Le Pr Jean-Marie BESSE nous a quittés brutalement le lundi 9 décembre 2024 et, si j’écris ce texte, c’est pour rendre hommage à la manière dont, pendant les quinze années durant lesquelles il a dirigé le Centre de formation au DEPS (Diplôme d’État de psychologie scolaire) de Lyon, il a œuvré pour le développement de la psychologie à l’école, avec la conviction « qu’exercer comme psychologue en milieu scolaire est une authentique pratique de psychologue, référencée au code de déontologie des psychologues, et qui tient sa spécificité de ce que cette pratique s’organise au sein de l’institution scolaire et en lien institutionnel avec les orientations du ministère de l’Éducation nationale » (Besse, 2017, p. 10). Mais j’écris aussi pour le remercier de la manière dont il m’a permis, au fil du temps, d’apprendre et de progresser, intellectuellement et professionnellement, et pour rendre hommage au formidable formateur qu’il était.
La première fois que j’ai rencontré Jean-Marie, c’était en 2009, justement pour l’entretien de recrutement en vue de la formation au DEPS. Il m’avait appelée à la maison, un ou deux jours plus tôt, pour modifier le lieu de notre rendez-vous. Plutôt que sur le campus, c’est donc à l’INSPE, encore IUFM à l’époque, que, déjà favorablement étonnée par sa simplicité d’abord au téléphone, j’ai, lors de cet entretien qu’il menait en binôme, été impressionné par son écoute, sa bienveillance, son humour et sa finesse d’analyse, qualités qui ne sont jamais démenties par la suite.
Tout au long de notre année de formation, d’abord, durant laquelle il a su accompagner ce qui était, pour un certain nombre d’entre nous, les premiers pas dans la méthodologie de la recherche ; ceci, sans jamais nous imposer une méthode « de référence », mais en nous conduisant à choisir celle qui serait la plus adaptée à notre objet de recherche (Besse, 2017). Il s’agissait, pour lui, à travers les choix théoriques et méthodologiques qui fondaient le cadre de la formation, de nous permettre d’appréhender au mieux, durant cette année-là, les différentes dimensions du développement de l’enfant, tant psychoaffectives que cognitives, sociales ou culturelles, en acquérant des connaissances dans les différents « sous-domaines de la psychologie, chacun étant nécessaire, mais nullement suffisant » (Besse, 2005, p. 255). Il pointait, ainsi, la nécessité, pour le psychologue intervenant à l’école, de pouvoir convoquer « l’ensemble des champs d’explication possibles, pour engager une approche clinique – au sens d’une rencontre individuelle – qui regarde aussi du côté du social et du culturel, du groupal et du relationnel, de l’intrapsychique et du cognitif » (Besse, 2005, p. 249). Cela impliquait donc de pouvoir se référer à des approches théoriques et méthodologiques variées, ce qu’il a constamment cherché à mettre en œuvre dans le cadre de la formation au DEPS, en nous encourageant, de plus, à toujours penser notre « travail, dans un aller-retour entre la théorie, le travail de théorisation et la pratique clinicienne » (Besse, 2005, p. 249 ; 2017, p. 11).
C’est ainsi qu’à la suite de cette année de formation, alors que je débutais dans mes fonctions de psychologue scolaire, il m’a tout naturellement proposé de poursuivre mes activités de recherche, alors même que mes centres d’intérêt n’entraient pas exactement dans les thèmes de travail sur lesquels il s’était penché durant toute sa carrière. Mais c’est, sans doute, d’autant plus parce qu’il était important, pour lui, que les chercheurs s’intéressant à la « psychologie dans le champ de l’éducation scolaire (…) intègrent dans la définition de leur objet d’étude et dans leur méthodologie de recherche l’ensemble des facteurs agissant sur l’apprentissage en milieu scolaire, » (Besse, 2017, p. 11), sa grande curiosité et son ouverture d’esprit qui l’ont fait m’encourager dans mon désir de mieux appréhender le concept de flexibilité cognitive en situation de résolution de problèmes.
En effet, pour Clément (2009), aucune situation n’est un problème en soi : elle peut l’être pour certains, ne pas l’être pour d’autres, mais, si elle pose effectivement problème, découvrir une procédure pour atteindre le but va nécessiter de pouvoir changer de point de vue sur la situation. Dès lors, trouver une solution sans savoir immédiatement comment y parvenir suppose d’avoir plusieurs points de vue sur la situation considérée afin d’en choisir le plus pertinent, mais aussi de pouvoir en changer lorsque l’on se retrouve en situation d’impasse, c’est-à-dire lorsque les procédures utilisées auparavant ne fonctionnent plus, ce que Clément (2006 ; 2009) interprète comme différentes expressions de la flexibilité cognitive. Celle-ci, parce qu’elle permet de changer son mode d’approche d’une question, facilite l’adaptation à la nouveauté, ce qui en fait une capacité particulièrement sollicitée à l’école, et susceptible d’avoir de réelles incidences sur les apprentissages.
C’est donc la compréhension de ce qui permet à certains enfants d’avoir plusieurs points de vue sur une situation donnée, de pouvoir les confronter et en changer si nécessaire et, à l’inverse, ce qui empêche d’autres enfants d’appréhender différemment la situation, les amenant à répéter, sans succès, la même procédure, qui a fait l’objet de ce travail de thèse. Mieux comprendre ce qui permet aux enfants de faire preuve de flexibilité cognitive en situation de résolution de problèmes m’a ainsi amenée à m’intéresser aux capacités d’ordre cognitif et émotionnel qui pourraient favoriser ou, au contraire, entraver cette pluralité de points de vue (Borjon, 2016).
Pour Dolle (2008), certains enfants, parce qu’ils n’ont pas accès à la réversibilité logique, ne peuvent accéder à la relativité des points de vue et semblent donc comme enfermés dans leur perspective propre, ce qui pourrait les empêcher d’attribuer de nouvelles significations à la situation-problème, autre que celles issues de leur expérience personnelle. Dès lors, comme ils ne peuvent exécuter ni anticiper mentalement les transformations, encore moins les annuler en pensée, il leur est difficile d’envisager une situation selon plusieurs points de vue, et cela d’autant plus que leurs actions restent orientées sur le seul résultat recherché, sans pouvoir dissocier le but des moyens pour l’atteindre. Or, dans l’approche défendue par Clément, où la flexibilité est décrite du point de vue de la capacité à s’engager dans le codage des propriétés du problème, l’ensemble des contraintes caractérisant la situation devant être identifiées et respectées pour atteindre le but, si la représentation de celui-ci n’est pas dissociée de la procédure et si l’attention du sujet reste focalisée sur la seule réalisation du but, des conduites de persévération en résolution de problèmes peuvent alors être observées (Clément, 2009).
L’approche dite de la théorie de l’esprit, capacité très liée, selon Veneziano (2010), à celle d’avoir une pluralité de points de vue, s’est attachée à observer comment l’enfant parvient à différencier son point de vue propre de celui d’autrui. L’accession à une pluralité de points de vue pourrait ainsi nécessiter d’être capable d’attribuer, à soi-même comme à autrui, et en concevant qu’ils peuvent être différents, des états mentaux, cognitifs ou affectifs. Berthoz (2004) fait, de plus, l’hypothèse que les mécanismes spécifiques qui permettent de manipuler les points de vue spatiaux (Piaget & Inhelder, 1947) sont aussi à la base de la capacité à manipuler librement les points de vue de type cognitif, faisant envisager un lien entre pluralité de point de vue et capacités de décentration. Se libérer de l’égocentrisme permet, en effet, à l’enfant, ainsi que le soulignait Piaget (1964), de coordonner aussi bien les points de vue provenant de différentes personnes que ses propres intuitions successives, ce qui pourrait donc, là aussi, être constitutif de la capacité à changer de point de vue ou de mode d’approche d’une question, caractéristique, selon Clément (2009), de la flexibilité cognitive.
Toutefois, pour Andronikof (2010), cette capacité à changer de point de vue paraît nécessiter, non seulement d’inhiber son propre point de vue pour le remplacer par un autre, mais, surtout, de pouvoir confronter ces deux points de vue en les conservant simultanément. En effet, le risque, en inhibant sa pensée pour prendre en compte celle de l’autre, serait de retomber, dès son départ, dans son point de vue initial ou d’adopter celui de l’autre, au risque de perdre sa propre identité. Le décentrage à opérer est, d’ailleurs, décrit par Berthoz comme le passage d’une perception égocentrée à une perception allocentrée qui nécessite, tout en gardant un point de vue égocentré, de se mettre à la place de l’autre, afin de pouvoir éprouver le monde du point de vue d’autrui. Il s’agit là d’être complètement, et en même temps, soi et un autre, de se dédoubler tout en restant soi-même, c’est-à-dire de pouvoir changer de point de vue en conservant le « sentiment de soi » (2004, p. 263), ce qui, souligne-t-il, au-delà des seules capacités de décentration spatiale et de théorie de l’esprit, définit l’empathie.
De fait, selon Veneziano (2010), l’accession à la pluralité de points de vue ne peut être considérée comme définitive et est susceptible d’être remise en question, notamment par l’engagement émotionnel et les enjeux personnels des individus. La conquête de la pluralité interprétative, de cette flexibilité qui permet de changer d’opinion, pourrait ainsi être empêchée, malgré la présence de capacités de décentration et de théorie de l’esprit, par une certaine difficulté à confronter des points de vue différents, à prendre en compte le point de vue d’autrui en même temps que le sien propre. Remettre en cause son point de vue initial pour envisager d’autres possibles et confronter ces différents points de vue nécessiterait de pouvoir reconnaître et aborder le conflit, de supporter le doute et l’incertitude, avec l’inconfort affectif que cela induit (Andronikof, 2010), ce qui serait susceptible d’être en lien avec une certaine estime de soi permettant de « penser autrement sans être déstabilisé dans sa valeur » (Lemmel, 2004, p. 59).
C’est ainsi que j’ai travaillé à mieux comprendre dans quelle mesure la flexibilité cognitive, considérée comme la capacité à adopter plusieurs points de vue sur une situation ainsi qu’à pouvoir en changer, pourrait être en lien avec un fonctionnement cognitif marqué par l’opérativité, ainsi qu’avec la présence de capacités de décentration et de théorie de l’esprit. De plus, au-delà de ces aspects développementaux, j’ai essayé d’appréhender dans quelle mesure elle pourrait nécessiter de pouvoir confronter ces différents points de vue, c’est-à-dire d’être capable de se remettre en cause et de prendre en compte un autre point de vue que le sien en gardant son propre vécu, en lien avec les concepts d’estime de soi et d’empathie.
Cette capacité à s’adapter à des situations nouvelles ou changeantes, à les appréhender différemment et à les interpréter autrement, si elle facilite la résolution de problèmes mathématiques et les apprentissages scolaires, se révèle aussi indispensable dans les moments, parfois décisifs, de la vie, où il faut pouvoir prendre en compte un autre point de vue que le sien, voire en changer, sans pour autant se conformer ou se soumettre à celui d’autrui en se perdant soi-même. Berthoz se demande, dès lors, comment la capacité d’avoir plusieurs points de vue, comment la « pluralité interprétative, comment la flexibilité, la tolérance » (2010, p. 186), fondement de notre capacité à changer de point de vue, pourrait être favorisée durant l’enfance.
Alors, comme, pour Jean-Marie, « l’enfant apprenant, c’est à la fois celui qu’étudie telle ou telle branche de la psychologie, mais c’est aussi et surtout ce sujet au carrefour d’influences, à un point d’intersection qui modifie les trajectoires décrites par chacune des approches scientifiques partielles » (Besse, 2017, p. 11), il s’est engagé avec enthousiasme à me soutenir dans cette recherche exploratoire. Et c’est ainsi que, tout au long des années qu’a duré notre relation, tant professionnelle qu’amicale, il m’a accompagnée à découvrir de nouveaux possibles en acceptant de se laisser entraîner dans les détours de mes réflexions et en prêtant toujours attention à mes propres points de vue et ressentis émotionnels.
Morin, s’est précisément demandé qui d’autre que l’enseignant « pourrait, si ce n’est dans l’échange compréhensif, enseigner la compréhension humaine ? Qui d’autre pourrait inciter concrètement, dans l’encouragement et la stimulation, à affronter les incertitudes ? » (2014, p. 120). Eh bien, Jean-Marie, qui avait commencé sa carrière professionnelle comme instituteur a justement su, au fil du temps, s’adapter aux cheminements de ma pensée en conservant, de manière constante, sa simplicité d’accès, son écoute, sa réactivité, face à chacun de mes questionnements, mais aussi son humilité, sa capacité à prendre en compte mon point de vue tout en m’aidant, dans les moments d’impasse, à pouvoir penser autrement et à envisager de nouvelles perspectives.
Lui qui, en 2021, avait conclu l’ouvrage co-écrit avec Marc Ferrero, actualisation de celui paru en 1983, en soulignant auprès des parents et éducateurs la nécessité, chaque individu étant unique, de « voir les problèmes que rencontre l’enfant sous un angle quelque peu différent de celui sous lequel on les envisage habituellement » (Besse & Ferrero, 2021, p. 214), savait bien, en tant que directeur de thèse, l’importance de savoir s’écarter de l’itinéraire déjà pensé pour pouvoir continuer à avancer. C’est donc ainsi, au fil du temps, dans cet échange réciproque, qu’il m’a permis de trouver, en même temps que je m’imprégnais de son expérience scientifique et méthodologique, ma propre voie en toute confiance, malgré les inévitables moments de doute.
J’ai, d’ailleurs, été particulièrement touchée de la confiance qu’il m’a accordée quand, inversant nos rôles habituels, il m’a demandé de bien vouloir relire le manuscrit de ce dernier ouvrage. Cette confiance, il me l’avait déjà témoignée, en 2015, lorsqu’il avait suggéré que je puisse intervenir dans la formation au DEPS. De fait, lors des quinze années durant lesquelles il a dirigé le centre de formation, Jean-Marie a confié à une collègue psychologue scolaire, parce qu’il avait la plus grande estime pour notre fonction, la responsabilité de la coordination des stages et du lien avec les maîtres de stage, fonction que j’ai donc commencé à exercer un peu après son départ et jusqu’à ce jour, d’abord dans le centre de formation au DEPS, puis, à partir de 2017, avec la création du corps des psychologues de l’Éducation nationale, dans le centre de formation PsyEN de Lyon.
Aujourd’hui encore, après dix années de coordination des stages, je me rends compte de la nécessité de continuer à faire vivre les liens entre les différents champs de la psychologie, et cela, plus encore, peut-être, du fait de la grande diversité des profils des psychologues retenus au concours de recrutement des PsyEN, cette hétérogénéité étant, ainsi que le souligne Nicolas Baltenneck, directeur du centre de formation de Lyon, essentielle à prendre en compte « sur le plan de l’ingénierie de la formation » (2017, p. 22). Mon souhait aujourd’hui, en tout cas, serait que les futures promotions puissent continuer à entrer dans ce métier qui, ainsi que l’écrivait Jean-Marie, « requiers des compétences sur les dimensions relationnelles (relation à l’autre et compréhension de soi), sur les dimensions cognitives et sur les dimensions écologiques (la situation éducative) » (2005, p. 261), en bénéficiant, comme cela a été le cas pour moi, d’une formation ouverte, exigeante et bienveillante tout à la fois, permettant à chacun de pouvoir envisager, avec confiance, tous les possibles qui s’offrent à lui. C’est de tout cela que je tenais, une dernière fois, à le remercier…
