.org/10.4000/books.pul.8885

Besse, J.-M. (1992). Procédures et stratégies de traitement de l’information écrite : l’illettrisme manifesté ? In J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn, D. Ginet, & B. Lahire (Eds.), L’“illettrisme” en questions (pp. 119–162). Lyon : Presses universitaires de Lyon. https://doi.org/10.4000/books.pul.8951

Besse, J.-M. (1993). De l’écriture productive à la psychogenèse de la langue écrite. In G. Chauveau, M. Rémond & E. Rogovas-Chauveau (Eds.), L’enfant apprenti-lecteur (pp. 43–72). Paris : L’Harmattan.

Besse, J.-M., de Gaulmyn, M.-M., & Luis, M.-H. (1993). Du pouvoir lire-écrire son prénom au savoir lire-écrire. Études de Linguistique Appliquée, 91, 8–21.

Besse, J.-M. (1995). L’écrit, l’école et l’illettrisme. Paris : Magnard.

Besse, J.-M., & l’ACLE. (2000). Regarde comme j’écris ! Paris : Magnard.

Besse, J.-M. & Guérin-Pace, F. (2002). Une évaluation des compétences sur l’écrit. L’enquête « Information et vie quotidienne ». Économie et Humanisme, 363, 17-21.

Besse, J.-M., Luis, M.-H., Paire, K., Petiot-Poirson, K., & Petit Charles, E. (2004). Évaluer les illettrismes : diagnostic des modes d’appropriation de l’Écrit-guide pratique. Paris : Retz.

Besse, J.-M. (Ed) (2005). Des psychologues à l’école ? Paris : Retz. https://doi.org/10.14375/np.9782725623108

Charron, A., Montésinos-Gelet, I., & Morin, M.-F. (2008). La temporalité didactique dans les pratiques déclarées en orthographes approchées chez des enseignantes de maternelle. Revue Française de Pédagogie, 163, 91–103. doi : 10.4000/rfp.1003

Ferreiro, E., & Gomez Palacio, M. (1988). Lire-écrire à l’école, comment s’y apprennent-ils ? Analyse des perturbations dans les processus d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Lyon : CRDP.

Ferreiro, E. (2000). L’écriture avant la lettre. Paris : Hachette Éducation.

Luis, M.-H. (1993). Contribution à l’étude de la psychogenèse de l’écrit : une expérimentation en banlieue lyonnaise (Doctoral dissertation). Université Lumière Lyon 2, Lyon.

Montésinos-Gelet, I., & Morin, M.-F. (2006). Les orthographes approchées : Une démarche pour soutenir l’appropriation de l’écrit au préscolaire et au primaire. Montréal : Chenelière Éducation.

Notes

1 Un outil européen pour évaluer les compétences des adultes en difficulté sur l’écrit - Manuel de référence & Module de formation de formateurs à l’évaluation des compétences de base. Projet MODEVAL2. https://diposit.ub.edu/dspace/simple-search?query=modeval2

2 Formation des adultes aux compétences de base – Modules de formation de formateurs appelés à intervenir auprès de personnes en difficulté sur la littératie. Projet CEPPAC3.

References

Electronic reference

Sara Majaji, « Hommage à JMB », Canal Psy [Online], 135 | 2025, Online since 24 octobre 2025, connection on 25 octobre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3628

Author

Sara Majaji

Psychologue et docteure en psychologie

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