Jean Ménéchal, Psychanalyse et politique. Le complexe de Thésée

p. 13-14

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Jean Ménéchal, Psychanalyse et politique. Le complexe de Thésée

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Le livre, délectable à plus d’un titre, ne laisse pas tranquille. Une plume, jubilatoire nous aiguillonne d’abord vers un plaisir fébrile à penser, à chercher, à explorer… Puis elle passe à autre chose, jouant de la rigueur et de la concision comme de l’implicite et du clair-obscur. C’est là un effet de fond et non de style : comment aborder sans de telles césures (ou de telles ruses ?) les énigmes que sont en permanence le rapport à la vérité en politique, les évitements qui en défendent l’approche en psychanalyse et au sein du mouvement psychanalytique (jusqu’à « l’intimité politique » de Freud et à la « conviction » qu’il réaffirme avec passion dans ses commentaires tardifs sur Totem et tabou), et enfin toute la clinique qui s’y rattache, à commencer par la perversion ? Laquelle aujourd’hui « sent encore le soufre » (p. 145), mais n’en reste pas moins consubstantielle à l’aventure démocratique, comme elle l’est à la structure et à la dynamique de son héros mythique : Thésée, roi d’Athènes et fondateur de la démocratie.

La préface de René Kaës puis l’avant-propos et la post-face de Jean Peuch-Lestrade précisent utilement le contexte et les développements de l’ouvrage dans l’œuvre de Jean Ménéchal. À commencer par sa thèse de doctorat en psychologie clinique, soutenue en 1992 sous le titre « Thésée et les chemins de la démocratie. Regards sur Freud, la psychanalyse et le politique ». C’est donc la matrice de ce livre : 908 pages, suivies d’un index thématique imposant et pas moins de 745 références bibliographiques !… Faire éditer un livre à partir de cet ouvrage monumental était la claire intention de Jean Ménéchal. D’incessantes publications et un investissement continu dans le champ de la psychopathologie ont différé ce projet jusqu’au décès de l’auteur, survenu à l’été 2001, en pleine activité malgré une maladie épuisante. La lourde tâche éditoriale revint à Marie Gilloots, l’épouse, et à Jean Peuch-Lestrade, l’ami. L’un comme l’autre avaient collaboré à plusieurs ouvrages dirigés par Jean Ménéchal. Ils surent s’entourer d’une équipe de « relecteurs », tous plus ou moins familiers de ses travaux et de son écriture foisonnante. Il n’en résulte, malgré la suppression de volumineux chapitres, aucun effet de « digest » : les textes sont totalement ceux de l’auteur, y compris les ellipses et les raccourcis dont il avait le secret.

Les promesses du titre sont tenues : politique et psychanalyse sont visitées en profondeur, dans les pleins et dans les creux. C’est bien dans le manque, l’écart et l’inachèvement que la vérité est cernée, la question initiale étant maintenue en tension d’un bout à l’autre : « Quels sont donc les enjeux politiques et la nature effective de la psychanalyse, au-delà de sa capacité de résistance pointée par J. Derrida ? […] Si la psychanalyse est farouchement privée, la politique est résolument publique ».

Pour un « état des lieux après Freud », le référentiel est ciblé : Paul Roazen, Pierre Kaufmann (la culpabilité collective « apparaît comme la condition de la conversion de la pulsion destructrice en activité de civilisation »), Eugène Enriquez et le lien social, René Major (de la trace à l’identité), Cornelius Castoriadis (le projet du politique est « d’aider la collectivité à créer les institutions dont l’intériorisation par les individus […] élargit leurs capacités à devenir autonomes »), Jean Clavreul et l’éthique de la libération, Guy Rososlato et la fonction des mythes sacrificiels. Pour le reste… balayée sévèrement, une certaine littérature (Gérard Miller est nommé) « qui a certes ses lecteurs mais ne permet guère de mieux comprendre, au-delà de quelques généralités ressassées, les ressorts de l’engagement politique » (p. 47). Les débats milanais des années 70 autour d’Armando Verdiglione sont jugés « obsolètes ». Si les contributions de Félix Guattari et Serge Leclaire y sont associées, les travaux de Pierre Legendre sur la jouissance du pouvoir ne sont pas évoqués. De même, l’épisode antipsychiatrique, ses auteurs et ses acteurs sont ignorés. Lacan est en revanche crédité d’une approche pertinente de la question du politique, à travers la transmission de la trace et l’origine de la morale : mais s’il l’a nommée (avec la fonction du nom-du-père dans la définition du sujet), agie en créant puis dissolvant l’École freudienne, il n’en a jamais fait un objet d’étude. Laissant même par son scénario sacrificiel, la voie ouverte au freudo-marxisme, concept de « père combiné » fusionnant le nom de Marx et le nom de Freud, « construction défensive fonctionnant comme un fétiche par rapport à l’angoisse soulevée par le nom de Lacan par rapport à celui de Freud ». Dépassée cette figure lacanienne du sacrifice, nous n’avons plus « sous la main » que Freud lui- même pour « faire office de victime » (p. 56)…

La référence essentielle est cherchée dans Totem et tabou (plutôt que Malaise dans la civilisation). Mais sa réduction notamment par Ernest Jones, à une psychanalyse appliquée est vigoureusement dénoncée : il s’agit bien d’un message fondateur, et de portée narcissique. Les explications tardives de Freud sur ses doutes post-éditoriaux en témoignent : « C’est qu’alors je parlais du désir de tuer le père […], maintenant je décris le fait réel ; après tout il y a un grand pas à franchir entre le désir et l’acte ». Et Ménéchal de conclure, passant du narcissisme à la Kultur via l’intimité politique de Freud et les « silences de l’honnête homme » : « De même que Totem et tabou procède directement, en la concluant, de la recherche entamée avec l’Œdipe, le champ du politique ne se distingue pas du champ individuel mais lui est coextensif. Chaque homme porte ainsi en lui la racine du politique ».

Reste que Freud entourera le mythe de Thésée d’un mystère troublant. Comme tant d’autres avant et après lui… Ceci, en dépit du retentissement qu’eut la découverte du palais de Minos en 1901. Que dissimulent ces résistances dans la nomination d’un héros aussi positif ? Et qui avait pourtant de quoi passionner le mouvement psychanalytique : selon Sophocle même, il reste à jamais « le seul à savoir comment Œdipe est mort » ! Il convenait donc de reprendre le chemin sinueux du labyrinthe, « au risque toujours présent de s’y perdre ». Pour faire bref, c’est d’abord le « destin pervers de Thésée » qui est retracé, à travers ses ruses, ses combats, ses alliances, ses trahisons et surtout ses rencontres, toujours comme tangentielles et biaisées (« regarde où je ne suis pas ») : le père, le vice et la vertu, la femme (les femmes : Ariane certes mais aussitôt abandonnée pour sa sœur Phèdre, et puis Hélène, Antigone…), le monstre et jusqu’à Œdipe, venu en aveugle à Colone, disparaître d’une mort invisible pour y transmettre son secret au seul Thésée. À cette transmission est référée l’unification de la cité puis la démocratie. En même temps que Thésée franchit le pas qui sépare la trahison de la loi, le lien collatéral instaure le champ politique. Ce qui unit les deux héros est également ce qui les oppose : l’un et l’autre gagnent le pouvoir en débarrassant la cité d’une menace monstrueuse (Œdipe la sphinx, Thésée le Minotaure) et en tuant le père (Thésée selon un scénario ambigu). Mais ensuite

« à Œdipe qui jouit du repos du guerrier dans la couche funeste, s’oppose le pouvoir assumé par Thésée pour réformer la cité […] l’un fait du pouvoir une question familiale, voire individuelle, l’autre lui donne, par l’utilisation qu’il en fait, une dimension proprement politique. Le politique est même ce que Thésée offre à Œdipe à Colone. » (p. 140.)

C’est dès lors autour du lien fraternel que s’articule le complexe de Thésée, laissé en suspens par Freud au bénéfice de l’avenue triomphale du complexe d’Œdipe. Une fois accompli le meurtre originel, « pourquoi les frères s’allient-ils ? […] s’est-on véritablement interrogé sur ce qui les unit positivement entre eux, et non plus dans leur similitude de lien vertical avec le père, manifestée par l’impuissance ou la haine ? » (p. 142). Le meurtre du père s’estompe derrière le désir de fraternité fondateur de l’organisation politique. Il faut alors envisager l’hypothèse « parallèle » d’un « être mythique frère, qui rejoindrait dans sa construction, les structures déjà étudiées et qui sous-tendent le complexe de Thésée ». Complexe qualifié de « confluent » (et non plus « parallèle », donc…) au-delà de la situation triangulaire classique. Il « mettrait en scène une figure de la loi distincte de celle du père et qui viendrait décrire la place de l’État » (p. 145). Le bipôle amour/haine hérité de l’impuissance œdipienne se complèterait donc d’un axe alliance/trahison qui s’inscrirait, lui, dans la dimension agie, mais aussi dans le sillage du déni et non du refoulement. On perçoit que si le premier marque de son empreinte la psychopathologie des névroses, le second résonne avec la dynamique perverse.

Cette résonance particulière est considérée avec beaucoup de gravité, dans une approche « positive » assez inhabituelle de la perversion, et dans ses dimensions multiples : tonalité perverse du lien collatéral et réciproquement, psychopathologie « politique » du pervers dans sa dynamique anale.

« La catégorie de la perversion est justement au cœur du débat sur la psychopathologie, en ce qu’elle propose un modèle imaginaire de démocratie, foncièrement “faux”, mais individuellement acceptable, pour suppléer aux “impossibilités” que porte en lui le modèle politique princeps, démocratique, du fait de son lien avec le manque. La perversion apparaît donc comme la caricature tragique d’une démocratie privée. » (p. 177.)

Les « destins pervers » et la « technique d’intimité » de Thésée pérennisent la trace d’une telle structure dans ce qui fonde et anime la démocratie.

« Oui, Thésée est bien de l’étoffe de Sade et de Machiavel réunis. » (p. 177). S’il « transforme la puissance en pouvoir », fondant par là même les règles de base de l’État moderne et du politique, C’est en introduisant « l’espace de la construction symbolique dans le social, en d’autres termes le politique » (p. 156). C’est en garantissant la circulation du symbole qu’il ouvre l’organisation politique athénienne, jusque-là enfermée dans la succession linéaire du pouvoir. Enfin, s’il parvient à cette libération, C’est grâce à sa « capacité particulière de déplacer et d’aménager la vérité ». Le complexe assure donc finalement l’homogénéité de sa structure sur trois composantes : « le lien collatéral comme fondement de la structure élargie du déni, la capacité d’aménagement de la vérité par une mise en mouvement permanente du symbole, et enfin l’orientation politique de la création culturelle, que Thésée établit en tant que dimension autonome » (p. 157). On sait qu’historiquement cette construction échoue : comme le fut Œdipe, Thésée est banni. Mais l’enjeu est radicalement différent : dès lors que la dimension symbolique est assurée dans le politique, l’héritage est pérenne. « Thésée vérifie ce faisant que, pas plus que la théorie n’empêche d’exister, le politique n’est infaillible » (p. 157).

 

 

Les développements finaux sont une méditation sur le pouvoir, la politique et le désir, que la démocratie grecque a tenté de concilier « au plein de leurs contradictions fécondes ». On sait comment la résonance entre les désirs du peuple et l’ambition des dirigeants la conduira au désastre : « consubstantielle à la relation maître/esclave qui fait l’essence du rapport pervers, elle nous amène à cette interrogation tellement contemporaine des limites de la démocratie : où commence-t-elle, où finit-elle ? » (p. 172). Déjà Thucydide rapportait à « Éros » le moteur du désastre de Sicile où Alcibiade « entraîna les athéniens dans le sens de leurs désirs ». Les figures modernes du populisme répondent bien à un mécanisme identique, ce qui fournit à la fois un modèle d’interrogation dynamique de l’actualité politique et un début de réponse à la question des « limites ». De même, l’ultime conclusion (pp. 179-180) pointe une sorte de féminité du pouvoir politique : référée à l’homosexualité du lien collatéral, elle pourrait aussi bien interroger de manière saisissante l’émergence récente de la parité représentative en politique et les scénarios féminins de lutte pour le pouvoir… d’autres questions politiques très actuelles pourraient être élaborées sous de tels éclairages : si René Kaës en évoque quelques-unes dans sa préface, Jean Ménéchal s’en tient à de rares et furtives allusions. Pourtant, la question reste constamment sous-jacente à son propos, au point qu’on en serait par moments fasciné. Lui aussi sans aucun doute, une excitation contenue se dégageant de certaines pages. Mais sa recherche est celle d’un ascète, et d’un analyste : s’il nous laisse toute liberté d’excursion, il n’en impose ni le moment, ni l’initiative, ni la destination. C’est donc au lecteur d’associer, de réfléchir et de développer à son gré.

Un même paradoxe (d’ouverture interrompue) concerne la frilosité du mouvement psychanalytique à l’endroit du politique. Des chapitres passionnants éclairent la nature politique de la psychanalyse et de son histoire. Pourtant, certaines phrases fulgurantes restent en suspens, comme celle-ci : « Le volet “politique” de la pensée freudienne a souffert d’un ostracisme surprenant de la part des psychanalystes eux-mêmes » (p. 141).

La suite n’est pas plus développée que l’autre question à laquelle renvoie, inévitablement, ce constat d’ostracisme : sur quel modèle politique se sont organisés les rapports entre Freud et ses disciples, entre les héritiers, et aujourd’hui entre les membres des institutions psychanalytiques ? Dit autrement, pour cadrer avec l’héritage de Thésée : comment s’articulent vérité, pouvoir, désir et politique pour les psychanalystes entre eux ? Quelle place y est faite au déni et au refoulement ?… Et encore ceci : « Pourquoi la psychanalyse a-t-elle arrêté son investigation au destin du complexe d’Œdipe et ne l’a-t-elle pas portée vers ce complexe de Thésée, qu’il [Jean Ménéchal] offre à notre méditation comme prolongement nécessaire du premier ? » (préface de René Kaës p. 10).

Ces interrogations ont été centrales dans le groupe de travail réuni durant trois années par Jean Peuch-Lestrade, sur psychanalyse et politique : ce n’est pas un hasard que la relecture de « Thésée… » soit issue de ce cercle. Mais comme nous aurions aimé y travailler avec Jean Ménéchal, franchir avec lui les portes qu’il nous ouvre, et sur la question centrale de l’altérité, à laquelle beaucoup de ses travaux ultérieurs sont consacrés, prendre encore à ses côtés « Le risque de l’étranger » ! Le chantier ainsi ouvert n’en est pas moins minutieusement balisé, « comme si l’auteur devait donner à son sujet la consistance et la densité qui lui font défaut comme question pour la psychanalyse » (ibid., p.  10). Tant par la hardiesse des hypothèses que par la rigueur des investigations, pour le clinicien comme pour le lecteur militant, cet ouvrage est une mine.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Jean Darrot, « Jean Ménéchal, Psychanalyse et politique. Le complexe de Thésée », Canal Psy, 84 | 2008, 13-14.

Electronic reference

Jean Darrot, « Jean Ménéchal, Psychanalyse et politique. Le complexe de Thésée », Canal Psy [Online], 84 | 2008, Online since 21 avril 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=616

Author

Jean Darrot

Pédopsychiatre

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