Nous avons oublié, vous et moi… nous avons oublié… et c’est bien dommage…
Mais je voudrais que nous puissions retrouver « comment c’était »…
« Comment c’était » pour vous, pour moi, aux abords de notre 6e mois de gestation… Nous avions de la place, encore, pour bouger, mais déjà nous nous sentions fermement « tenus », « contenus » par le claustrum maternel…
Et c’était bon… bon… de nous déplacer encore un peu… bon… d’être porté par le mouvement que notre maman – dans sa démarche, dans ses gestes – imprimait à notre nid… bon… le goût sucré du liquide amniotique que nous dégustions à petites gorgées en suçant notre pouce…
Nos yeux percevaient une lumière rose orangée… Nos oreilles nous faisaient découvrir un univers de sons qui allaient devenir les repères de notre vie : la voix de maman, celle de papa… nos aînés et leurs cris, leurs rires, leurs pleurs ; la rue, la télé, les CD… et puis le sang de maman en une course régulière… et tous ces gargouillis qui n’étaient pas étranges…
Il y avait les mains posées tout contre nous, « de l’autre côté »… qui étaient là pour nous donner envie de jouer à cache-cache… ou de nous frotter – câlins – à cette présence…
Il y avait tous ces temps de sommeil qui commençaient à être habités par les rêves. Rêver de quoi… ? De tout cela, peut être… Et nous sommes nés…
Et tous nos sens étaient prêts à rencontrer la vie de « dehors »… Pourtant, ils ont été « saisis » lorsqu’un feu d’artifice composé de bruits, d’odeurs, de sensations, de mouvements nouveaux… lorsque ce feu d’artifice nous a accueillis « extra-utero »…
C’était « le moment »… et nous venions au monde au terme des 9 mois de notre gestation…
Ce temps-là, nous l’avons oublié, mais il a été.
Nous l’avons vécu, « nous ».
« Eux », ils en ont été privés…
Alors qu’ils n’en étaient pas là de leur histoire, il s’est passé quelque chose dans ce temps de l’intime, quelque chose entre leur corps en devenir et celui de leur mère…
Donc, ils sont nés, privés de ce temps de leur vie anté-natale que nous venons d’évoquer…
Donc, ils sont nés, et cette naissance-là a privé leurs mamans de ce temps à la fois long et tendre qu’est la fin de grossesse…
Ils sont nés, alors que leurs papas étaient encore bien loin de se sentir père…
Et, les voilà, visibles derrière la vitre indiscrète de leur couveuse…
Ils pèsent le poids d’une boîte de sucre… plus quelques morceaux, alors qu’ils avaient été rêvés ronds, roses, affichant les 3 kg ? environ que doit peser tout « honnête » bébé…
Ils ont perdu leur ventre-maman pour se trouver dans un bocal-ventre où les mains des infirmières, où les mains des médecins… où des mains mille-pattes, toujours différentes, vont les toucher, les bousculer, percer leur peau, pénétrer en eux par diverses sondes, « voies d’abord »… bref par des tuyaux intrusifs…
Ils ne connaissaient pas les limites de leur peau, ils n’avaient pas encore la notion d’un « dedans » auquel s’opposerait un « dehors »… et les voilà « piqués » (comme disent les infirmières), « intubés », « aspirés », « sondés »…
Au milieu de ces gestes, dans l’urgence vitale de leur arrivée au monde, ils n’ont, bien souvent, comme accompagnement sonore, que le bruit des machines, celui des instruments, des bruits de pas aussi… des ordres brefs : « la sonde »… « ciseaux »…
Des bruits, des paroles au-dessus d’eux… Bien peu de mots qui leur soient adressés dans le temps de cette naissance-bousculade.
Et le personnel soignant… qui est, pour la très grande majorité, un personnel non seulement compétent, mais tendre et attentif… Et bien, il se centre autour de l’« agir » et du « faire »…
Il oublie que la musique de la voix, que les intentions de nos voix humaines ont le pouvoir de « tenir », de « porter » dans ce temps incompréhensible des soins physiques… soins donnés loin de la mère qui seule alors aurait pu trouver les bons gestes, les justes mots…
Souvent, médecins et infirmières (infirmiers) oublient… ou plutôt n’osent pas, ou n’arrivent pas vraiment à croire à la force de leurs mots et de leur pensée… comme s’ils nous les réservaient à nous les « psys »… Certains autres parlent, mais c’est parfois seulement un « bruitage » pour se donner du courage, mais leurs mots bien que prononcés vers le bébé ne lui sont pas adressés… (mais bon… c’est déjà ça… si ça peut aider…).
Ils « font », parce que c’est leur métier de sauver des vies avec ces gestes-là, gestes savants, justes, précis… Mais, derrière les gestes, il y a la culpabilité du « faire mal », du « faire souffrir ». Je les entends bien les infirmières : « Attention ! Je vais te faire mal ! » ou : « Je suis méchante… je vais te piquer ! »…
Les gestes qu’elles (qu’ils) pratiquent sont toujours dérangeants, parfois douloureux… Ils « bourreaudent » comme on dit ici… Mais ce ne sont surtout pas des bourreaux ces soignants qui maintiennent ces bébés-là en vie…
Et eux, ces petits patients, ne sont pas des « martyrs », eux qui le plus souvent s’accrochent à cette vie pour laquelle médecins et infirmières se battent à leurs côtés…
Ces bébés-là sont quand même un peu étranges… Pour que nous puissions les soigner, aller vers eux, il faut que nous ayons gardé le regard assez vigilant, le cœur assez naïf, pour ne pas nous habituer à eux.
Dans les moments de fatigue, de découragement, où le service pourrait se masquer à nos regards en un service « ordinaire », avec des bébés ordinaires…, il m’arrive de faire appel à mes souvenirs et sensations de la première rencontre : Tout à coup j’avais réalisé que je ne voyais que des fils et des tuyaux, que des boîtes de plexiglas dans lesquelles se trouvaient des papillons-bébés épinglés aux quatre coins de leurs matelas… Et mes oreilles étaient chaudes et bruyantes d’une rumeur cotonneuse… et mes jambes aussi devenaient de coton…
Un bébé rose et rond, auprès de sa maman… ça ne fait pas cet effet-là…
J’ai envie de vous raconter une saynète à laquelle j’ai assisté en pédiatrie.
Dans le couloir, derrière la vitre qui les sépare de la salle des couveuses, un papa montre le bébé nouveau-né à sa grande petite fille âgée de 4 ans environ…
« Tu vois ton petit frère, dit-il, comment le trouves-tu ? Il est beau n’est-ce pas ?… » Et la petite fille, balayant du regard les six couveuses habitées d’étranges bébés… la petite fille questionne à son tour : « Dis papa…, c’est là qu’on les met les bébés ratés ? »
« Pré-matures »…
Leurs corps n’étaient pas prêts à rencontrer la vie extra-utérine et le personnel de néonat, avec son savoir, avec sa compétence, avec son humanité (j’ai beaucoup de tendresse pour ce service-là)… Ce personnel leur permet de s’adapter à notre monde exigeant : pour vivre, il faut respirer… alors que leurs poumons ne sont pas prêts ; il faut téter… et ils ne savent pas faire… ; il faut digérer… alors que leur estomac, leur intestin ne sont pas terminés…
Mais… et leur vie psychique ? Et leurs émotions… ?
Parfois, ce serait tellement plus simple d’oublier l’impalpable de la vie… Tellement plus simple d’ignorer ce que Claude Bernard n’aurait pu trouver sous son scalpel…
Nous autre adultes, ça nous a arrangés jusqu’à il y a quelques dizaines d’années de penser que les bébés ne sentaient pas la douleur physique…
Et ça nous arrange encore bien souvent de penser que les bébés « ne se rendent pas compte », « ne comprennent pas »… et surtout qu’ils « ne se souviendront pas »… Or… ou plutôt « alors »… voilà peut-être le sens de notre présence de « psy » au sein de la néonat.
« Psy »… pas forcément « psychologues », pas forcément « psychiatres » non plus, mais « psy » du côté de la psychanalyse. Parce que, c’est en plongeant « à la source de l’expérience » que nous avons vécue dans nos psychanalyses personnelles que nous trouvons une respiration commune – d’inconscient à inconscient – avec les bébés du service… avec les bébés mais aussi avec les adultes.
Le « psy », c’est celui qui travaille avec la pensée. Il n’a certes pas le monopole de la pensée, mais il est là pour travailler, tresser, réunir, démêler les pensées…
Il est là pour que soient reconnues les émotions… Et les larmes versées par une maman… comme les larmes qui montent aux yeux de l’Infirmière ou du médecin… c’est une avancée vers la vie…
Combattre la mort psychique… aller dénicher la vie psychique… c’est notre combat à « nous ».
Je dis « nous », parce que, si nous sommes deux « psys » à venir du service de psychiatrie de l’enfant dans celui de néonat, il y a auprès de nous, une équipe qui nous porte dans son attention et dans sa réflexion.
Il s’agit de notre équipe de pédo-psy sur laquelle nous pouvons compter afin que, à son tour, la néonat puisse compter sur nous.
Soutenues, accompagnées par elle, nous venons en néonat… pour ceux qui y sont, pour ce qui s’y vit… et, dans le but d’un « après » qui puisse se penser. Se souvenir de ce temps douloureux sans en être détruit ; le franchir, le « transformer » aurait dit Bion, pour aller vers la vie. Faire que, à la sortie du service, ces bébés-là aient, grâce à nous tous, selon le vœu de Montaigne « un esprit sain dans un corps sain »…
Le travail auprès de l’équipe
Comment se préoccuper du bébé si l’on n’a pas le souci de l’équipe ?
Comment se soucier de l’équipe sans avoir le souci de chaque « un » en elle ?
Comment travailler avec les uns si l’on ignore les autres ? L’équipe, ce sont, à parts égales, les médecins, les infirmières, les auxiliaires, le personnel de service… Pour nous, il n’y a pas de hiérarchie à observer ; nous venons d’ailleurs (où nous sommes soumis à la hiérarchie, certes !) et c’est ce qui nous permet d’accorder une égale importance à chacun.
L’équipe de néonat est une équipe qui se trouve comme à la pointe d’un promontoire, fouettée par les événements et les émotions…
Trop de bébés hospitalisés… l’équipe est débordée…
Pas assez de bébés… elle est un ventre vide, une mère esseulée… Elle déprime… Le train-train, la routine… L’équipe s’ennuie ; elle se distrait en regardant certaines familles d’un œil sans indulgence… ou chacun se raconte… à moins que ce ne soit le bon moment pour retrouver et faire mousser de vieux conflits…
Trop ou pas assez de pression… L’équipe est une cocotte-minute d’une extrême sensibilité !
Un mot, un geste maladroit… tout pourrait basculer en cet instant…
Mais que soit muté un bébé… que se produise un drame… et tout le monde se retrouve, et l’on travaille ensemble…
L’équipe est composée de cent mamans-chat à l’humeur griffeuse : « Tu me laisses donner le biberon à “mon” fils ! » « Qui a osé me prendre “ma” fille ? ».
On s’approprie facilement les bébés hospitalisés… Dans ce milieu très féminin et qui travaille du côté du maternel (porter, nourrir, soigner…) on manque un peu de masculin.
Alors, tout naturellement, après les médecins, après le surveillant (jusque-là, une surveillante), qui ont une place du côté du paternel… c’est notre place à nous aussi, les « psys » que de nous situer du côté du masculin.
Ou plutôt, notre place est de n’en avoir aucune… et de résister à cela, et de ne pas en être détruits, et même si nous n’avions qu’une seule fonction ce serait de rester en vie, de continuer à animer ce qui pourrait tomber sous l’emprise du morbide.
De même que l’on devient père non pas tant à donner des biberons ou à faire des changes qu’à soutenir la mère dans sa fonction maternelle… de même le psy dans le service doit travailler à porter le même intérêt à chacun et à aider chacun à occuper sa juste place…
Et le psy doit s’effacer devant celui qui a un soin à donner… Et le psy doit se taire lorsqu’il est questionné à propos d’un terme médical ou d’un soin…
Et le psy ne peut s’approprier un bébé du service… et il doit renoncer à nourrir, à câliner, porter ces bébés-là… Parce que ce n’est pas sa place… Parce que ce serait prendre celle de quelqu’un du service… Et parce que ça n’apporterait rien au bébé… Et, peut-être, parce que lorsque le psy renonce à être la maman, le papa, le médecin, la puer ou l’auxiliaire… peut-être cela aidera-t-il, au fil du temps, chacun à occuper sa juste place…
Le psy c’est celui qui doit « déranger ». Déranger… ça ne veut pas dire « tempêter », juger, condamner… Non ! Il doit « déranger » plutôt dans ce lieu où l’on « marche », où l’on « va », où l’on « fait », où l’on « dit »… par son immobilité. Rester à la place qui lui est assignée. Autrement dit « maintenir le cadre ».
Si lui ne bouge pas, alors l’équipe peut se déplacer, peut faire, sans se perdre dans un activisme dangereux. Il doit être là où les pensées s’embrouillent ; là où lui-même ne s’attend pas à être… Il doit se retenir de « faire », et c’est ainsi qu’il pourra transformer des pensées appauvries en pensées fécondes.
En néonat, comme dans les thérapies, le « psy » se doit de venir (Bion nous l’a enseigné) :
- sans souvenir (mais non pas sans Mémoire),
- sans jugement (mais non pas sans « jugeotte »),
- sans désir (pour lui, pour autrui, non plus…).
Le travail avec l’équipe n’est pas facile parce que nous sommes tous là avec nos qualités et nos travers, avec nos affinités et nos aversions…
Mais le travail avec l’équipe devient passionnant lorsqu’il s’agit d’assurer une continuité dans la cohérence des soins et de l’attention portée à chacun (patient, famille ou collègue).
D’où l’importance de la régularité de notre présence dans le service. Et voilà pourquoi nous avons choisi de venir chaque jour pendant 2 heures en néonat, en alternant nos jours de visites (certaines mamans repèrent le temps qui passe à ces visites : « C’est le jour de la dame brune… », « C’était le jour de la dame blonde »…)
Le travail auprès des bébés
Le bébé né à terme, mais hospitalisé en néonat, se trouve lui aussi catapulté dans notre service.
Et, à l’inverse des autres bébés qui, au sortir du ventre de leur mère, sont accueillis, contenus par ces bras maternels (des bras qui aident à se construire une « peau psychique »), les bébés de néonat sont contraints à faire seuls le chemin d’une « hyper-maturité psychique »…
Et, c’est comme cela… ou c’est basculer dans l’autisme.
Ils sont nés… déclarés à la mairie, devenus citoyens comme vous et moi…
Ils devraient être dans les bras ou dans le ventre de leur mère… et voilà qu’un nombre presque infini de personnes entre en contact, voire en relation, avec eux. Donald Meltzer, psychanalyste de l’École anglaise, parlait de l’autisme en terme de « démantèlement ».
Démanteler une citadelle, celle de nos pensées, de notre fonctionnement psychique… Avant d’être démantelé, le psychisme commence par se « manteler »… se couvrir d’un petit manteau, cette enveloppe faite des pensées et des attentions maternelles qui vont créer un espace pour la vie psychique de l’enfant nouveau-né.
Le bébé hospitalisé en néonat n’a pas eu le temps ; n’a pas eu le choix.
Son petit manteau psychique, il se le tricote lui-même… et en si peu de temps… !
Du fond de sa couveuse, le bébé hospitalisé nous guette d’un œil vigilant… et fait semblant de dormir lorsque nous approchons de lui (c’est une « feinte » assez ordinaire pour se soustraire à nos soins et – ou – à nos attentions…) ou bien, il dort tout au long de la journée… ou bien il s’accroche à son corps tendu… ou aux tuyaux de l’isolette… ou bien c’est un bébé « facile » et qui tend à se laisser oublier : mais, gare au réveil ! Ce bébé-là pourrait bien devenir un enfant « hyper-actif ».
Alors… nous, les psys, nous allons lui offrir, à ce bébé-là, notre attention, rien que notre attention… Le regarder, lui parler… Penser à lui ; penser auprès de lui… Faire des liens de pensées…
Notre travail consiste à tisser cette première « brassière psychique », en attente de plus riches vêtements-pensées que seuls les parents peuvent créer puis offrir. Notre outil de travail prend sa source à l’Observation du Nourrisson, méthode qui nous vient d’une psychanalyste également de l’École anglaise, Esther Bick.
C’est autour de 1960 que cette psychanalyste viennoise, réfugiée en Angleterre et analysée par Melanie Klein, a mis au point l’Observation du Nourrisson qui n’avait d’autre but que de former des futurs analystes à travailler auprès d’enfants.
La méthode reste l’outil de travail de bien des analystes aujourd’hui, mais, en plus, il s’est avéré que son utilisation pouvait aider des bébés à s’éveiller à la vie psychique. Et donc… nous qui ne touchons pas les bébés… nous venons les envelopper de nos regards et de nos voix.
Nous qui ne nourrissons pas les bébés… nous leur donnons à boire nos pensées, nos rêveries… Nous qui ne faisons pas de « changes », nous venons les « détoxiquer » (selon l’expression de Bion, encore) de leurs angoisses primitives… Nos regards, nos mots, toute notre attention tendue vers eux, travaillent, dans une espèce de rêverie contenue, à donner du sens, une raison d’être « ici et maintenant », en attente de la visite des parents ou en leur présence…
Le travail auprès des familles
Nous parlons beaucoup de prématurité dans ce lieu de néonat… mais, il est une prématurité que l’on pourrait oublier (à tort !) : c’est celle des parents.
Là où ils en étaient de ce temps de grossesse, là où ils en étaient de leur rêverie, ils n’étaient pas prêts à être parents… Et pas d’avantage à être mère, ou père… Être Parent, ça vient un peu après… après que se soient tissés déjà des liens de personne à personne, et de place en place, avec cet étranger qu’est le bébé nouveau-né).
Avant que d’être mère… ces jeunes femmes auront à rencontrer cet étrange bébé qui n’est pas celui qu’elles ont rêvé (ou peut être dans certains cauchemars… ?), ni désiré.
Une « bonne défense » se met bien souvent en place ; elle consiste à être ému par tant de fragilité, de petitesse… À être rassuré de voir vivant celui qui aurait pu devenir une « fausse-couche tardive ».
Mais, au-delà de ces défenses ordinaires… la rencontre avec un bébé si petit, un bébé tout appareillé dans un bocal-ventre en plexiglas… ce n’est pas facile… !
Notre place de psy est alors une place grand-maternelle… Vous voyez, nous sommes « comme » l’Époux pour le service. « Comme » un autre bébé auprès du bébé. Et là, nous sommes « comme » la mère de la mère, ou « comme » la mère du père…
Un peu décalées, à l’arrière-plan (cf. la théorie de l’objet d’arrière-plan de Grotstein telle que la reprend Geneviève Haag avec la « Fonction Ste Anne »).
Nous ne sommes donc pas dans une place de rivales, de meilleures mères… Mais, nous sommes auprès de la mère, derrière elle, pour l’aider à penser, à rêver son bébé… Nous sommes là, seulement là… parce que c’est cette place que nous occupons alors qui va permettre aux mamans de dérouler leurs pelotes de pensées et de tricoter doucement le mantelet psychique de leurs bébés… Nous avons aussi d’autres places, importantes certes, mais bien moins : accompagner un aîné en salle des couveuses, aller dire quelques mots aux grands-parents qui sont condamnés à rester à l’extérieur… Ce travail-là est parfois utilisé comme un « gadget » par l’équipe.
Il a de l’importance pourtant… mais au prix de ne pas empêcher le travail de la pensée auprès du bébé…
Peut-être que, au-delà de cette présentation un peu lointaine de notre travail, je pourrais vous raconter un moment que nous avons tous vécu ensemble.
Ce jour-là… c’était un jour de visite de « la dame blonde » en néonat. L’équipe m’avait demandé – à moi la dame brune – de participer à une réunion institutionnelle qui avait lieu dans le service. Je devais venir parler du travail que je fais avec ma collègue…
J’arrive donc – mon emploi du temps oblige – avec un temps de retard. Il me faudra un moment pour comprendre ce qui se passe : Les mamans-chat, les papas-chat, sous des minois de chats bien léchés, sont devenus des panthères, des tigres. Les babines retroussées en ce que j’avais pris pour des sourires, ils sont en train de déchiqueter une de leurs collègues… laquelle fait front courageusement, telle la petite chèvre de Monsieur Seguin face au Loup…
Mais… j’ai beau savoir que tout groupe est habité par des pulsions de mort, par des attaques « envieuses », je ne les attendais pas là ; pas à ce moment-là ; pas comme ça…
Je reste un peu « sidérée », et même nos bons et justes médecins, tels le vieux lion des animaux malades de la peste, nos bons médecins ne savent que faire de cette bombe qui est en train de leur exploser dans les mains…
Je pense très vite et confusément que, oui, le service est un service malmené par les événements ; je repère certains « leaders », et puis ceux qui ont été manipulés et entraînés dans ce conflit…
J’ai la gorge un peu sèche… l’esprit un peu vide…
Je sens bien ce qui est à l’œuvre… mais je dois reconnaître que j’ai du mal à m’en débrouiller…
Et, dans cette « embrouille », justement, il faudra qu’une infirmière vienne me chercher pour que je réalise que d’autres ont été appelés avant moi… « Monsieur V. voudrait que tu viennes… Il y a Josué qui va très mal… »
Monsieur V. est un pédiatre… lui aussi a été appelé en cours de réunion… Quant à Josué… c’est un bébé porteur d’une maladie grave. Nous savions tous que ses jours étaient comptés… mais hier encore il n’allait pas si mal que ça, j’étais restée auprès de son berceau – en salle des couveuses – et j’avais chanté pour lui une comptine… en italien (parce que c’est la seule que je connaisse, parce que les sonorités se rapprochent de celles de sa langue maternelle…).
En salle des couveuses, ils sont deux pédiatres. Il y a beaucoup plus d’infirmières qu’en temps ordinaire… Il y a aussi ma collègue, la dame blonde… Nous échangeons un regard…
Monsieur V., penché sur la couveuse ouverte sur laquelle a été installé Josué, un Josué que je ne vois d’abord pas, me demande, un peu sec : « Annick, que savent les parents de Josué, de son état ? » La réponse vient avant que je ne l’aie pensée : « Ils savent que ses jours sont comptés… »
« Il a fait un malaise… Qu’est-ce que je fais ?… »
Mon regard s’appuie sur celui de ma collègue : « Faites ce qui est bien pour lui, Docteur… »
« On ranime ! On pensera après ! » ponctue son collègue, le Docteur D.
Là encore, mon regard croise, s’appuie sur celui de la dame blonde, et je sais que nous sommes d’accord : « Vous avez raison, Docteur ! »
Alors, ils intubent Josué.
Des bruits, une violence, insoutenables… Le corps de Josué qui se cambre dans des convulsions inouïes, des râles qui montent de sa gorge obstruée par la sonde… Je crois que ma collègue et moi psalmodions doucement : « Josué… Josué… »
Et là, je repère une des infirmières les plus virulentes tout à l’heure… Avec la même fougue, elle est auprès des médecins et du bébé… Elle passe le matériel… Elle est efficace…
Une autre s’accroche à nos yeux et, à son tour, prénomme tendrement le bébé… Une troisième lui prend doucement la main. Caresse douce, apaisante, discrète, pudique…
Je dis « Merci pour lui, Nadège… ».
Elle lève ses yeux embués… reprend la petite main, la caresse, tend une compresse au médecin… Le Docteur V. se démène comme un diable…
Tout à coup, il tourne vers nous son visage mouillé de transpiration, labouré de rides que je ne lui connaissais pas : « Il convulse… Il ne s’en sortira pas… Qu’est-ce que je fais ? »
Je regarde ma collègue… Oui, nous sommes d’accord : « Vous faites ce qui est bien pour lui, Docteur ! »
« Alors… j’arrête ! Venez !… »
Et, j’ai contourné la couveuse… les infirmières se sont effacées… Le Docteur V. m’a regardée… Nous nous sommes ajustés… J’ai pris la main de Josué. J’ai dit : « Josué, tu n’es pas seul… nous sommes tous là, et ta maman, ton papa vont arriver… Ils sont en train de venir… »
« Attends-les, Josué ! » a insisté ma collègue… « Fais comme tu veux, comme tu peux… »
Alors, Monsieur V. a doucement retiré la sonde… et, à mesure qu’elle s’élevait, le poing de Josué se refermait sur mon index… Ma collègue était venue se placer à mes côtés… et j’ai chanté la comptine en Italien… et Josué a lâché doucement mon doigt… Quand je me suis tue… la dame blonde a chanté une autre chanson…
Et les puéricultrices, autour de nous, commençaient à remettre de l’ordre dans la salle des couveuses : « Sa maman va arriver ! » disait doucement la tigresse de tout à l’heure.
Elle est arrivée, la maman voilée… Elle nous a regardés avant d’oser le regarder… J’ai dit « Je crois qu’il vous a attendue… Josué, voici ta maman ; elle est là ! » Elle s’est penchée… Elle a posé sa main sur le petit visage… Il a ouvert les yeux… l’a regardée, je crois… J’ai entendu un soupir… La maman a caressé, fermé doucement les paupières de Josué… J’ai dit : « Il vous a attendue »…
Les infirmières ont entouré, avec une juste attention… Les médecins ont dit les justes mots… Le surveillant a quitté la réunion pour nous rejoindre, pour être auprès des parents… Le ballet du service a repris… juste, bien accordé… Alors… toute cette énergie à « être ensemble » m’a parue plus précieuse que la scène précédente n’avait réussi à être destructrice… La dame blonde, la dame brune sont allées dire aux autres bébés, un par un, qu’ils comptaient aussi… et que leur vie était précieuse pour tous, ici…
Jérôme Dupré-Latour