Les troubles expertises de l’Inserm en santé mentale

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Texte

Le collectif « pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans » a lancé une pétition qui a recueilli à ce jour près de 200 000 signatures. Nous avons depuis organisé des réunions scientifiques et des débats citoyens, nous avons publié un ouvrage1, organisé un colloque2, et rencontré le ministre de la Santé, comme les parlementaires de tous bords politiques. Cette mobilisation sans précédent des professionnels de l’enfance et des parents s’est révélée comme une opposition civile aux dérives scientistes des « experts » et à l’instrumentation idéologique des résultats contestables de leurs études. Les promoteurs du chantier gouvernemental de la prévention de la délinquance ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en se référant de manière incessante à ce rapport d’expertise pour défendre les dispositions sécuritaires de leur projet. Les « experts » ont eu beau protester quant au « détournement » idéologique de leurs « travaux », il convient de se demander si la manière dont ils ont traité la question ne contenait pas déjà en elle-même ce risque. En se basant sur une classification américaine utilisée à des fins épidémiologiques, les experts font de la mauvaise conduite et de la turbulence des très jeunes enfants un facteur prédictif de la criminalité et de la délinquance. Sans devoir entrer dans le détail de cette expertise, il nous faut néanmoins souligner qu’elle débouche sur des « recommandations » incitant à la surveillance des enfants, au dépistage très précoce de leurs écarts de conduite, à leur prise en charge médicale par des thérapies cognitivo-comportementales et par des psychotropes. Indirectement, l’étude participe à la stigmatisation de certains milieux sociaux défavorisés, et plus directement à la normalisation des recherches et des pratiques en santé mentale sur le modèle spécifiquement anglo-saxon.

L’expertise de l’Inserm confond systématiquement la prévention médicopsychologique et la prédiction des déviances sociales. Elle surmédicalise la souffrance psychique et méconnaît les facteurs sociaux et environnementaux. Elle biologise l’humain et naturalise tout autant le psychisme que les inégalités sociales.

Il convient tout d’abord de remarquer que cette expertise de l’Inserm n’est pas isolée et contingente. Elle s’inscrit dans la politique de ces expertises collectives soucieuses d’annexer ces dernières années le champ de la santé mentale avec les moyens, les méthodes et les concepts des sciences biomédicales. En soi ce dispositif n’est déjà pas neutre, et on pourrait légitimement se demander s’il ne vient pas démontrer aujourd’hui les hypothèses avancées en son temps par Michel Foucault sur le « biopouvoir », et leurs vocations politiques à participer à des formes de gouvernementalité des conduites sociales.

Nous sommes ici face à une politique épistémologique et idéologique de l’Inserm dont la cohérence et la consistance se déduisent des références nord-américaines soutenues dans les milieux universitaires en France par les partisans d’une psychologie cognitivo-instrumentale mais refusés par la grande majorité des praticiens de santé mentale.

La critique massive de cette dernière expertise par des scientifiques et des médecins renommés, notamment le Président du Comité Éthique de l’Inserm et le Président du CCNE3, a révélé au grand jour les défauts de ce rapport, et sa tendance à se transformer en rhétorique de propagande au profit des outils de diagnostics et des traitements nord-américains. Or comme la presse internationale l’a rappelé, aux États-Unis les laboratoires pharmaceutiques ont été les premiers bénéficiaires de ce type de dépistage, et les experts qui ont contribué à construire depuis 25 ans les « nouveaux » outils de diagnostic (DSM III et DSM IV) avaient, pour une majorité, des liens étroits avec les industries de santé.

Cette dernière expertise (2005) s’inscrit donc dans une ambition de l’Inserm d’évaluer « scientifiquement » les recherches et les pratiques de santé mentale4, et de normaliser les « psys » qui les mettent en œuvre. La même logique prévaut dans toutes ces expertises : « surmédicaliser » les souffrances psychiques et sociales en les plaçant sous la tutelle théorique et méthodologique des modèles animaux et expérimentaux.

Avec la dernière expertise, les promoteurs de ce type de recherches et de pratiques psychiatriques sont allés trop loin. On connaît aujourd’hui les effets Pygmalion de ce type d’« annonce » et de dépistage psychiatrique, ainsi que les dangers encourus par les abus et les mésusages dans les traitements par antidépresseurs et par psychostimulants des « troubles » de l’enfant et de l’adolescent. L’expertise, comme le projet de prévention de la délinquance qui s’en inspire, méconnaissent systématiquement le travail de terrain et le savoir clinique précieux qui s’en déduit. Mieux, les experts prônent la normalisation de ces pratiques et de ces praticiens de terrain que manifestement ils ne connaissent pas, dont ils n’ont pas le métier. Là encore, le diagnostic se trouve dissocié de la prise en charge préventive et thérapeutique dans laquelle il s’inscrit.

Alors pourquoi de telles recherches sont-elles encouragées ? Pourquoi émergent-elles avec insistance de la « niche écologique » de notre culture ? Pourquoi la notion « molle » et « flexible » de « troubles du comportement » s’est-elle substituée en 1980 (DSM III) aux catégories psychopathologiques traditionnelles (névrose, psychose et perversion) ?

Plus que jamais la médecine, la psychiatrie et la psychologie se révèlent, aussi, comme des pratiques de contrôle social participant toujours davantage au gouvernement des conduites. Les souffrances psychiques et sociales se révèlent solubles dans l’expertise des comportements dont on doit toujours davantage vérifier férocement et précocement les écarts. En psychiatrie adulte, cela se nomme une « clinique des gens fragiles ». En pédopsychiatrie un tel dépistage précoce dissocie le diagnostic du soin, tend à participer à une vidéosurveillance des enfants et à une pharmacovigilance de leurs comportements. Le sujet éthique que construit cette éducation sanitaire des mœurs invite l’individu à s’autocontrôler, à s’autogouverner et, à défaut, à se trouver très tôt assisté par des experts chargés d’améliorer son taux de rentabilité comportementale. De telles procédures de normalisation sociale participent du désaveu complet de la part que l’environnement prend à produire de la déviance. Nul besoin de soigner quand la maintenance sociale suffit et que le médecin ou le psychologue deviennent des experts en conduites. C’est alors que la santé devient « totalitaire »5.

Notes

1 Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, ouvrage collectif, Erès, Toulouse.

2 Colloque organisé par le collectif de Pas de 0 de conduite, « Tout le monde aura été prévenu », Paris le 17 juin 2006.

3 « L’expertise médicale otage de l’obsession sécuritaire » Jean-Claude Ameisen et Didier Sicard, Le Monde du 23 mars 2006.

4 2002, « Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent », 2004, « Psychothérapies, trois approches évaluées », 2006, « Autopsie psychologique », etc.

5 Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Denoël, Paris.

Citer cet article

Référence papier

Roland Gori, « Les troubles expertises de l’Inserm en santé mentale », Canal Psy, 75 | 2006, 2.

Référence électronique

Roland Gori, « Les troubles expertises de l’Inserm en santé mentale », Canal Psy [En ligne], 75 | 2006, mis en ligne le 20 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=731

Auteur

Roland Gori

Psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille I

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